Vies croisées

Jean-Paul Eid et Claude Paiement, la Femme aux cartes postales, 2016, couverture

En avril 1957, Rose Grenier quitte son village gaspésien de Sainte-Émilie-de-Caplan pour Montréal. Le livre s’ouvre sur une lettre de Rose à sa mère : elle part pour Montréal, car elle veut y devenir chanteuse de jazz. Elle ne s’arrêtera pas en chemin : elle sera à Cuba au moment de la prise de pouvoir par Fidel Castro. La chute de Batista, elle y était.

En 1973, un drame bouleversera la vie de Rose, rentrée à Sainte-Émilie-de-Caplan, à tout jamais.

En 2002, conséquence du 11 septembre, un professeur d’université en anthropologie en France, Victor Weiss, se découvre un jumeau, lui qui a été placé en adoption, seul, à sa naissance. On l’a retrouvé grâce à son ADN, mais son parcours familial, au fil des pages, reste sibyllin, ce qui donne lieu à des phrases cocasses : «Ces restes humains sont les vôtres» (p. 51); «je suis décédé à la naissance dans un hôpital de La Havane» (p. 185).

Jean-Paul Eid et Claude Paiement, dans leur roman graphique la Femme aux cartes postales (2015), mêlent avec maîtrise ces trois intrigues, à la fois dans la narration et dans le dessin (en noir et blanc). Deux exemples : les personnages de 2003 côtoient ceux de 1973 dans la même case (p. 218); la fenêtre par laquelle s’enfuit Rose en 1957 est celle qu’empruntera Stéphane, dit Phanou, en 1973, également pour laisser sa famille derrière lui (p. 221). Ce choix de la non-linéarité permet aux auteurs de sans cesse relancer l’intrigue, par la divulgation progressive d’indices.

Leur portrait des années 1950 est particulièrement soigné, textes et dessins à l’appui. En 1957, Montréal est une ville anglaise; le montre l’affichage urbain. De même, le trio McPhee, Rainbow et King, comme son nom ne l’indique pas, est constitué d’un anglophone (le noceur Art Tricky McPhee, par qui les malheurs arriveront) et deux francophones (Rose Grenier est devenue Rosie Rainbow et Roméo Roy, Lefty King). Un jeune garçon jouant dans la rue porte le numéro 9 de Maurice Richard — c’est du hockey (p. 24-26). Robert Charlebois (p. 100-103) et, jazz oblige, Gilles Archambault (p. 103, p. 105) font un tour de piste. On croise le restaurant Ben’s — ce qui rend évidemment nostalgique l’Oreille tendue (p. 32 et suiv.) — et une célèbre boîte de jazz, le Rockhead’s Paradise (p. 56 et suiv.). À New York, les membres du trio dorment au Chelsea Hotel (p. 139). À Cuba, ils croisent Che Guevara (p. 165).

Le hasard joue un rôle capital dans l’intrigue. C’est par lui que Rose retrouve le pianiste Roméo Roy qu’elle était venue chercher à Montréal (p. 32-36). C’est par lui que Victor Weiss, qui ne cesse pourtant de dire qu’il ne croit pas au hasard (p. 70-71, p. 87-88, p. 141, p. 168), retrouve la trace de son frère jumeau (p. 70-71), achète la maison de la mère qu’il n’a jamais connue (p. 98), obtient la preuve que c’est bel et bien sa mère (p. 137) et retrouve, peut-être, son père (p. 226). La Femme aux cartes postales est une réflexion sur le mystère des origines.

La langue populaire y est à l’honneur : «guidoune» (p. 65, p. 109), «secousse» (p. 152), «smatte» (p. 154). On nous fait comprendre que les «blind pigs» (p. 82) sont des «barbottes» (p. 85), ces lieux de débauche illicites. Une formule est récurrente chez Rose : qu’est-cé. Les jurons abondent : ciboire, ostie / stie, tabarnak, calvaire, viarge, simonac («Simonac, Capitaine ! T’as pogné le champ d’aplomb !», p. 88). Nous sommes au Québec : «quitter» est employé sans complément d’objet (p. 164, p. 181); un personnage offre ses «sympathies» au lieu de ses «condoléances» (p. 224); on peut être sur «le gros nerf» (p. 164).

Ces cartes postales doivent trouver leurs destinataires.

P.-S. — Cartes postales ? Quand elle débarque à Montréal, Rose s’écrit à elle-même, pour se souvenir (p. 55). Ses cartes sont reproduites, recto-verso, dans l’ouvrage.

P.-P.-S. — Parmi toutes les allusions, visuelles et textuelles, aux grands noms du jazz, l’Oreille a bien sûr cherché Ella Fitzgerald — et elle l’a trouvée (p. 110).

 

[Complément du 11 octobre 2016]

Jusqu’au 28 janvier 2018, le Musée québécois de culture populaire (Trois-Rivières) accueille l’exposition BDQ : L’art de la bande dessinée québécoise.

On peut y voir cinq éléments de «recherche de personnage» pour Rosie Rainbow et la planche de la page 149 de l’album.

 

Référence

Eid, Jean-Paul et Claude Paiement, la Femme aux cartes postales, Montréal, La Pastèque, 2016, 227 p.

Accouplements 69

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Tu accompagnes ton fils aîné à un match de football chez les bleuets. Tu prends une photo à partir de ta chambre. Tu la mets sur Twitter.

Presque trois ans plus tard, tu vois passer ceci, encore sur Twitter.

Alors, il n’y avait pas d’autobus et les travaux n’étaient pas finis.

Le niveau baisse ! (2008)

Annie Ernaux, les Années, éd. de 2015, couverture

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«Il n’y avait pas de nom précis pour cette impression de se trouver à la fois dans la stagnation et la mutation. Dans cette incapacité à saisir ce qui arrivait, un mot commençait à passer de bouche en bouche, les “valeurs” — sans que soient précisées lesquelles —, comme une réprobation générale des jeunes, de l’éducation, de la pornographie, du projet de Pacs, du cannabis et de la perte de l’orthographe. D’autres bouches se gaussaient de ce “nouvel ordre mondial”, ce “politiquement correct”, “prêt-à-penser”, prônaient la transgression et applaudissaient le cynisme de Houellebecq. Sur les plateaux de télé, les langages s’entrechoquaient sans fracas.»

Source : Annie Ernaux, les Années, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5000, 2015, 253 p., p. 205. Édition originale : 2008.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

État des lieux

Instrument de sélection littéraire

 

Pour le dire médiévalement, l’Oreille tendue se prépare à envoyer à son éditeur un bréviaire tiré de ce blogue. Elle a passé la Zamboni sur son manuscrit pour la deuxième fois aujourd’hui.

De quoi ce manuscrit a-t-il l’air ? Pour l’instant, il compte 83 000 mots, pour 305 entrées. Le blogue en comptant 2789, c’est dire que la sélection a été sanglante; il a fallu utiliser de solides outils pour y arriver.

Maintenant ? Ce devrait être chez l’éditeur au plus tard le 31 août, une fois reçus et intégrés commentaires et suggestions de lecteurs triés sur le volet.

Ça s’appellera, sans surprise, l’Oreille tendue.

P.-S. — L’Oreille ne s’en cache pas : publicitairement, elle souhaite mettre à profit quelques leçons tirées d’un article récent de René Audet, «Des sous-produits éditoriaux au secours de la littérature. Stratégies de construction d’image chez les éditeurs québécois contemporains» (Études françaises, 52, 2, 2016, p. 65-86. https://doi.org/10.7202/1036925ar).

 

[Complément du 22 novembre 2021]

Le livre a paru :

Melançon, Benoît, l’Oreille tendue, Montréal, Del Busso éditeur, 2016, 411 p.

Benoît Melançon, l’Oreille tendue, 2016, couverture