Portrait en ni ni

Jules Verne, le Docteur Ox, 1966, couverture

«Le bourgmestre était un personnage de cinquante ans, ni gras ni maigre, ni petit ni grand, ni vieux ni jeune, ni coloré ni pâle, ni gai ni triste, ni content ni ennuyé, ni énergique ni mou, ni fier ni humble, ni bon ni méchant, ni généreux ni avare, ni brave ni poltron, ni trop ni trop peu — ne quid nimis —, un homme modéré en tout. Mais à la lenteur invariable de ses mouvements, à sa mâchoire inférieure un peu pendante, à sa paupière supérieure immuablement relevée, à son front uni comme une plaque de cuivre jaune et sans une ride, à ses muscles peu saillants, un physionomiste eût sans peine reconnu que le bourgmestre van Tricasse était le flegme personnifié. Jamais — ni par la colère, ni par la passion —, jamais une émotion quelconque n’avait acceléré les mouvements du cœur de cet homme ni rougi sa face; jamais ses pupilles ne s’étaient contractées sous l’influence d’une irritation, si passagère qu’on voudrait la supposer. Il était invariablement vêtu de bons habits ni trop larges ni trop étroits, qu’il ne parvenait pas à user. Il était chaussé de gros souliers carrés à triple semelle et à boucles d’argent, qui, par leur durée, faisaient le désespoir de son cordonnier. Il était coiffé d’un large chapeau, qui datait de l’époque à laquelle la Flandre fut décidément séparée de la Hollande, ce qui attribuait à ce vénérable couvre-chef une durée de quarante ans. Mais que voulez-vous ? Ce sont les passions qui usent le corps aussi bien que l’âme, les habits aussi bien que le corps, et notre digne bourgmestre, apathique, indolent, indifférent, n’était passionné en rien. Il n’usait pas et ne s’usait pas, et par cela même il se trouvait précisément l’homme qu’il fallait pour administrer la cité de Quiquendone et ses tranquilles habitants.»

Jules Verne, le Docteur Ox, Paris, Le livre de poche. Jules Verne, 1966, 329 p. et un cahier non paginé sur Jules Verne, p. 8-10.

Tout est bon dans le cochon

Soit un article de journal :

«Je ne fais pas la danse du bacon […]» (la Presse, 22 août 2013, p. A8).

Et un tweet :

«Affaire Breton au BAPE, Fournier: danse du bacon, affaire de la constitution, vieilles chicanes? #plq #caq #polqc #incoherence» (@DannyPlourde_qc).

Il y aurait donc, en sol québécois, une danse du bacon. Qui la pratique s’énerverait, trépignerait, tremblerait de façon incontrôlée. Comme du bacon dans la poêle.

L’Oreille tendue hésite à vous recommander cette danse.

 

[Complément du 2 juin 2019]

Dans un poème de Maude Jarry (2019), cela donne, plus succinctement :

il venait de changer ma prescription
pour un médicament dont je pourrais
avaler des chaudières à loisir
sans jamais risquer de faire le bacon (p. 24)

 

[Complément du 30 avril 2024]

On voit aussi crise du bacon. Il y en a deux occurrences dans la Presse+ du jour : ici et .

 

Référence

Jarry, Maude, Si j’étais un motel, j’afficherais jamais complet. Poésie, Montréal, Éditions de ta mère, 2019, 83 p.

Maude Jarry, Si j’étais un motel, j’afficherais jamais complet, 2019, couverture

Une langue à soi

Thaï express, publicité, métro de Montréal, 2013

Parfois, c’est un mot : «gourgane», «poche».

Parfois, une phrase : «La base économique conditionne la superstructure idéologique…»

Parfois, une prière : «Je vous laisse la paix; je vous donne ma paix.»

Ce sont des mots que l’on n’a pas entendus depuis des lustres, puis qui ressurgissent comme s’ils n’avaient jamais disparu de la mémoire.

L’autre matin, conférence de presse pour lancer les célébrations du cinquantième anniversaire de son école secondaire. Le nom de cette école est Jean-Baptiste-Meilleur. Du temps que l’Oreille tendue la fréquentait, on l’appelait JBM. Auparavant, on disait la régionale. Cette expression — pas entendue depuis plus de trente ans — lui est revenue d’un coup quand le directeur actuel de l’école l’a utilisée : sans que l’Oreille le sache, elle ne l’avait jamais quittée.

Chacun a une langue à soi, plus ou moins profondément enfouie dans les couches de sa mémoire.

Modeste contribution lexicale au débat sur la Charte des valeurs québécoises

On se dispute beaucoup ces jours-ci, au Québec, à propos d’un document qui n’est pas encore public, la Charte des valeurs québécoises. Le gouvernement devrait la rendre publique le 9 septembre.

Samedi dernier, à la radio de Radio-Canada, l’Oreille tendue écoutait des experts débattre de ce document qu’ils n’avaient pas lu. Un de ceux-là, Louis-Philippe Lampron (Université Laval), a employé l’expression «catho-laïcité», pour désigner les laïcs-pas-tout-à-fait-laïcs, ceux que n’ennuie pas la présence d’un crucifix dans la salle où sont votées les lois du Québec.

L’Oreille propose de définir le mot ainsi : Défense de la laïcité fondée sur la croyance que le crucifix ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

Elle irait même plus loin.

Pourquoi ne pas parler d’islamo-laïcité ? Défense de la laïcité fondée sur la croyance que le voile (la burqa) ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

Ou de judéo-laïcité ? Défense de la laïcité fondée sur la croyance que la kippa ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

De sikho-laïcité ? Défense de la laïcité fondée sur la croyance que le kirpan ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

Des heures de plaisir.

P.-S. — Bernard Descôteaux, dans son éditorial du Devoir du 31 août, est clair mais concis : «Ce crucifix [celui de l’hôtel du Parlement du Québec] contredit l’image de neutralité de l’État. Il doit être retiré de cette enceinte.» Merci. Jonathan Guilbault, diplômé «en théologie et en philosophie», dans la Presse du 3 septembre, dit du même crucifix qu’il a été «complètement réduit à son rôle de babiole commémorative» (p. A13). Merci, bis.

Glasnost pour tous

Depuis plusieurs mois, la société québécoise est traversée de gros mots, qui commencent tous par la lettre c : corruption, collusion, collusionnaires, cartel, construction, commission, Charbonneau, construction, crime organisé, crosseurs, etc. (Ça ne va pas se calmer : les travaux de la Commission [québécoise] d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction reprennent aujourd’hui.)

Comment mettre fin à la morosité entraînée par pareils mots ? En leur opposant un mot constructif : transparence.

Pourquoi le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, avoue-t-il publiquement avoir fumé de la marijuana ? Par souci de transparence (la Presse, 23 août 2013, p. A2).

Que reproche-t-on à Stephen Harper ? De manquer de transparence. C’est du moins l’avis du commentateur politique Alec Castonguay sur Twitter : «Ça fait un bon moment que le gouv. Harper amène la transparence et les comm. vers le bas fond.» Pourtant, «Ottawa promet des réformes au nom de la transparence» (le Devoir, 11 août 2013, p. A1).

Non seulement, transparence est un mot avec lequel on ne saurait être en désaccord, il a aussi une dimension internationale. Partout dans le monde, on souhaite être transparent.

Le gouvernement américain a espionné ses propres citoyens ? Il est déchiré «Entre transparence et sécurité» (la Presse, 10 août 2013, p. A21).

La Chine fait un procès à un des anciens dirigeants ? «Procès de Bo Xilai, transparence ou propagande 2.0 ?» (la Presse, 27 août 2013, p. A13).

Vous êtes sur Facebook ? «“La transparence et la confiance sont des valeurs fondamentales chez Facebook”, a affirmé l’avocat général du groupe, Colin Stretch» (la Presse, 28 août 2013, p. A13).

Bref, le noir n’est plus la couleur à la mode. Soyez positifs ! Soyez transparents !

P.-S. — Il y a encore des sceptiques : «Les risques de la communication transparente» (la Presse, 29 août 2013, cahier Affaires, p. 4). Ils seront confondus.

 

[Complément du 28 juillet 2015]

Ceci, chez Jean-Marie Klinkenberg, dans la Langue dans la Cité (2015) : «Mais il faut assurément se défier du mot “communication”, un mot qui, avec son compère “transparence”, monte à notre firmament au fur et à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de nous» (p. 21).

 

Référence

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.