Vocabulaire de la consommation (humaine)

Le verbe magasiner, employé intransitivement, est connu des dictionnaires. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) en donne par exemple cette définition : «Région. (Canada) Aller faire des achats dans les magasins (cf. Faire des courses).»

Il ne faudrait toutefois pas oublier que le verbe connaît aussi un usage transitif direct. Qui magasine quelque chose se prépare à l’acquérir ou à l’obtenir.

Exemples

«“Magasiner” notre société» (la Presse, 25 octobre 2002).

«On magasine son bonheur !» (la Presse, 13 janvier 2003).

«Quand je magasine une auto, je me sers un peu de ma tête, et beaucoup de mon postérieur» (publicité).

«Je me suis magasiné un emploi épanouissant […]» (les Truites à mains nues, p. 34).

«Magasiner un spectacle à Édimbourg» (la Presse, 22 août 2011, cahier Arts et spectacles, p. 5).

«Magasiner son cégep» (le Devoir, 19-20 novembre 2005, p. C9).

«Le géant Home Depot magasine les fournisseurs québécois» (le Devoir, 4 mars 2004, p. B1).

Plus étrangement, il semble aussi qu’on puisse magasiner quelqu’un, afin d’en recevoir des services (dont la nature varie considérablement).

Exemples

«Magasiner son orthodontiste» (la Presse, 13 mai 2001).

«Des couples américains “magasinent” des mères porteuses au Canada» (la Presse, 28 août 2001).

«Le problème dans notre culture, c’est que les gens ne magasinent pas assez leurs partenaires !» (la Presse, 17 décembre 2003).

Les consommateurs d’aujourd’hui ne connaissent pas leur chance.

P.-S. — Il va de soi qu’on peut magasiner pour quelque chose, par exemple un appareil photo.

Le verbe «magasiner» au Québec

 

[Complément du 24 juin 2016]

L’Oreille tendue découvre un autre usage de magasiner. Chez certains, il a le sens de mettre sur le marché, offrir aux autres (consommateurs). Exemple : «Je ne magasine pas P.K.», affirmait hier le directeur général des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, Marc Bergevin, s’agissant de son défenseur étoile, P.K. Subban; il ne tenterait donc pas de l’échanger. Espérons qu’on puisse le croire.

 

[Complément du 29 septembre 2018]

Se magasiner quelque chose, c’est aussi courir le risque de l’obtenir : «Les deux zigotos, à se tordre le cou de même pour guetter les corbeaux et les augures, se magasinaient un torticolis» (la Bête creuse, p. 111).

 

[Complément du 11 mai 2019]

Pour un registre plus sombre, voir Royal, un roman de Jean-Philippe Baril Guérard (2016) : «Dans un monde idéal, tu serais pas en train de te magasiner un suicide» (éd. 2018, p. 83).

 

[Complément du 20 novembre 2022]

Qui se magasine une claque sur la gueulemerci, Luc Jodoin — devrait faire preuve de prudence. Sinon, ça risque de lui faire mal.

 

Références

Baril Guérard, Jean-Philippe, Royal. Roman, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2018, 287 p. Édition originale : 2016.

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Bolduc, Charles, les Truites à mains nues. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2012, 139 p.

S’asseoir avec le Devoir

Antoine Robitaille, journaliste au Devoir, consacrait, le 23 avril, une entrée de son blogue, Maux et mots de la politique, à «“S’asseoir”, verbe de l’heure au Québec !». Sa démonstration s’appuyait — merci — sur quelques textes de l’Oreille tendue, soit publiés dans le Dictionnaire québécois instantané, soit parus ici (le 6 octobre 2010, le 25 février 2011 et le 16 mars 2011).

Le Devoir, le 24 avril, en première page, titrait «Le ministre s’assoit avec toutes les associations d’étudiants en grève».

S’asseoir, c’est parler. CQFD.

P.-S. — «Le ministre» dont il est question est… Line Beauchamp.

P.-P.-S. — Le «réassis» existe aussi, mais c’est une autre histoire.

 

[Complément du 28 avril 2012]

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue sont formelles : cet emploi du verbe s’asseoir est maintenant courant dans les médias anglophones du Québec («The minister has to sit with the students»). Serait-ce un signe de plus de la forte influence du français sur l’anglais ?

 

[Complément du 24 février 2013]

Au Devoir, l’influence d’Antoine Robitaille ne paraît pas être ce qu’elle devrait être : «Les étudiants, eux, ont aussi envie de s’asseoir», lit-on cette fin de semaine dans son journal (23-24 février 2013, p. B4).

 

[Complément du 14 juin 2016]

Rebelote : «L’AMF veut s’asseoir avec les joueurs de la fintech» (le Devoir, 14 juin 2016, p. B2).

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

S’ennuyer depuis le XVIIIe siècle

Il y a des mots qu’on entend partout au Québec.

Ils sont sur Twitter.

Employée#1: Tu cherches toujours un appart? Employée#2: Oui et tannée des annonces qui repoussent les limites du Plateau au métro Frontenac (@AscenseurRC).

Tannée d’entendre la métaphore de «montée de lait» pour parler d’une colère légitime. Ça renforce l’idée d’une «hystérie» «féminine» (@MAcasselot).

Les poètes l’emploient, par exemple Patrice Desbiens en 1995.

William Carlos
Williams
viens chercher

ta brouette
rouge

On est
tannés
de s’enfarger
dedans

câlisse

Les nouvellistes aussi. C’est le cas de Gilles Marcotte, quand il cite le texte, signé Claude Péloquin, qui accompagne une murale du sculpteur Jordi Bonet au Grand Théâtre de Québec.

«Vous êtes pas tannés de mourir, bande de caves !…» C’est du québécois, ça : le verbe «tanner» se trouve chez Flaubert mais quant au mot «caves», seule une illumination divine […] pourrait vous éclairer. Je vous fais grâce des considérations de notre poète Pélo sur cette phrase. Il n’a jamais très bien compris ce qu’il écrivait (1989, p. 133).

(En fait, le narrateur de Marcotte se trompe de participe passé. Le texte de Péloquin, visible ici, est «Vous êtes pas écœurés de mourir bande de caves !».)

Réal Béland chante le même mot dans «Hockey bottine» en 2007 : «Pis si t’es tanné des caprices d’Ovechkin.»

Être tanné, donc, qui signifie en avoir marre.

Le mot est-il récent ? Que nenni (traduction du cru : point pantoute). Il est donné comme synonyme d’ennuyé dans un témoignage de 1755 recueilli par Jean-Baptiste d’Aleyrac dans ses Aventures militaires au XVIIIe siècle (ouvrage publié par Charles Coste, Paris, Éditions Berger-Levrault, 1935, p. 31, cité par Marie-France Caron-Leclerc, «Les témoignages anciens sur le français du Canada (du XVIIe au XIXe siècle)», Sainte-Foy [Québec], Université Laval, thèse de doctorat, 1998, p. 62-63, cité par Chantal Bouchard, 2012, p. 78).

On est tanné depuis longtemps dans la Belle Province.

 

Références

Réal Béland, «Hockey bottine», Réal Béland Live in Pologne, disque audionumérique, 2007, étiquette Christal Musik CMCD9954.

Bouchard, Chantal, Méchante langue. La légitimité linguistique du français parlé au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Nouvelles études québécoises», 2012, 178 p.

Desbiens, Patrice, «WCW», dans Un pépin de pomme sur un poêle à bois, Sudbury, Prise de Parole, 1995, p. 69.

Marcotte, Gilles, la Vie réelle. Histoires, Montréal, Boréal, 1989, 235 p.

Néologie numérique

Le livre n’est pas mort avec l’arrivée du numérique. Il est toujours là, mais il est désormais entouré d’autres supports de lecture.

Pour les Kindle, Kobo et autres Nook, on a proposé toutes sortes de mots : livre électronique, livre numérique, livre bibliothèque, livre rechargeable, livre-ordinateur, livrel, bouquineur, ebook, reader (prononcé rideur). Comme Virginie Clayssen, l’Oreille tendue utilise volontiers liseuse.

Inversement, certains ont cru nécessaire de créer de nouveaux termes pour distinguer le livre papier du livre numérique. En anglais, cela a donné pbook (paper + book) et, péjorativement, selon @emckean, spine (dos).

Mais il n’y a pas que les livres. Comment appelle-t-on, au Japon, un livre-magazine électronique accompagné d’un cadeau collector ? Un e-mook (electronic + magazine + book). Après le blook (blog + book), le vook (video + book) et le pbook, cela va de soi.

Une question reste cependant ouverte. Des éditeurs hexagonaux veulent publier des livres instantanés, des «quick-books», dès après le second tour des élections présidentielles qui se déroulent actuellement en France, sur le candidat élu, sur le candidat défait, sur la campagne. (C’est Livres hebdo qui l’annonçait deux jours avant le premier tour.) Si on les distribue en numérique, faudra-t-il inventer e-quick-book (prononcé iquouikbouc) ? Exemple : T’as téléchargé l’e-quick-book sur Sarko ? On peut rêver plus euphonique.

Histoires (d’abord) de chalet

Le 8 février 2012, sur son blogue, Jonathan Boyer signalait l’existence, à Québec, de l’expression J’ai jamais… sauf une fois au chalet. Vidéo à l’appui, il indiquait une source possible de cette expression, entendue dans le cadre d’un procès pour inceste.

Son sens ? Quelque chose comme Je ne suis pas vraiment coupable de ce dont on m’accuse, même si c’est bel et bien arrivé, mais seulement une fois. Bref, une forme de dénégation sans conviction.

Depuis, l’expression s’est généralisée, parfois légèrement modifiée, notamment sur Twitter :

La torture selon les autorités canadiennes : «Jamais !… sauf une fois au chalet» (@iericksen);

@JFrancoisRivard Westmount n’a jamais harcelé personne… sauf une fois au chalet (ce tweet, de @Judes_Gelate [?],renvoyait à ceci);

Je n’ai jamais eu de lacérations au crâne… sauf une fois à l’université. #ggi (@LaBandeRaide);

«Je n’ai jamais été mal cité, sauf une fois, en direct» — Jean Charest (?) #polqc #ggi (@mathlaflamme).

À suivre.

P.-S. — Tweet de Jonathan Boyer du 21 avril : «Philippe Hamelin est mort une fois au chalet en 2011 http://bit.ly/JccC03 Il laisse dans le deuil l’étymologie d’une expression populaire.»

 

[Complément du 23 mai 2012]

D’autres signes, visuels ceux-là, du succès de cette expression. L’un et l’autre sont liés à la grève étudiante en cours au Québec.

Après le souper… (Michèle Courchesne)

 

[Complément du 18 octobre 2012]

Un fidèle lecteur, Antoine Robitaille (@Ant_Robitaille), faisait remarquer à l’Oreille pas plus tard que tout à l’heure que Philippe Hamelin ne dit pas «Sauf une fois», mais «Excepté une fois». Comment expliquer ce passage, dans la langue populaire, de la seconde expression à la première ? Mystère.

 

[Complément du 29 mai 2013]

Voici la consécration théâtrale pour cette expression. (Merci à @mcgilles.)

«Une fois au chalet», pièce de théâtre

[Complément du 6 mai 2015]

Grosse surprise politique hier soir dans la province de l’Alberta : le Nouveau parti démocratique y a pris le pouvoir, que détenait le Parti conservateur depuis plus de 40 ans. Commentaire de @AscenseurRC sur Twitter : «Journaliste : Sauf une fois en Alberta…»

 

[Complément du 29 juillet 2015]

Comme en d’autres situations, la Mercerie Roger est là pour qui aime l’expression. (Merci à @SylvainOuellet.)

T-shirt de la Mercerie Roger, 2015

 

[Complément du 22 février 2016]

Les statistiques d’interrogation et de consultation de cet article de l’Oreille tendue ne mentent pas : l’expression reste immensément populaire.

Cela explique ce tweet de @JeanThomasJobin :

http://twitter.com/JeanThomasJobin/status/701786159312146432

Il n’est pas sûr que cet humoriste soit entendu.

 

[Complément du 18 août 2016]

L’expression ne paraît pas faire partie des «Propos non parlementaires» de l’Assemblée nationale du Québec.