Au travail !

Claire Baglin, En salle, 2022, couverture

En salle est fait de deux récits alternés : une jeune femme se souvient de son enfance dans un milieu modeste; la même jeune femme est maintenant employée dans un fastfood. Claire Baglin, dont c’est le premier roman, rend avec une acuité particulièrement forte ce qu’est aujourd’hui le monde du travail, sa violence, sa langue.

Le récit au passé est familial. La narratrice, Claire, se remémore des événements liés à la honte de ne pas être comme tout le monde. Ses parents, Jérôme et Sylvie, travaillent, mais les budgets sont toujours chiches, notamment en vacances : le père serre contre lui la sacoche qui contient les maigres ressources du ménage, négocie, compte continuellement. L’intérieur du logement familial ne doit pas être partagé. Les pauvres sont ceux qui intériorisent un précepte : «ne pas déranger» (p. 131). Ils n’ont «pas les mots» (p. 137). À l’occasion, la violence éclate, économique, psychologique, physique — entre Claire et son frère Nico (p. 50) — ou verbale — quand la jeune fille visite une maison luxueuse : «Pourquoi ça m’intéresserait le home cinéma de ton père ? Je sais même pas ce que c’est» (p. 139). Vacances, fêtes, premières amours («à l’étage je fais l’amour peut-être», p. 142), usines, restaurants (chics ou pas), remise d’une médaille du travail à Jérôme : les scènes sont diverses.

En revanche, dans le fastfood, il n’y a qu’une réalité, celle du fastfood, de la salle qui donne son titre au roman. Presque rien du monde extérieur ne semble y pénétrer : «Aux frites, l’automatisme m’empêche de réfléchir» (p. 114). Sauf pour une petite chef, Chouchou, les employés n’ont pas d’épaisseur, pas même la narratrice : «Je suis l’équipière qui ne participe à rien, ne rejoint rien et ne mange avec personne» (p. 85). On ne connaît pas le nom des autres; on les désigne par leur poste : «Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom» (p. 109). Les cadences sont infernales et précisément minutées; ne pas les respecter, c’est s’exposer à la critique, à la rétrogradation, voire au renvoi. Une stricte hiérarchie est imposée, avec ses luttes intestines entre «rivales» (p. 133) pour la reconnaissance. Chaque geste est scruté pour savoir à qui attribuer la faute : «T’as pas oublié les quatre frites avec ta commande ?» (p. 134) Les pressions sont internes comme externes : «Le client assène, sûr de son droit : tu réponds pas, tu t’excuses et puis c’est tout, le client est roi» (p. 154). Comme son père, Claire sera victime d’un accident du travail.

Le fastfood a son jargon, comme tout milieu professionnel, voire sa syntaxe : «Dans sa bouche, l’ordre des mots est celui de la machine» (p. 117). Les manageurs sont des manas. Le service à l’auto est le drive. La trame est l’organisation du travail. Il faut que la prod’ suive sans discontinuer, y compris l’embal’. La langue est désossée : «chiffon comptoir» (p. 58), «nettoyage poste» (p. 125). Un client n’est pas satisfait de ce qu’on lui offre ? Il demande à être compensé par un «geste commercial» (p. 39). Pour être payé, on ne doit pas oublier la «pointeuse» qui «klaxonne» (p. 83). Plusieurs des mots de passe du travail viennent de l’anglais : bumper, pass, trash, more pending. Cela donne lieu à une scène ironiquement révélatrice des relations entre les langues en France aujourd’hui :

Alors que j’aidais gracieusement l’équipière aux boissons et que j’étais sur le point de récupérer son poste pour échapper à la vaisselle, le coca a crachoté. Ensuite le jus d’orange a crié refill refill mais personne ne comprenait l’anglais, le manageur a dit peut-être que ça veut dire, attendez, je vais chercher, non je sais pas (p. 95).

De la bien belle ouvrage, ici comme ailleurs.

 

Référence

Baglin, Claire, En salle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 158 p.

L’exploitation

Contrat de Maurice Richard pour la saison 1956-1957

L’image est reprise à l’envi.

En 2003, Normand Lester, dans le Livre noir du Canada anglais 3, écrit : «Maurice Richard [c’est du hockey] était sous-payé et exploité parce qu’il était canadien-français» (p. 10). Dans Lance et compte. La reconquête (2004), un des avatars de la série télévisée hockeyistique de Réjean Tremblay, Jérôme Labrie, un agent de joueurs, fait un discours dans le vestiaire du National de Québec : «Maurice Richard était un esclave.» Cette semaine, c’était au tour de figures connues des arts martiaux mixtes de se rassembler en association : «Maurice Richard se faisait exploiter à l’époque. Guy Lafleur aussi. Et on parle des meilleurs joueurs de leur temps. Aujourd’hui, les joueurs ne se font plus exploiter parce qu’ils ont une association», a déclaré Georges Saint-Pierre à cette occasion.

On impute souvent cette supposée exploitation à des motifs «ethniques» : Maurice Richard aurait été exploité par des Canadiens anglais, parce que lui-même était canadien-français. C’est évidemment un peu plus compliqué que cela.

En effet, à l’époque de Richard, il y a eu au moins un joueur (brièvement) mieux payé que lui, mais c’était lui aussi un Canadien français, Jean Béliveau, qui rappelle le fait dans ses Mémoires en 2005 (p. 282). Or Jean Béliveau était alors une recrue; Maurice Richard jouait depuis une dizaine d’années et était la vedette incontestée de son équipe, les Canadiens de Montréal. Le premier savait défendre ses intérêts; le second, beaucoup moins. Peu importe la nature des patrons avec lesquels ils négociaient.

Il est vrai que les histoires opposant les bons aux méchants sont plus faciles à raconter.

P.-S. — Ce texte reprend et développe un passage d’un article publié par l’Oreille tendue il y a une dizaine d’années.

 

Référence

Béliveau, Jean, Chrystian Goyens et Allan Turowetz, Ma vie bleu-blanc-rouge, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, 355 p. Ill. Préface de Dickie Moore. Avant-propos d’Allan Turowetz. Traduction et adaptation de Christian Tremblay. Édition originale : 1994.

Lester, Normand, «1. La discrimination dans le sport. Maurice Richard : la fierté d’un peuple», dans le Livre noir du Canada anglais 3, Montréal, Les Intouchables, 2003, p. 14-26.

Melançon, Benoît, «Écrire Maurice Richard. Culture savante, culture populaire, culture sportive», Globe. Revue internationale d’études québécoises, 9, 2, 2006 [2007], p. 109-135. https://doi.org/1866/28632

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Autopromotion 155

11 brefs essais contre l’austérité, 2015, couverture

Ce soir, entre 19 h et 20 h, l’Oreille tendue sera au micro de Jean-Philippe Pleau et de Serge Bouchard à l’émission C’est fou… de la radio de Radio-Canada pour parler de la langue de l’austérité (budgétaire québécoise).

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

 

[Complément du 11 mars 2015]

L’Oreille a tiré un texte de cet entretien pour le collectif 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État (Montréal, Somme toute, 2015, 202 p., 978-2-924283-86-8). Voir la table des matières ici.

 

[Complément du 21 août 2015]

L’émission est rediffusée ce soir à 20 h.

Rien n’est (plus) gratuit en ce bas monde

Les amateurs de football — le nord-américain, pas le soccer — le savent : quand une équipe approche de la zone des buts de l’autre équipe, elle entre dans la zone payante (red zone dans la langue de Tom Brady).

Joe Paterno, un célèbre instructeur de football universitaire, vient de mourir. Pour assister au service religieux en sa mémoire, qui a lieu aujourd’hui, il faut payer sa place.

L’expression zone payante vient de prendre un sens nouveau.

Du huard

Un huard, le dollar canadien

Au Canada, on connaît deux huards. Le premier vole : il s’agit du plongeon arctique. (Plongeon ? «Oiseau palmipède [gaviiformes], de la taille du canard, nichant près de la mer», dixit le Petit Robert, édition numérique de 2007.) Le second sonne et trébuche : un dessin de huard étant gravé sur la pièce de monnaie valant un dollar, on appelle celle-ci, par métonymie, un huard.

Avec le deuxième sens, les journalistes s’en donnent à cœur joie.

Comme le huard est un oiseau, il monte et il descend.

«Le huard plombé par le brut» (la Presse, 13 mai 2005, cahier Affaires, p. 6).

«Spectaculaire plongeon du huard» (la Presse, 24 janvier 2004, cahier Affaires, p. 1).

«Le huard bondit de nouveau» (la Presse, 10 janvier 2004, cahier Affaires, p. 1).

«L’appétit de la Russie fait grimper le huard» (la Presse, 26 novembre 2009, cahier Affaires, p. 1).

Il lui arrive d’être «boiteux» (la Presse, 9 février 2002). On se fait du souci pour lui : «Les banques s’inquiètent de la solidité du huard» (le Devoir, 20 janvier 2005, p. B3). Tout cela est heureusement temporaire : «Le huard reprend des forces pour l’été» (la Presse, 28 mai 2004, cahier Affaires, p. 1).

On lui prête parfois des intentions bien humaines : «Le huard n’aime pas la politique» (la Presse, 15 novembre 2005, cahier Affaires, p. 1); «Le huard hésitant avant l’annonce de la Banque du Canada» (la Presse, 10 septembre 2009, cahier Affaires, p. 5).

Il est souvent source de maux divers.

«Le huard fera mal à la reprise» (le Devoir, 21 octobre 2009, p. B1).

«Le huard commence à faire mal» (la Presse, 4 décembre 2004).

«Le huard est “très pénalisant” pour le secteur forestier» (la Presse, 15 décembre 2004, cahier Affaires, p. 5).

Peu importe : «Le huard épate les cambistes» (la Presse, 10 mars 2010, p. 9).

C’est épatant, en effet.

 

[Complément du jour]

Un lecteur de l’Oreille tendue lui fait remarquer, dans le même ordre d’idées, que personne, dans la vie courante, ne parle de «huard». C’est de la langue de journaliste.

 

[Complément du 8 octobre 2021]

Il est peu commode de transporter cent huards dans sa poche. Le billet de cent dollars est plus pratique : à cause de sa couleur, «Les Québécois appellent ça un brun» (Mille secrets mille dangers, p. 70).

 

Référence

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.