Ne pas décéder

Pierre Assouline, le Nageur, 2023, couverture

L’Oreille tendue recule rarement devant une bataille perdue d’avance. Par exemple, elle préfère mourir à décéder.

Dans le Nageur (2023), Pierre Assouline préférerait lui aussi un autre terme que décéder :

[Alfred Nakache] a bien été arrêté par la Gestapo à Toulouse le 20 décembre 1943 sur l’accusation de «propagande antiallemande» puis déporté dans deux camps successifs qui n’étaient pas des camps de vacances, et où sa femme et sa fille sont, comme l’a inscrit un fonctionnaire, décédées. Il pourrait le contresigner. Quoique, «décédées»… L’euphémisme est délicat, dans la pure tradition de l’administration, pour dire qu’elles ont été assassinées.

 

Référence

Assouline, Pierre, le Nageur, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2023, 256 p. Édition numérique.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Arnaud Maïsetti

Arnaud Maïsetti, Saint-Just & des poussières, 2021, couverture

«Au nom de toutes les mères qui ont perdu leur fils dans les tavernes, les bras d’une jeune fille et la colère, elle réclame une lettre de cachet qu’elle obtient» (p. 35-36).

«Il appartenait à Saint-Just d’exécuter un rapport, pas des Députés» (p. 191).

«Un ravitaillement en chaussures et en blé, en armes, en chemises, en espoir» (p. 208).

«Comment comprendre que tant de siècles soient balayées d’une seule décision, à laquelle obéir pour la seule raison que l’homme qui l’énonce avec de grands mots porte la voix insolente et une écharpe tricolore» (p. 248-249).

«Le long couloir qui pénètre dans les entrailles de la Petite Galerie distribue d’innombrables bureaux traversés par les courants d’air et les hommes pressés […]» (p. 251).

Arnaud Maïsetti, Saint-Just & des poussières, Bordeaux, L’arbre vengeur, 2021, 327 p.

P.-S.—Arnaud Maïsetti aime beaucoup les zeugmes. À vue d’Oreille, son livre en contient plus d’une vingtaine. Qui oserait le lui reprocher ?

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Arnaud Maïsetti

Arnaud Maïsetti, Saint-Just & des poussières, 2021, couverture

«La scène est atroce : l’Incorruptible devant la porte fermée de la prison exige qu’on lui ouvre, supplie qu’on le laisse croupir au-dedans des entrailles de la loi — refuse d’appeler aux armes contre la Convention sacrée. De force, on l’oblige à être libre, à être émeutier lui qui n’aspirait qu’au martyre, unique voie à ses yeux pour l’emporter. On hésite longtemps, on ne sait que faire, le garder, le libérer, le sauver pour le perdre : tout est renversé. La nuit est si noire. On tend l’oreille alors. Il est huit heures du soir : le tocsin sonne à l’Hôtel de Ville — la Commune appelle à l’Insurrection.»

Arnaud Maïsetti, Saint-Just & des poussières, Bordeaux, L’arbre vengeur, 2021, 327 p., p. 312-313.

Les zeugmes du dimanche matin et de Steven Jezo-Vannier

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

«Les jeunes filles partagent les plats de pâtes et les enseignements de l’école publique no 18, sur Park Hill avenue» (p. 29).

«Le 2 octobre, Ella avance péniblement sous les projecteurs du Music Hall Center de Détroit, soutenue par les applaudissements de la salle et le bras d’un assistant» (p. 351).

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 1er juillet 2021.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Histoire d’une voix

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

Comme tous les biographes d’Ella Fitzgerald, Steven Jezo-Vannier, qui vient de publier Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, est confronté à une vraie difficulté. Comment raconter la vie d’une artiste dont on ignore tant de choses de la vie personnelle, notamment au sujet de son enfance et de son adolescence ? On proposera alors de suivre à la trace la carrière de cette artiste.

Ella Fitzgerald naît en 1917 à Newport News (Virginie) et meurt en 1996 à Beverly Hills (Californie). À la fin de l’adolescence, elle se fait remarquer en gagnant des concours amateurs de chants à Harlem, avant d’être recrutée par Chick Webb pour son orchestre. Ses conseillers (agents, producteurs) sont s’abord Moe Gale et Joe Glaser, puis Milt Gabler. Quand Norman Granz entre en jeu, la carrière de Fitzgerald paraît prendre un élan nouveau. Ardent défenseur du jazz et militant antiraciste, Granz lance notamment la série des Great American Songbooks (Cole Porter, Rodgers & Hart, Duke Ellington, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen, Jerome Kern, Johnny Mercer); entre 1956 et 1964, cette série d’enregistrements fera autant pour asseoir la carrière de Fitzgerald que pour démontrer la légitimité du jazz comme musique sérieuse de l’Amérique. Entre les années 1930 et la fin des années 1980, la chanteuse passera son temps en tournée aux quatre coins du globe; cela ne lui permet guère d’avoir une vie privée (amoureuse, familiale) riche. On l’entend à la radio, on la voit à la télévision. Ses dernières années sont marquées par des maladies à répétition.

Sur le plan musical, l’auteur présente clairement ce qui caractérise celle qui fut d’abord «The First Lady of Swing», puis «The First Lady of Jazz», et enfin «The First Lady of Song» : étendue du registre vocal; sens du rythme; clarté de la diction; goût de l’improvisation; maîtrise du scat, sa «signature artistique» (p. 82); énergie en apparence à toute épreuve; étendue de son répertoire (on le lui a souvent reproché), des ballades classiques du jazz aux chansons des Beatles, en passant par le blues et le country. Les amis et collaborateurs y sont : Louis Armstrong, Duke Ellington, Oscar Peterson, Count Basie, Joe Pass, Frank Sinatra, Ray Brown, Dizzy Gillespie, etc. Les faiblesses ne sont pas masquées : chez Capitol, Fitzgerald s’est «égarée» (p. 311). La comparaison avec Billie Holiday est une figure obligée de ce genre de livre.

Jezo-Vannier suit méthodiquement et dans le détail la carrière de la chanteuse. Son ouvrage est d’abord et avant tout une synthèse des travaux existants, dûment cités en notes. Il est quand même quelques aspects de cette carrière sur lesquels il apporte un éclairage neuf. C’est le cas quand l’auteur explique comment l’orientation stylistique d’Ella Fitzgerald doit beaucoup plus qu’on ne le dit à Milt Gabler; toutes les réussites de la chanteuse ne sont pas le fait du seul Granz, malgré ce que lui-même a pu prétendre (p. 166, p. 181, p. 210). Un autre passage (p. 262-263), sur le quoting, cette «tradition du jazz qui consiste à citer et intégrer différents airs dans une même chanson» (p. 263), est également novateur.

Sur le plan de la psychologie fitzgeraldienne, Jezo-Vannier insiste sur l’insécurité de la chanteuse : «Consciemment ou non, Ella utilise la chanson pour apaiser ses doutes et être aimée» (p. 40); «Le manque d’estime déforme la vision qu’Ella a d’elle-même» (p. 89); «Sa vision d’elle-même et de ses capacités est déformée par le doute» (p. 177); «Hypersensible, elle peut facilement chavirer, se renfermer et subir les affres de la dépression» (p. 290). Cela ne fait pas de doute.

Sauf pour les dernières années de la vie de Fitzgerald, traitées un peu succinctement, cette biographie musicale donne à lire avec honnêteté et précision une carrière hors du commun.

 

Référence

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.