«Ceux qui se sont aimés pendant leur vie
et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre
ne sont peut-être pas si fous qu’on pense.
Peut-être leurs cendres se pressent,
se mêlent et s’unissent. Que sais-je ?»
Diderot à Sophie Volland, lettre du 15 octobre 1759
À ses heures, l’Oreille tendue est épistologue, suivant le mot créé par son collègue Michel Pierssens. Elle a, en effet, beaucoup écrit sur la lettre. Il lui est même arrivé d’écrire un petit texte sur les bouteilles à la mer.
Voilà pourquoi son œil a été attiré par un article d’Aly Thomson paru le 29 avril sur le site de CBC News en Nouvelle-Écosse, «Bottle found on Nova Scotia beach has a message, human ashes, and money for a drink».
On y apprend que Norman MacDonald a trouvé, sur la plage de West Mabou, une bouteille de 375 millilitres de tequila Sauza Gold contenant une lettre (c’est banal), des billets de banque (ce l’est beaucoup moins) et des cendres humaines (ce ne l’est pas du tout).
Le texte de la lettre est le suivant :
Hello, this is my Father Gary Robert Dupuis, Born July 1, 1954. Gary lived a very fast and reckless life in his younger years but slowed down and dreamed of travelling the world in his golden years. His favorite drink was a shot of Tequila, straight up, (no groceries). If you find him please take this money, buy yourself and Gary a drink and release him back in the ocean. My wish is that he gets his dream of seeing the world and finally finds some peace. We love you Dad, have a great trip. [Dessin de cœur]
please write on back of letter
where you found him and
where you released him
Thank you.
[passage biffé]
En quelques lignes, on découvre des éléments d’une vie — «Born July 1, 1954. Gary lived a very fast and reckless life in his younger years but slowed down […] in his golden years» —, des goûts en matière d’alcool — «His favorite drink was a shot of Tequila, straight up, (no groceries)» — un rêve, celui du père — «[He] dreamed of travelling the world in his golden years» —, et un souhait, celui de l’enfant — «My wish is that he gets his dream of seeing the world and finally finds some peace».
La lettre est matérialiste sans la moindre hésitation : «If you find him please take this money, buy yourself and Gary a drink and release him back in the ocean»; «please write on back of letter / where you found him and / where you released him». Ces cendres, c’est lui : «this is my Father Gary Robert Dupuis». Libérez-le («release him»).
Cette lettre appelle deux gestes. Boire à la mémoire de Gary Robert Dupuis, avec les 25 dollars que contient la bouteille. Remettre la bouteille à la mer, en devenant soi-même épistolier («please write on back of letter»), voire contributeur à une chaîne épistolaire à venir (pour l’instant, il n’y a rien au verso de la lettre). On ne sait cependant pas de qui vient la lettre (elle est parfois au je, parfois au nous) ni d’où.
Son découvreur — qui est devenu son destinataire sans l’avoir cherché — s’est engagé à respecter le double vœu du signataire. Il est vrai qu’il a de l’expérience : c’est la troisième bouteille à la mer qu’il trouve.
P.-S. — Un commentateur du site de CBC News note que l’étiquette de la bouteille est en bon état et que les billets de banque sont récents. Le voyage ne fait que commencer.
Référence
Diderot, lettre à Sophie Volland du 17 octobre 1759, éditée par Jacques Chouillet dans Denis Diderot – Sophie Volland. Un dialogue à une voix, Paris, Librairie Honoré Champion, coll. «Unichamp», 14, 1986, p. 169-173.
Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires. Sur les pigeons épistolaires…», Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 31, hiver 2005, p. 227-231; repris, sous le titre «Bouteilles à la mer», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 21-30.