[Un article reprend et prolonge cette entrée de blogue : Melançon, Benoît, «Voltaire, Paris, 2015», dans Stéphanie Géhanne-Gavoty et Alain Sandrier (édit.), les Neveux de Voltaire, à André Magnan, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, coll. «Publications de la Société Voltaire», 4, 2017, p. 137-146; repris, sous le titre «Voltaire et Charlie hebdo (I)», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 110-124. https://doi.org/1866/28761]
«Mieux vaut un discours mal argumenté que le silence,
mieux vaut un propos discutable que la peur.»
Marcello Vitali-Rosati
Douze personnes tuées, plusieurs blessés : le fanatisme a frappé Charlie hebdo. Les mots manquent devant un pareil carnage. Que dire ?
On peut au moins noter qu’un des pourfendeurs les plus célèbres du fanatisme est beaucoup évoqué depuis hier : Voltaire.
On rappelle sa volonté d’«Écraser l’infâme» :
On cite à l’envi une de ses phrases apocryphes («Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire»).
Pour la BBC, Tom Holland rappelle les origines de la liberté d’expression et le rôle qu’y a joué Voltaire. Il cite notamment le titre d’un livre de 2008 de Philippe Val, l’ancien directeur de Charlie hebdo : Reviens, Voltaire, ils sont devenus fous (Paris, Grasset). Il indique clairement sa position : «When it comes to defining l’infâme, I for one have no doubt whose side I am on.»
L’attitude ferme de Holland contraste avec une déclaration de Tony Barber, le rédacteur en chef Europe du Financial Times : «La France est le pays de Voltaire mais trop souvent l’irresponsabilité éditoriale a prévalu chez Charlie hebdo». (Ce texte a été modifié depuis sa publication initiale.)
Les classiques sont là pour nous aider à penser, même l’horreur.
[Complément du jour]
À la télévision, Jeannette Bougrab, la compagne de Stéphane Charbonnier, dit Charb, le directeur de Charlie hebdo, a salué sa défense de l’«esprit voltairien».
[Complément du 9 janvier 2015]
Sur Twitter et à la Twitter, James O’Malley (@Psythor) a trouvé une brillante façon de réécrire (le faux) Voltaire.
https://twitter.com/Psythor/status/553162000793350144
[Complément du 10 janvier 2015]
Voltaire sur les murs de Paris. (Merci à @Didi__1713.)
[Complément du 11 janvier 2015]
Fondée en 2000, la Société Voltaire a pour objectifs «de susciter, favoriser, et coordonner toutes études, recherches, publications et manifestations savantes relatives à Voltaire, à sa personne, à sa vie et à son œuvre, à sa pensée, à son influence et à tous autres aspects attachés à son nom».
La trente-cinquième livraison de son Bulletin (11 janvier 2015) revient sur ce qui s’est passé à Charlie hebdo.
Intervention d’Alain Sager
Parvis de la mairie de Nogent-sur-Oise le 10 janvier 2015
J’interviens devant vous en tant que membre de la Société Voltaire. Car en ce moment la voix de Voltaire mérite amplement qu’on l’écoute. Jugez-en.
«On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours […]. Un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique […]. Il crie : Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain.»
Voilà bien le comble de l’inhumanité.
Nous sommes en 1771. Voltaire évoquait les fanatiques de son temps en ces termes, avant d’ajouter : «ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne». Remarquons bien chez lui cette distinction entre fanatisme et religion. Il précise : «si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre». On sait que pour Voltaire, la seule religion «sainte», c’est celle qui unit naturellement les hommes dans un sentiment de bienveillance réciproque.
Voilà une leçon pour l’époque que nous traversons. La frontière ne passe pas aujourd’hui entre le religieux et l’athée, entre le chrétien ou le non-chrétien, le musulman et le non-musulman, entre le juif ou le non-juif. Elle passe entre la barbarie et la civilisation.
Le barbare, c’est celui que Voltaire appelle encore le «bœuf-tigre», un mélange de stupidité bornée et de férocité sanguinaire. Le civilisé c’est celui qui incarne à la fois un idéal de savoir et de douceur, d’esprit critique et de tolérance. Il représente le combat d’aujourd’hui contre tous les obscurantismes, d’où qu’ils viennent, y compris de ceux qui propagent la haine, en délirant sur le «suicide français» ou un fantasme de «soumission». Ce n’est pas ainsi qu’on pourra reconquérir cette partie de notre jeunesse soumise aux influences intégristes porteuses de mort.
Cela étant, «que répondre à un homme», demandait Voltaire, «qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?».
Plantu, le dessinateur du Monde est voltairien quand il répond : «il ne faut pas baisser le crayon», de même que Voltaire n’a jamais baissé la plume. La civilisation contre la barbarie, c’est la liberté d’écrire et de dessiner contre toutes les répressions et tous les interdits. C’est le droit de la satire irrévérencieuse et libertaire contre tous les pisse-froid dogmatiques et violents. Voltaire encore, en 1769 : «l’orthodoxie n’a jamais été prouvée que par des bourreaux» — l’orthodoxie, c’est-à-dire l’opinion rigide, enfermée entre des œillères, et qui s’impose par le massacre.
Malheureusement les massacreurs sont passés. Mais, comme l’a dit Coco, la dessinatrice rescapée de Charlie hebdo, «il ne faut pas céder». Il ne faut pas céder sur la liberté de conscience et de parole, sur la propagation des Lumières, sur la dignité et l’émancipation des femmes. Sur la liberté pour chacun de croire et de pratiquer sa foi, ou de ne pas croire et de critiquer ouvertement les religions ou les croyances. C’est-à-dire ne pas céder sur tous les principes de civilisation, et donc de tolérance mutuelle, qui nous tiennent si chèrement au cœur et à la raison.
Merci les Charlie !
[Complément du 11 janvier 2015]
Rendons à Evelyn Beatrice Hall ce qui est à Evelyn Beatrice Hall.
[Complément du 11 janvier 2015]
«Et les dix-huitiémistes allèrent manifester #lumières #Rousseau #Voltaire #GaminsDeParis» (@Didi__1713).
[Complément du 12 janvier 2015]
Avec son ironie habituelle, @AcademicsSay a vu quel bénéfice tirer de la (fausse) citation de Voltaire.
[Complément du 12 janvier 2015]
Dans le Devoir (Montréal) du jour, Stéphane Baillargeon signe un texte intitulé «Confessions aux cons» (p. B8). On y lit ceci :
Personnellement, j’ai toujours été déchiré idéologiquement entre deux positions analytiques, disons entre Voltaire et Weber.
D’un côté, il y a cette idée impétueuse et effrénée d’écraser l’infâme. Le projet des Lumières propose de juger les croyances au tribunal de la raison. La maxime favorite de Marx proclame : doute de tout.
Dans le Temps (Genève) du 9 janvier, l’ami Michel Porret publiait «L’assassinat d’un intellectuel collectif» (p. 7).
Au cœur de Paris, l’exécution de journalistes à l’arme de guerre est le «11 septembre de la pensée libre». Des voyous obscurantistes attaquent manu militari la vie intellectuelle et le rire salvateur. On y voit la haine morbide voulant «venger la divinité», comme le déplorait Montesquieu au temps des Lumières. On y lit le triomphe (momentané) de l’infâme, selon son contemporain Voltaire.
[Complément du 12 janvier 2015]
Susan Dalton (Département d’histoire, Université de Montréal) a créé La Révolution est terminée ? sur Spotify : «Un aperçu des renvois aux Lumières et à la Révolution française sur Twitter et dans les médias suite aux attentats à Paris.» Il y est parfois question de Voltaire. C’est ici.
Dans le Devoir du jour, il n’y a pas que Stéphane Baillargeon à évoquer Voltaire. Cela se trouve aussi sous la plume de François Brousseau («De République à Nation», p. B1) :
Entre République et Nation, un peuple meurtri a défilé pour clamer l’unité de la seconde dans la défense de la première. Pour dire au monde entier — et en présence du monde entier — sa détermination à «écraser l’Infâme».
(Pour mémoire, ce mot célèbre de Voltaire visait explicitement, et dans l’ordre : l’intolérance, la censure, la superstition, le fanatisme — avec son pendant, la violence politique —, sans oublier la torture. Voilà qui, à trois siècles de distance, reste criant d’actualité…)
Brousseau cite l’éditorial de Laurent Joffrin dans Libération du 11 janvier : «Contre la violence, contre l’obscurantisme, contre la division des communautés, le pays de Voltaire et de Cabu s’est soulevé dans un immense élan civique.»
[Complément du 12 janvier 2015]
Deux tweets du compte officiel du château de Versailles.
[Complément du 13 janvier 2015]
Sur sa page Facebook, le 11 janvier, l’humoriste français Dieudonné a écrit ceci : «Je me sens Charlie Coulibaly», mêlant le nom des victimes (Charlie hebdo) et celui d’un terroriste (Amedy Coulibaly).
Dans la Presse+ du jour, le journaliste Marc Cassivi commente ce geste :
Il récupère à son compte un traumatisme national de la plus abjecte des façons, en espérant s’allier les défenseurs de la liberté d’expression, afin de faire sa propre promotion. On a beau être voltairien, il y a des limites à l’opportunisme.
[Complément du 13 janvier 2015]
Déjà en avril 2011, Rue89 titrait «Arrêtez avec le “je me battrai pour vous” de Voltaire !»
[Complément du 14 janvier 2015]
Il y a les optimistes (sur Twitter).
Il y a les pessimistes (dont Plantu, dans le Monde du 12 janvier). (Merci à Francis Gingras pour l’illustration.)
[Complément du 15 janvier 2015]
Selon le Figaro du 13 janvier, dans un texte intitulé «Voltaire, je crie ton nom», les optimistes auraient raison. (Merci à @glennhroe pour le lien.)
[Complément du 16 janvier 2015]
Laurent Joffrin, on l’a vu, parlait du «pays de Voltaire et de Cabu». Aux funérailles du dessinateur Bernard Verlhac, dit Tignous, Christine Taubira, la ministre de la Justice de la France, a parlé du «pays de Voltaire et de l’irrévérence» (le Nouvel Observateur, 15 janvier).
La Voltaire Foundation (Oxford) a publié sur son blogue deux textes sur Voltaire et ce qui s’est passé à Charlie hebdo, l’un de Nicholas Cronk (le 12 janvier), l’autre de John Fletcher (le 16 janvier).
La Mercerie Roger, elle, lance un t-shirt parfaitement voltairien.
[Complément du 28 mai 2015]
En kiosque, quelques semaines plus tard (numéro 553, mars 2015).
[Complément du 11 août 2015]
Le temps est venu de faire le point sur ce qu’a été le rôle des Lumières dans l’interprétation de ce qui s’est passé à Paris au début de 2015, et plus particulièrement sur celui de Voltaire. En octobre prochain, l’Oreille tendue présentera à Vancouver une communication sur ce sujet dans le cadre du congrès annuel de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle. Pour sa part, la société des dix-huitiémistes états-uniens, l’American Society for Eighteenth-Century Studies, a inscrit au programme de son congrès de 2016 à Pittsburgh une séance consacrée à «Tolerance, Free Speech, and Civility from Voltaire to Charlie Hebdo», sous la direction de Dena Goodman.
[Complément du 4 janvier 2016]
L’Oreille tendue a écrit un texte sur la représentation de Voltaire après les événements de janvier 2015 :
Melançon, Benoît, «Voltaire, Paris, 2015», dans Stéphanie Gehanne-Gavoty et Alain Sandrier (édit.), Mélanges André Magnan, manuscrit de 31 pages, à paraître en 2016.
[Complément du 6 janvier 2016]
En mars 2015, quelques semaines après les événements, la Société française d’étude du dix-huitième siècle publiait ceci :
Tolérance. Le combat des Lumières, Paris, Société française d’étude du dix-huitième siècle, 2015, 95 p. Préface de Catriona Seth.
Ce florilège est désormais disponible gratuitement en ligne : https://www.openbookpublishers.com/shopimages/resources/Tolerance-Original-French.pdf.
À la veille de leur premier anniversaire paraît la traduction anglaise de l’ouvrage :
Tolerance : The Beacon of the Enlightenment, traduction anglaise sous la direction de Caroline Warman, Cambridge, Open Book Publishers, coll. «Open Book Classics Series», 3, 2016, viii/136 p. http://www.openbookpublishers.com/product/418
[Complément du 10 janvier 2015]
Il y a un an, on manifestait à Paris.