Quel français enseigner ?

Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ?, 2021, couverture

«L’histoire de la langue française serait-elle terminée ?»

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), des Linguistes atterré(e)s (compte rendu), de Médéric Gasquet-Cyrus (compte rendu) et de l’Oreille tendue.

Dans Qui veut la peau du français ? (2021) — un titre qui ne rend pas justice au contenu de son livre —, Christophe Benzitoun apporte sa pierre à l’édifice de déconstruction : il s’en prend au purisme, aux «idées reçues» (p. 13), aux «confortables certitudes» (p. 22), à ceux qui alimentent le «sentiment de crise perpétuelle que traverserait le français» (p. 36), au «discours ambiant sur une dégradation récente de la langue» (p. 158), à l’«idéologie normative contemporaine» (p. 131), au «discours culpabilisant» (p. 145), à la «défense immodérée de la norme» (p. 156). Son analyse a cependant pour objet principal les difficultés de l’enseignement du français aujourd’hui.

Le point de départ est fermement posé : le niveau en orthographe des élèves a clairement baissé dans la Francophonie (p. 13-19, p. 114-115). Une précision est capitale ici : Benzitoun parle d’une baisse du niveau en orthographe; en revanche, «le niveau en langue n’est pas en train de baisser» (p. 158). Dans une entrevue donnée cette semaine au quotidien Libération, il déclare même ceci : «On constate par exemple une nette progression des élèves en rédaction.»

Pour expliquer ces paradoxes apparents, l’approche est triple.

D’une part, Benzitoun propose une série de distinctions essentielles. La langue n’est pas l’orthographe. La langue n’est pas la grammaire; on peut même parler de «grammaire normative» et de «grammaire spontanée» (p. 173 et suiv.). La langue n’est pas la norme, pas plus qu’elle ne serait uniquement l’usage. La langue, ce n’est seulement ni l’écrit ni l’oral; or «Le français est dans une situation préoccupante du point de vue de la distance qui existe entre ses formes orale et écrite» (p. 10).

D’autre part, l’auteur démontre que l’orthographe du français n’est ni régulière, ni prévisible, ni transparente, ni systématique, ni rationnelle. Le chapitre «L’orthographe : pourquoi tant de N ?» (p. 119-138) est éclairant sur les «incongruités de l’orthographe du français» (p. 126). Pourtant, c’est vers elle que tous les regards se tournent.

Enfin, si l’on veut comprendre la situation actuelle, une perspective historique est indispensable. Benzitoun situe dans le temps long — il se réclame de Ferdinand Brunot — les facteurs qui rendent si difficile l’enseignement de l’orthographe («L’orthographe du français est sans doute une des plus complexes au monde», p. 119). Pour comprendre cet état de fait, il distingue nettement deux histoires de la langue, celle de la langue écrite (la plus normée) et celle de la langue orale (qui l’est nécessairement moins) : «Les tournures non normatives exhibent […] parfois l’histoire souterraine du français à côté de la norme qui se veut être l’histoire officielle des recommandations pour écrire correctement» (p. 239). La leçon, appuyée sur plusieurs exemples, est particulièrement utile.

L’auteur déplore un «blocage total» (p. 267) et il ne s’illusionne pas. Il ne s’attend pas à court terme à une «rationalisation de l’orthographe» (p. 268) ni à une transformation radicale (et nécessaire) des méthodes pédagogiques en matière d’enseignement du français. Cela ne l’empêche pas de contribuer utilement, par ce livre, à «une plus grande démocratisation du français» (p. 272).

P.-S.—Le chapitre le plus étonnant de l’ouvrage est probablement le dernier, «Un risque de rupture entre l’oral et l’écrit» (p. 257-263). Incipit : «De nombreux signaux convergent et devraient nous alerter concernant le futur du français. Il est sans doute trop tôt pour affirmer que notre langue est en danger, mais c’est une perspective que nous devons envisager et qu’il ne faut pas sous-estimer» (p. 257). L’image du «péril mortel» (p. 262) est convoquée. Cela devrait faire jaser dans les chaumières linguistiques.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue est parfois vétilleuse. Ainsi, elle aurait allègrement sabré dans les mots de transition, notamment les «donc». En effet, c’est une de ses lubies.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Benzitoun, Christophe, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 282 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Parler comme jamais. La langue : ce qu’on croit et ce qu’on en sait, Paris, Le Robert et Binge audio, 2021, 324 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Jouyet, Anna, «Baccalauréat. Sanctionner les fautes au bac : “Le niveau en langue française ne se résume pas à l’orthographe”», Libération, 11 juillet 2023.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

L’ouvrage des Sisyphe

Médéric Gasquet-Cyrus, En finir avec les idées fausses sur la langue française, 2023, couverture

«Mais lorsque les gendarmes,
en tenue ou en civil,
menacent de vous mettre une amende à chaque mètre,
c’est qu’il y a un problème.»

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), des Linguistes atterré(e)s (compte rendu) et de l’Oreille tendue.

Sur le même rayon, il faudra désormais ranger En finir avec les idées fausses sur la langue française, de Médéric Gasquet-Cyrus (2023).

L’ouvrage est organisé en trois parties : «Le français est en danger», «Le français est une langue pure et unique», «Bien parler français, c’est respecter les normes». Certains sujets y sont attendus (et bienvenus) : les menaces supposées contre la langue, le rapport du français aux autres langues, et notamment à l’anglais et à l’arabe, l’écriture inclusive, la langue des «jeunes», qui que soient les «jeunes», les accents, la pureté, la logique, le génie et la beauté de la langue, le dictionnaire, l’Académie française («Si c’est l’Académie qui le dit, c’est que ça doit être faux. Ou très exagéré», p. 37). D’autres sont moins souvent abordés, par exemple le respect (p. 22-25) qu’il faudrait vouer à la langue (André Belleau a des pages décisives là-dessus), la construction de la condition avec si (p. 40-43), la «diversité linguistique de la France» (p. 83), les «glossonymes» (les noms des langues, p. 85-89) ou la langue des signes (p. 91-95).

Qu’est-ce qui distingue En finir avec les idées fausses sur la langue française des ouvrages semblables ?

Son rythme, d’abord. En 150 pages, 39 idées reçues : ça va vite, et droit au but.

Son humour, ensuite. Quiconque suit Médéric Gasquet-Cyrus sur Twitter sait qu’il ne peut résister à un (mauvais) jeu de mots. Dans son plus récent ouvrage et sur ce plan, il est (relativement) sobre. Citons toutefois ceci, digne du marquis de Bièvre : «À défaut d’être décisifs, soyons des Sisyphe» (p. 12). L’humour tend ici surtout à s’exprimer dans les parenthèses, où l’auteur corrige immédiatement des passages où on pourrait lui reprocher de faire des fautes : «non, c’était pour voir si vous suiviez, et si vous étiez sur le point de crier à la grosse faute; pas vrai ?» (p. 10); «pardon pour l’anglicisme» (p. 14); «oui, l’emploi de malgré que est volontaire…» (p. 16); «pour ne pas choquer…» (p. 125); etc.

Son engagement, enfin. Écrire sur des questions de langue, c’est nécessairement écrire sur autre chose que la langue — sur la société, sur la politique, sur le monde. C’est peut-être sur ce plan que Médéric Gasquet-Cyrus se singularise le plus clairement. Il ne cesse de rappeler que les conservatismes linguistiques auxquels il s’en prend renvoient à des conservatismes politiques, autrement plus profonds et autrement plus dangereux, à «une récupération politique, nationaliste discriminatoire, xénophobe, voire raciste, de la langue» (p. 10). C’est l’«instrumentalisation» (p. 66, p. 147) de la langue dont on doit se méfier.

Comme on disait à une autre époque : ce n’est qu’un début, continuons le combat. Nous sommes en bonne compagnie, surtout, comme le dit l’auteur, que «le travail de déminage des idées est un éternel recommencement» (p. 151).

P.-S.—Médéric Gasquet-Cyrus, à quelques reprises, insiste sur «l’amour du français» (par exemple, p. 11). Voilà quelque chose que l’Oreille tendue ne comprend pas bien : pourquoi faudrait-il aimer une langue en particulier et, au premier chef, la langue que l’on parle le plus souvent ? Comment utiliser, sous la même forme qu’eux, un argument qui est aussi celui de ses adversaires ? Il est vrai que, là-dessus, elle se sent bien seule : d’Alain Rey (2007) à Maria Candea et Laélia Véron (2019), cela semble faire consensus. Le problème, c’est peut-être l’Oreille.

P.-P.-S.—Twitter est un excellent observatoire linguistique. Médéric Gasquet-Cyrus ne manque pas d’y avoir recours.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Parler comme jamais. La langue : ce qu’on croit et ce qu’on en sait, Paris, Le Robert et Binge audio, 2021, 324 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rey, Alain, l’Amour du français. Contre les puristes et autres censeurs de la langue, Paris, Denoël, 2007, 313 p.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

Lire Gilles Cyr

Gilles Cyr, Voix riches voix sèches, 2022, couverture

«le recueil annoté sans lourdeur
ne ruine pas les prunelles»

L’Oreille tendue rassemble ses notes de lecture dans une base de données.

L’Oreille tendue vient de lire avec plaisir le plus récent recueil du poète Gilles Cyr.

Qu’a-t-elle noté de Voix riches voix sèches dans FileMaker ? Ceci, brut.

Scènes croquées, de la Crète (sections I et II) à des endroits plus familiers. Autodérision (12, 15, 24, 26, 31, 32, 35, 39, 61, 64, 70, toute la section V et toute la section VI). «je m’attarde sur les ambiances» (15). Understatement : «peu sujets à passer inaperçus / les fromages sont excellents» (16). Contre le tourisme de masse : 20, 23. «un texte / s’alarmant sur des riens» (21). Voyage en Crète à deux. Insuffisance des mots à dire le monde (37). Poésie au je. Travail de la nature contre travail des hommes (40, 67). Actualité involontaire : «midi vaches partout» (43). Poésie concrète, matérielle (47-48). Une page = un poème (commençant par une majuscule, sans point final; autrement, seuls les noms propres ont des majuscules). Vacuité des entreprises humaines, durant une réunion (section III) : «Les choses ne tournent pas rond / c’est hyper déprimant» (52). «du coup» (16). Faune, flore. Narquois. Bibi = le poète (70) ? Image forte de la campagne : «un champ de pneus sépare aussi» (70). Une poésie qui ne se prend pas au sérieux, mais qui prend les matières du monde au sérieux (section IV). Les sections V et VI portent sur la poésie, sur la littérature — son écriture, sa lecture, son interprétation : «à toux performative / écriture enrouée» (83); «des périodiques ombrageux / ont expédié leurs comptes rendus» (88); «un essai bien troussé / cela se laisse découvrir» (89); «le recueil annoté sans lourdeur / ne ruine pas les prunelles» (90); «selon le vocabulaire désastreux / généralement en vigueur» (98). Poésie sur la poésie, sur le livre. Quelques allusions à la traduction (94, p. ex.).

Avec quels descripteurs ?

Québec
Poésie
Grèce
Crète
Humour
Icare (71)
Posture (95)

Voilà. Vous savez tout.

 

Référence

Cyr, Gilles, Voix riches voix sèches, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2022, 105 p.

 

Banque de données, saisie d’écran

La langue des machines

Yann Diener, LQI, 2022, couverture

«La psychanalyse n’est plus rien dès lors
qu’elle oublie que sa responsabilité première
est à l’endroit du langage.»
Jacques Lacan, Écrits, 1966

Notre «modernité machinique» (p. 22) a entraîné une transformation profonde de la langue, «une accélération de la diffusion du vocabulaire informatique dans le langage courant» (p. 77). Nous baignons — que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou pas — dans un «langage machine» (passim), dans une «novlangue informatique» (p. 14). Dans un court livre, LQI. Notre langue quotidienne informatisée, Yann Diener a voulu comprendre ce que nous sommes en train de perdre : de la parole, nous serions passés à la communication; nous serions de moins en moins sensibles à la polysémie (p. 18, p. 52).

Le projet de Diener est plusieurs fois exposé, p. 50, par exemple :

J’essaye de repérer ce qui est en train de changer dans notre rapport avec la fonction même de la parole. J’aimerais bien que dans cinquante ans on puisse trouver trace de comment, précisément, les rapports fondamentaux de l’homme et de la parole se sont trouvés modifiés par notre usage quotidien des ordinateurs et d’une langue informatisée.

Pour mener son enquête, l’auteur a recours à la psychanalyse, en ce qu’«elle porte fondamentalement une grande attention à la parole et au langage, donc aux glissements et aux torsions sémantiques» (p. 94). Son matériau premier est linguistique. Que signifient, au sens fort, identifiant («une sorte d’avatar du nom», p. 13), digicode et codes («cette folie des codes» [p. 17], mais aussi le code comme langage), login, processeur, chiffrement, algorithme, ordinateur, numérique, disque dur, débrancher, interface, reset, programme, logiciel, profil, présentiel, distanciel, avatar, virage numérique, dématérialisation, déconnexion ?

Il mêle anecdotes personnelles, récits de rêves et réflexions sur l’évolution du monde, afin de percer l’«épais brouillard linguistique» (p 31) du début du XXIe siècle. Le ton est crépusculaire : Yann Diener essaie de résister à la «raison informatique» (p. 14) et à l’«ignorance assistée par ordinateur» (p. 94), mais il sait combien cet espoir est illusoire. «Religions et informatiques sont peut-être les deux faces du même obscurantisme totalisant : le Grand Ordinateur voudrait bien tout organiser» (p. 50), écrit-il.

Pour suivre ce chasseur de signifiés dans ses conclusions, il faut accepter les prémisses, aujourd’hui attaquées (p. 63, p. 93), de la psychanalyse, jusqu’à l’association libre («machine» / «ma Chine») et au diagnostic, en l’occurrence d’autisme (chapitres 6 et ch. 7) et de «jargonaphasie» (chapitre 11). Il faut aussi passer sur des affirmations fausses. Diener avance qu’il y a «bien peu d’historiens de métier qui ont choisi l’informatique comme objet de recherche» (p. 17 et p. 32); il aurait été plus juste de dire qu’il ne les connaît pas. Les eût-il découverts qu’il n’aurait pas écrit qu’Alan Turing est «l’homme qui le premier a eu l’idée d’écrire un programme informatique» (p. 19 et p. 24). Il a été précédé, en ce domaine, par une femme, Ada Lovelace.

Par son titre (LQI) — mais assez peu dans le corps du texte (p. 23, p. 48, le chapitre 8) —, l’auteur rend hommage au grand livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. (L’Oreille tendue en a dit un mot ici.) À la différence du philologue allemand, Diener ne parvient pas toujours à convaincre de la portée collective de son propos. Là où Klemperer montrait l’omniprésence sociale de la langue imposée par le pouvoir nazi, son successeur semble livrer une lecture du monde contemporain fondée d’abord et avant tout sur son rapport personnel à ce monde.

C’est peut-être la limite de son entreprise.

P.-S.—Yann Diener est de ces personnes qui confondent mettre à jour et mettre au jour (p. 26).

 

Références

Diener, Yann, LQI. Notre langue quotidienne informatisée, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 103 p.

Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

Le travail de la nostalgie

Sébastien La Rocque, Correlieu, 2022, couverture

Aveu préliminaire : l’Oreille tendue n’avait pas été complètement convaincue par le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants (2017). À côté de choses très bien — la description des villages morts des Laurentides ou ceci —, il y en avait qui l’étaient moins : successions d’instantanés, personnages abandonnés en cours de récit, fin ouverte.

Correlieu, du nom du domaine du peintre québécois Ozias Leduc (p. 101), est un roman plus réussi. Il reprend des thèmes du premier — le travail manuel, l’ébénisterie, la famille —, mais il le fait en multipliant les formes, notamment linguistiques, et en déjouant les attentes des lecteurs.

Le romancier mêle des passages narrés, la retranscription d’un monologue filmé et des passages dialogués, parfois avec un chœur (p. 172). Le genre romanesque peut tout accueillir. Pourquoi s’en priver ?

Sur le plan de la langue, pas de prophylaxie typographique. Le français populaire du Québec est partout, sans guillemets ni italiques ni commentaires explicatifs. Voilà comment les personnages parlent, avec des tournures oralisées («faudrait j’dorme l’après-midi», p. 33), des anglicismes (p. 108), des québécismes.

S’il est vrai que l’auteur s’en prend à l’occasion au développement urbain en Montérégie au début du XXIe siècle (p. 131) et qu’un chapitre est intitulé «Les ruines de la Laurentie» (p. 153), ce qui aurait pu n’être qu’un discours nostalgique sur la perte de mémoire de la culture québécoise se transforme heureusement en réflexion sur le legs. Guillaume Borduas est un ébéniste de 70 ans, un peu cynique, comme ses amis qui se rassemblent autour de lui les vendredis soirs pour boire, discuter des films de Pierre Perrault et vitupérer le monde qui a changé autour d’eux. De 45 ans plus jeune que lui, Florence fera un stage sous sa direction, mais elle ne deviendra pour autant son clone. Elle choisit ce qui lui importe dans ce que lui laisse Guillaume — «Avant sa mort, Guillaume a tout légué à Florence, qui n’a conservé que sa collection de rabots» (p. 192) —, car elle sait ce qui compte pour elle dans le monde moderne.

Dans les premières pages, un fils doit sortir «de l’ombre de son père» (p. 16); à la dernière, Florence «remonte les marches en piétinant son ombre» (p. [193]). L’héritage est un choix.

P.-S.—Et la scène finale est parfaitement réussie, autour d’une chaise berçante.

 

Références

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p. Ill.

La Rocque, Sébastien, Correlieu. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 192 p.