Lire avec ses oreilles

Akos Verboczy, la Maison de mon père, 2023, couverture

L’Oreille tendue a déjà évoqué un article de Roger Chartier paru en 1990, «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne». L’auteur y déplorait la rareté des représentations (textuelles, iconographiques) des scènes de lecture dans les archives occidentales, surtout pour le XVIIIe siècle. En l’absence de ces représentations, il est difficile de faire l’historique de l’imaginaire de la lecture à travers les âges.

Ajoutons une pièce au dossier de Chartier, mais pour le XXe siècle. Cela se trouve dans un roman récent d’Akos Verboczy, la Maison de mon père :

La Matáv, la compagnie de téléphonie nationale [de Hongrie] qui n’était pourtant pas réputée pour offrir des solutions, proposait un service sur mesure pour répondre à mon caprice d’enfant : la lecture de contes par téléphone. Chaque soir, elle diffusait une histoire préenregistrée : des classiques des frères Grimm et de Perrault, des trucs nordiques ou, le plus souvent, une histoire du folklore d’Europe centrale avec ses braves gaillards en quête d’amour et de fortune. Je n’en demandais pas tant. Andréa n’avait qu’à composer le numéro et me tendre le combiné pour avoir la paix pendant quinze minutes avant de me mettre au lit. Et voilà encore un dossier réglé en un tour de main par cette mère suppléante. Une fois pour toutes. Ou presque (p. 161-162).

Pourquoi «presque» ? «Une défectuosité technique, dont la Matáv avait le secret, avait transformé le service de contes pour enfants en ligne de fête» (p. 162) : cela ne dura que quelques jours, mais c’est une autre histoire, qui n’a plus rien à voir avec la lecture assistée.

P.-S.—En effet : quand l’Oreille a évoqué la lecture à haute voix, c’était dans un contexte un tantinet moins chaste.

 

Références

Chartier, Roger, «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne», Littératures classiques, 12, janvier 1990, p. 127-147. https://doi.org/10.3406/licla.1990.1238

Verboczy, Akos, la Maison de mon père. Roman, Montréal, Boréal, 2023, 327 p.

Classiques et traditionnels

Sébastien Le Fol (édit.), la Fabrique du chef-d’œuvre, 2022, couverture

L’Oreille tendue s’intéresse à la question des classiques (auteurs, œuvres). Elle fait régulièrement cours là-dessus et elle a publié un livre à ce sujet en 2020, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour. Il allait donc de soi qu’elle lise la Fabrique du chef-d’œuvre. Comment naissent les classiques, le volume collectif dirigé par Sébastien Le Fol. (En quatrième de couverture, Le Fol est présenté comme «directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Le Point». Il aurait aussi «publié en 2021 un essai remarqué»; on ne connaîtra cependant pas le titre de cet essai.)

Qu’en retenir ?

Que la France a toujours autant de mal avec les œuvres écrites par des femmes. Des vingt-trois textes retenus, un seul est rédigé par une femme, Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar. Ajoutons à cela des commentaires de beauf sur le mouvement #metoo (p. 269) ou sur les mots écrivaine ou autrice (p. 385) et une remarque sur «le goût des femmes» () de Julian Assange (p. 275). Euphémisme : en 2022, cela désole, même si ces attitudes existent depuis bien trop longtemps.

Que les collaborateurs de Sébastien Le Fol mettent les textes de fiction en prose au premier rang des œuvres classiques; il y a onze romans et un conte, pour deux pièces de théâtre et aucune œuvre poétique, sauf à faire entrer les Fables de La Fontaine dans cette catégorie. L’essai (cinq titres) et l’autobiographie (trois titres) sont mieux représentés que ces deux genres, encore qu’on puisse se demander ce que font dans un club aussi sélect la Physiologie du goût de Brillat-Savarin et les Mémoires de guerre du général de Gaulle.

Qu’on a beau moquer les chercheurs, les universitaires et les érudits — il faut «sortir la littérature de son enfermement universitaire» (p. 19) —, ce sont souvent eux qui rédigent les meilleurs textes : Antoine Compagnon sur Montaigne, Laurence Plazenet sur Pascal, Thierry Lentz sur Napoléon, Mathilde Brézet sur Proust, Marylin Maeso sur Camus.

Que les clichés ont la vie dure. Rabelais est «le père des lettres françaises» (p. 21). La Fontaine est le «fils chéri des Muses» (p. 55); d’ailleurs, «Il versifiait comme un rossignol chante» (p. 64). Avec Candide, Voltaire a écrit un «grand petit livre» (p. 129). «Figaro EST Beaumarchais» (p. 152), le dramaturge annonçant évidemment la Révolution. Balzac est le «forçat des lettres» (p. 248).

Qu’en choisissant de se concentrer sur la genèse des classiques, les auteurs ont le plus souvent tendance à mettre de l’avant des interprétations biographiques, voire psychologisantes, et à considérer les œuvres comme des textes coupés de leur postérité sur la longue durée. Les œuvres qui deviennent classiques ne le deviennent pourtant pas pour leurs seules qualités intrinsèques, quelles qu’elles soient. Elles ont besoin de toutes sortes de relais, notamment scolaires, qui ne sont jamais pris en compte de façon soutenue dans l’ouvrage. Les classiques ne sont pas des essences; ce sont des objets historiques.

Que les aperçus vraiment neufs sont rares et d’autant plus appréciés : Montaigne en blogueur (p. 48), Pascal en concepteur d’une «bombe à fragmentation», les Pensées (p. 104), Alexandre Dumas en «show runner» à la Netflix (p. 262).

Sébastien Le Fol, dans sa préface, annonce «un ouvrage ambitieux, et que nous espérons novateur» (p. 20). On repassera.

P.-S.—Un seul Québécois figure parmi les collaborateurs, Mathieu Bock-Côté. Il présente, de Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social (1762). Son attitude n’étonnera personne — jusqu’à maintenant, on a mal lu Rousseau; ce sera différent ici —, pas plus que les thèmes choisis — la «modernité offensive» (p. 136), l’identité (p. 140), «l’ingénierie démocratique» et son rêve «d’imposer partout la même constitution» (p. 141), «l’homogénéisation politicojuridique de la planète» (p. 142), la «mystique collectiviste» (p. 145), le multiculturalisme (p. 146), les méfaits de la «philosophie politique contemporaine» (p. 147). En revanche, certaines phrases font tiquer. Le Contrat social aurait été «très peu commenté du vivant de Rousseau, à la différence de ses autres livres comme l’Émile ou les Confessions» (p. 134); les Confessions étant un livre posthume, il est difficile d’imaginer qu’il ait été commenté «du vivant de Rousseau». Quand l’auteur affirme que «la Révolution française sera même tentée de déterminer un nouveau calendrier» (p. 135), on pourrait avoir le réflexe de lui rappeler que la Révolution n’a pas été «tentée» par ce calendrier, mais qu’elle l’a bel et bien institué. Quand il évoque le «ton ampoulé des Lumières» (p. 136), on aimerait savoir à qui il pense : Diderot ? Voltaire ? Rousseau est en effet panthéonisé en 1794 (p. 144), mais Voltaire l’avait été dès 1791; qui sera, des deux, «le symbole de la nouvelle époque qui commence» (p. 144) ? Pourquoi favoriser le premier au détriment du second ? Ça fait désordre.

 

Références

Le Fol, Sébastien (édit.), la Fabrique du chef-d’œuvre. Comment naissent les classiques, Paris, Perrin, 2022, 419 p.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Benoît Melançon, Nos Lumières, 2020, couverture

Autopromotion 626

Journée d’étude «Enseigner la littérature au collégial», 13 janvier 2022, affiche

Le 13 janvier 2022, le Laboratoire intercollégial de recherche en enseignement de la littérature (LIREL) tenait sa cinquième journée d’étude.

Son thème ? «Enseigner la littérature au collégial : comment donner à lire l’altérité ?»

Son programme ? De ce côté.

L’Oreille tendue ? Elle y a présenté quelques réflexions sur l’enseignement de Candide en 2022.

Une captation vidéo de cette présentation est disponible ici.

Une version actualisée du PowerPoint se trouve .

Autopromotion 617

Journée d’étude «Enseigner la littérature au collégial», 13 janvier 2022, affiche

Le 13 janvier 2022, le Laboratoire intercollégial de recherche en enseignement de la littérature (LIREL) tiendra sa cinquième journée d’étude.

Son thème ? «Enseigner la littérature au collégial : comment donner à lire l’altérité ?»

Son programme ? Ici.

L’Oreille tendue ? Elle y présentera quelques réflexions sur l’enseignement de Candide en 2022.

L’inscription est obligatoire.

 

[Complément du 21 février 2022]

Une captation vidéo de cette présentation est disponible ici.

Une version actualisée du PowerPoint se trouve .