Analyse de texte du mardi matin

(L’autre jour, l’Oreille tendue proposait une analyse d’une critique de restaurant. Aujourd’hui, ce sera une critique de livre. Elle a paru dans le Devoir des 28-29 mars 2015.)

Voilà un texte qui est marqué par une syntaxe particulière et un rythme volontairement saccadé. La signataire de l’article souhaite imposer un style généralement peu pratiqué, du moins avec autant d’affectation, en critique littéraire : morcelé, accumulatif, raboteux.

Commençons par quelques statistiques : l’article compte 16 paragraphes et 57 phrases (les citations de l’œuvre présentée par la critique n’ont pas été comptabilisées). Sur le plan syntaxique, ce qui frappe d’abord est que, de ces 57 phrases, 24 sont dépourvues de propositions principales. À cet égard, le cinquième et le neuvième paragraphe sont emblématiques :

Autre aspect notable : les incises, parenthèses, apartés constants. Qui s’avèrent pour la plupart savoureux. Savoureux de méchanceté. Ou d’incongruité, d’étrangeté. Quand on s’y attend le moins, comme un cheveu sur la soupe.

Impossible de ne pas remarquer aussi les nombreux recoupements thématiques entre les nouvelles. La mort qui revient à tout bout de champ. Les corps qui se déglinguent. L’identité incertaine. Mais aussi, de façon impromptue, l’amour des nombres, jusqu’à l’obsession. Et la présence des chiens.

Onze phrases, pas une proposition principale. (Ça y est : l’Oreille tendue se met à écrire comme son corpus.)

Au point-virgule, absent du texte, l’auteure préfère la multiplication des points et des deux-points. Dans de rares cas, les effets de rupture se donnent à lire non pas entre les phrases, mais à l’intérieur même de celles-ci : «Parfois on est dans la fantaisie pure, ça dérape, c’est délirant»; «soutenue, pour ne pas dire savante, puis, populaire soudain, ou carrément crue, quand il est question de sexe surtout» (l’Oreille aurait bien ajouté une virgule avant «surtout»; tous les goûts sont dans la nature).

La chroniqueuse aime aussi commencer ses phrases, généralement brèves, par un adverbe à valeur anaphorique (au premier paragraphe : «Parfois», «Parfois», «Souvent»). Elle apprécie fort les reprises immédiates de mots : «Mélange» / «Et mélange»; «nouvelles» / «Des nouvelles»; «Au-delà» / «au-delà»; «noir» / «Noir foncé»; «savoureux» / «Savoureux»; «improbable» / «improbable»; «chiens» / «chien»; «jours» / «jour» ; «Chacun» / «Chacun»; «un homme» / «Un homme amoureux». La dimension incantatoire — à défaut de meilleur terme — du texte passe par ces répétitions et (infimes) variations, cette concaténation récursive.

Mais qui parle dans cette chronique ? Il y a certes une lectrice qui cherche à montrer sa compétence. Elle rend compte d’un recueil de nouvelles qu’elle a apprécié, mais elle le met en relation avec trois ouvrages du même auteur et elle donne au passage quelques éléments de sa biographie («essayiste féru de science et professeur de littérature à l’UQAM» — sans dire ce qu’est «l’UQAM» —, «né en 1959»). Elle sait de quoi elle parle.

Il y a surtout quelqu’un qui a une volonté stylistique affichée. Dans ce type de prose, l’analyse — on pardonnera à l’Oreille cette exagération lexicale — est subordonnée à la monstration d’une technique. L’œuvre décrite importe moins que le je de la critique, masqué sous un on («on fraye», «on est», «on tombe», «On joue», «on s’y attend», «On pourrait», «On voyait», «On les prend») ou sous l’impératif («Disons», «Attendez»). Ce qui doit retenir l’attention est le rythme du texte, peut-être plus que son propos.

Cela pourrait s’appeler de la critique-spectacle.

Réginald Martel (1936-2015)

Portrait de Réginald Martel

Le journaliste et critique littéraire Réginald Martel vient de mourir. C’était, sous le nom de plume Colibrius, un habitué de l’Oreille tendue.

Il pouvait aussi bien raconter ses recherches dans une quincaillerie de Trois-Rivières que la réception d’une publicité de bijoutier. Il lui arrivait aussi de se souvenir d’entrevues passées, dont une sur la traduction du vocabulaire du baseball.

Ce lecteur d’Astérix et de Tintin était sensible à la typographie et au sens des mots — blé, chocolat, exploitation, rosette.

C’est pour ça qu’il pouvait déplorer certain choix linguistique d’un de ses anciens employeurs, le quotidien la Presse.

Il chassait même le zeugme (ici, celui d’Odile Tremblay). C’est dire.

Changez-en

Un collègue de l’Oreille tendue, Pierre Popovic, le dit depuis des années : en études littéraires, il faudrait cesser de parler inconsidérément de posture.

Deux exemples lus ces jours-ci ?

Dans le plus récent numéro de la revue Liberté (306, hiver 2015) — par ailleurs excellent —, l’une parle de «non-posture» (p. 46), l’autre de «posture temporelle singulière» (p. 55).

On crée un moratoire ?

P.-S. — Un de ces jours, l’Oreille ajoutera le mot posture ici.

 

[Complément du jour]

Dès le 21 août 2011, Pierre Assouline moquait les «experts en posturologie». (Merci à @revi_redac pour le lien.)

 

[Complément du 29 avril 2016]

La presse généraliste commence itou à se méfier du mot, guillemets à l’appui : «Est-ce qu’on peut dire ça sans que ce soit une “posture” ?» écrit Yves Boisvert dans la Presse+ du jour.

Oui, méfions-nous.

 

[Complément du 14 juillet 2016]

Annonce de colloque du jour : «Féministe et étudiant.e : une posture engagée

 

[Complément du 1er décembre 2016]

L’État français s’y met. (Merci à @cgenin.)

Message de Vigipirate (France)

[Complément du 12 décembre 2016]

Julien Clerc s’y met. Il vouvoie sa (jeune) compagne ? s’interroge Paris Match. Réponse : «C’est venu comme ça et c’est naturel désormais. Mais je comprends que cela soit difficile à croire, que l’on puisse y voir une posture.»

 

[Complément du 24 septembre 2017]

La posture serait-elle un siège ?

 

[Complément du 16 décembre 2017]

C’était couru : les romanciers s’y sont mis, par exemple David Turgeon, dans le Continent de plastique (2016). Parfois, posture et position sont en concurrence : «Il n’y avait bien qu’une poignée d’aigris pour lui reprocher sa posture… sa position peut-être un brin hégémonique» (éd. de 2017, p. 14). À d’autres moments, on attendrait l’un et on a l’autre : «Toute cette saison-là j’appréhendai d’entrer dans une librairie : je savais que le livre de mon rival y serait, et en bonne posture […]» (p. 50); «Il s’était placé en posture d’attente» (p. 168). Des heures de plaisir.

 

[Complément du 8 octobre 2018]

Extrait d’un entretien, paru en 2011, entre David Martens et Jérôme Meizoz :

«D. M. — Dans le détour par lequel tu passes avant de répondre à cette première question, tu évoques le “puissant effet agrégatif” du concept de posture “sur les recherches consacrées à la figure d’auteur”, et tu considères que cela “suscit[e] une forme d’engouement presque dérangeant”. Peux-tu nous en dire plus sur ce qui te paraît dérangeant dans cet engouement ?

J. M. — D’abord, je ne peux que me réjouir d’un engouement de pas mal de chercheurs, au Québec et en Belgique, par exemple, pour ce que permet la notion de posture d’auteur. Cela signifie pour moi que les nouvelles recherches sur l’auteur, après une éclipse au temps du structuralisme, disposent désormais de bons outils pour penser l’articulation entre un sujet biographique (une personne civile), un rôle social (un écrivain) et un énonciateur textuel. Cela est dû à la conjonction progressive de recherches d’horizons divers et donc d’un véritable effet interdisciplinaire : notamment, les travaux de Ruth Amossy sur l’ethos (2010), ceux de Dominique Maingueneau sur la scénographie (2004) et les miens sur la posture d’auteur ont permis un véritable dialogue, très fécond, entre nos points de vue de chercheurs. Ceci dit, l’engouement peut conduire à un usage tous azimuts de la notion de posture (elle-même coûteuse à distinguer d’un terme du langage courant, par exemple dans le journalisme, “la posture agressive de Sarkozy”, etc.) qui risque d’affaiblir ses usages techniques précis. Je pense aussi à la notion de “champ” chez Pierre Bourdieu, qui apparaît à la fin des années 1960. Des les années 1990, tout le monde se met à voir des “champs” partout et n’importe quel enseignant d’histoire littéraire dit aujourd’hui “le champ littéraire” là où il  aurait dit, il y a trente ans, la vie littéraire ou le milieu littéraire. Or, on ne change pas une conception de la pratique littéraire avec un seul mot. Si l’ancienne conception demeure au-dessous de termes nouveaux, c’est raté. L’effet heuristique du “champ” ou de la “posture” n’est plein que lorsque toute la conception sous-tendue par la notion est investie dans l’analyse. À cause de ces effets de mode verbale, je crains que le mot “posture” ne serve bientôt à désigner tout et n’importe quoi, c’est-à-dire, d’un point de vue épistémique, rien» (p. 203).

En effet.

 

Références

«La fabrique d’une notion. Entretien avec Jérôme Meizoz au sujet du concept de “posture”. Propos recueillis par David Martens», Interférences littéraires / Literaire Interferenties, 6, mai 2011, p. 199-212. http://www.interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/606/474

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

Nouveaux conseils (titrologiques) à un jeune critique

Le jeune critique doit faire face à plusieurs difficultés. Parmi elles, le choix d’un titre percutant. Il devra se méfier impérativement des titres éculés.

Exemples de titres à fuir comme la peste.

Un roman coup-de-poing

Un poète entre tradition et modernité

Un ovni littéraire / théâtral / cinématographique (voir ici)

Écrire à livre ouvert

Un ouvrage fascinant qui se laisser dévorer… (pour un livre de cuisine)

X a passé le test du deuxième roman (merci à @david_turgeon)

P.-S. — Ce conseil s’ajoute à ceux déjà prodigués par l’Oreille tendue le 17 février et le 2 mai 2014.

Cinq (autres) conseils à un critique littéraire débutant

Le 17 février 2014, l’Oreille tendue pontifiait sur la critique littéraire. Rebelote et suite.

VI.

Utilise des verbes conjugués, pas seulement des verbes à l’infinitif. (Ne fais pas comme certaine chroniqueuse du Devoir.)

VII.

Ne parle pas de l’indicible. Si tu peux parler de quelque chose, c’est du dicible. Si tu ne peux pas parler de quelque chose, ce n’est pas ton objet.

VIII.

Cesse de tergiverser, affirme, flushe sembler de ton vocabulaire.

(«“Semble”, soit dit entre parenthèses, semble bien être la principale ressource lexicale du critique, sans doute pour se protéger des poursuites légales», Ian Watt, «L’institution du compte rendu», Actes de la recherche en sciences sociales, 59, 1985, p. 85-86, p. 85. Traduction de Rosine Christin. Présentation de Pierre Bourdieu.)

IX.

Ne dis pas d’une œuvre qu’elle est «humaine». Sauf si un chat en est l’auteur. (Merci à @ppferland.)

X.

Ne qualifie jamais un livre singulier / déroutant / original / étrange / curieux / atypique de véritable ovni littéraire. (Merci à @revi_redac.)