Suivons l’exemple de David Turgeon

David Turgeon, À propos du style de Genette, 2018, couverture

Il y a toutes sortes de raisons de se réjouir à la lecture de l’essai À propos du style de Genette (2018).

Le spitant David Turgeon y analyse, avec un souci philologique qui force l’admiration, aussi bien l’«idiolecte genettien» (p. 69) — la langue du critique et théoricien — que la «méthode genettienne» (p. 79). Il sait admirer son «tour d’esprit systématique» (p. 124), tout en notant sa «légendaire désinvolture» (p. 186 n. 10), voire son «cabotinage auctorial» (p. 121 n. 26). Il n’hésite pas à le pasticher, notamment à coups de «j’y reviendrai». Il souligne combien toute écriture est affaire de refus : «Et l’écriture de Genette est aussi faite de refus : refus de l’ostentation, de la métaphore comme centre du discours; refus de la fulgurance et du raccourci séduisant; refus de la provocation littéraire autant que du basculement dans le pur subjectif» (p. 185). La perspective est (doublement) nette : «J’ai écrit cet essai en me posant la question du style d’un essai — de n’importe quel essai, celui-ci inclus» (p. 199). Du beau monde est convoqué page après page : Barthes (indispensable interlocuteur de Genette et de Turgeon), Borges (longtemps annoncé avant de finalement faire son entrée, avec Kafka), Flaubert et Proust (ensemble ou séparément), Paulhan, etc.

À propos du style de Genette, avec son titre reprenant le «À propos du “style” de Flaubert» de Proust, est à la fois une analyse stylistique perspicace de la figure emblématique de la narratologie — or «en narratologie rien n’est simple» (p. 140) —, un hommage à Genette «lecteur ou écrivain» (p. 187) et un prolongement de la réflexion genettienne — c’est ainsi, par exemple, que l’auteur propose le concept d’«écriture au degré moins un» (p. 150).

L’Oreille tendue, après cette trop brève analyse en forme d’hommage, souhaite à son tour prolonger, modestement, la pensée de David Turgeon. Prenons la fin de la note 21, page 75 : «Seuils contient d’ailleurs lui-même, p. 413, un “Post-scriptum du 16 décembre 1986”, relégué celui-là en note infrapaginale, dont l’appel est accolé au tout dernier mot du livre : cas intéressant de note commentant un ouvrage entier».

Ouvrons maintenant la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) de Jean-Jacques Rousseau, non pas à la dernière note, mais à l’avant-dernière :

Il me paraît plaisant d’imaginer quelquefois les jugements que plusieurs porteront de mes goûts sur mes écrits. Sur celui-ci l’on ne manquera pas de dire : cet homme est fou de la danse, je m’ennuie à voir danser : il ne peut souffrir la comédie, j’aime la comédie à la passion : il a de l’aversion pour les femmes, je ne serai que trop bien justifié là-dessus : il est mécontent des comédiens, j’ai tout sujet de m’en louer et l’amitié du seul d’entre eux que j’ai connu particulièrement ne peut qu’honorer un honnête homme (éd. Varloot 1987, p. 305).

À quelques pages de la fin de la diatribe de Rousseau contre le théâtre, son lecteur est invité à reconsidérer tout ce qu’il vient de lire. Rousseau aime donc le théâtre «à la passion» ? Comment concilier ceci (l’amour) avec cela (la haine) ? Voilà un «cas intéressant de note commentant un ouvrage entier».

P.-S.—Le diderotiste en l’Oreille ne peut pas être d’accord avec David Turgeon quand celui-ci parle de «Jacques le Fataliste, avec son narrateur (que l’on peut confondre avec Diderot lui-même)» (p. 59). Un seul narrateur dans Jacques ? Non. Une identification avec Diderot ? Pas plus.

P.-P.-S.—Il y a un singulier, au lieu d’un pluriel, p. 50 n. 6, qui attriste un brin l’Oreille, de même qu’un problème d’espace à la deuxième ligne de la page 65. Elle s’en remettra.

 

Références

Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1874, 1987, 402 p. Édition établie et présentée par Jean Varloot. Édition originale : 1758.

Turgeon, David, À propos du style de Genette. Essai, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 122, 2018, 223 p.

Accouplements 120

Collectif Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, 2013, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Hunt, Lynn, «The Art of History. How Writing Leads to Thinking», Perspectives on History. The Newsmagazine of the American Historical Association, 1er février 2010.

«Most problems in writing come from the anxiety caused by the unconscious realization that what you write is you and has to be held out for others to see. You are naked and shivering out on that limb that seems likely to break off and bring you tumbling down into the ignominy of being accused of inadequate research, muddy unoriginal analysis, and clumsy writing. So you hide yourself behind jargon, opacity, circuitousness, the passive voice, and a seeming reluctance to get to the point. It is so much safer there in the foliage that blocks the reader’s comprehension, but in the end so unsatisfying. No one cares because they cannot figure out what you mean to say.»

Van Campenhoudt, Luc, «La communication orale. Partie intégrante du processus scientifique», dans Moritz Hunsmann et Sébastien Kapp (édit.), Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. «Cas de figure», 29, 2013, p. 217-228.

«La clarté et la cohérence rendent évidemment vulnérable à la critique car elles permettent aux interlocuteurs de saisir la signification des propos» (p. 225).

«Ceci est mon corps»

Catherine Voyer-Léger, Prendre corps, 2018, couvertureÀ l’origine, pendant seize mois, il y eut un site Web, toujours visible, corps dedans / dehors. Aujourd’hui, Catherine Voyer-Léger reprend les textes de son site en livre, sous le titre Prendre corps, à La Peuplade.

Le site ne balisait pas la lecture — on y entrait par le texte de son choix et on y circulait sans parcours fléché :

Il n’y a aucun point de départ à cet objet dont le code est volontairement cryptique pour la majorité des gens appelés à s’y frotter. La première responsabilité du lecteur est de trouver un mode, un modèle, un rituel — ou non — pour l’aborder en circulant parmi les cinq pages [«Terre», «Fer», «Eau», «Métal», «Bois»]. Chercher la clé organisationnelle ? Chemin possible, mais non nécessaire. L’objet littéraire peut-il se réinventer chaque fois qu’on l’aborde organisé différemment ? C’est une des questions que j’explore à travers ce projet.

Le numérique permet d’offrir pareille non-linéarité.

L’ouvrage qui vient de paraître est fidèle — autant que faire se peut — à ce défi : «Sans folios, sans mode d’emploi, ce livre se vit» (deuxième rabat). Ajoutons sans table des matières et sans texte d’introduction expliquant le projet. Au lecteur de trouver une cohérence, s’il le souhaite, aux fragments qui lui sont donnés à lire : ils sont titrés le plus souvent d’un seul mot — parfois le même mot sert de titre à plusieurs textes —, mais pas paginés, et ordonnés. En effet, des pages roses, contenant les titres des textes à venir, proposent ce qu’on appellera, à défaut de meilleur terme, des «chapitres». Les textes sont brefs — d’une ligne à une page et demie — et précédés d’une épigraphe de Roland Barthes, penseur du fragment, sur l’imaginaire du corps. Malgré quelques poèmes, la prose domine. L’auteure n’a pas peur des titres techniques : malléole, ischiojambier, dyshidrose, poplité.

Catherine Voyer-Léger, Prendre corps, 2018, page intérieurePrendre corps convoque quelques personnages : la mère et la grand-mère, plus que le père et le frère; des amants; des interlocuteurs anonymes; des médecins. C’est toutefois un je qui domine, qui essaie de donner sens à ses rapports à son corps, et ce je est bien souvent seul («l’absence de relation»). Il se souvient et le souvenir n’est pas source de joie («Le rejet comme infection»). Le corps représenté est féminin : «Mamelon», «Vulve» (suivi de «Pénis»), «Féminité», «Utérus», «Règles», «Sangs», «Pertes»; «Avortement» fait face à «Allaitement».

Cet autoportrait démembré, malgré sa sensualité, repose sur une souffrance. Cela peut prendre une forme en apparence légère : «Mon corps est essentiellement fait de nerfs coincés et d’hormones déséquilibrées» («Engourdissement»); «Mon corps est une tâche. Parmi tant d’autres» («Utilité»). Il en va de même quand l’attention portée au moindre signe mène à l’hypocondrie assumée. Plus souvent, la souffrance est profonde : «Pourquoi y a-t-il une blessure entre moi et le monde ?» («Douleur»)

Il y a malgré tout des raisons d’avancer dans Prendre corps. À de rares moments («la beauté de mes seins», «ma plus belle voix»), le corps n’est pas objet d’inquiétude. Dans les premières pages, la présence d’enfants est connotée positivement. Plus loin, quand se fait entendre le désir de maternité («Duo», «Bleus», «Perte», «Écho»), l’espoir est encore plus fort.

Dans le fragment intitulé «Transparence», Catherine Voyer-Léger écrit : «J’ai choisi l’écriture parce que c’est la forme d’art qui permet le mieux de cacher le corps.» Ce n’est pas vrai. Prendre corps en est la preuve : «Ceci est mon corps» («Point»).

 

Référence

Voyer-Léger, Catherine, Prendre corps, Chicoutimi, La Peuplade, coll. «Microrécits», 2018, s.p. Ill.

Site, corps dedans / dehors, page d’accueil

Avis aux amateurs

François Black et Stéphane Poirier, 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25e ?, 2017, couvertureFrançois Black et Stéphane Poirier sont des amateurs de hockey : «Personne qui aime, cultive, recherche (certaines choses)» (le Petit Robert, édition numérique de 2014). Ils ont publié en 2017 un ouvrage intitulé 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25? François Black avait déjà écrit un livre sur les Canadiens de Montréal en 1997; il signe 24 des 25 textes de celui de 2017. Stéphane Poirier a fait les dessins, un par chapitre, et rédigé le dernier texte. Ils aiment leur équipe et leur sport («notre beau sport national», p. 39, p. 112). Ils en proposent la petite histoire.

Ils s’adressent à d’autres amateurs. Si vous ne connaissez pas le détail des événements hockeyistiques du vendredi saint 1984 (p. 80, p. 115) ou si vous ne savez pas dans quelles circonstances le gardien Patrick Roy a quitté les Canadiens en 1995 (p. 124), ce livre n’est pas pour vous. On ne vous explique pas ces événements; vous devez déjà les connaître.

Les amateurs de livres sur le hockey, eux, ne trouveront pas ici de grandes nouveautés. Tous les lieux communs entourant l’équipe montréalaise sont là : ses fantômes, son flambeau, sa religion, sa dimension familiale, sa langue, ses rivalités (avec les Nordiques de Québec, avec les Bruins de Boston), ses innovateurs, ses grands joueurs, ses grands matchs, ses grandes saisons, ses grands propriétaires (le plus long chapitre porte là-dessus). Place est faite au hockey féminin, mais les joueuses à retenir sont uniquement francophones (p. 133); il est vrai que François Black enseigne «notre histoire nationale» (quatrième de couverture), lire : québécoise, ce qui semble déterminer son approche. Les passages les plus intéressants portent sur le Forum de Montréal et ses deux équipes «locales» au début du XXe siècle.

Il est un autre sens du mot amateur : «Personne qui exerce une activité de façon négligente ou fantaisiste» (le Petit Robert, bis). Cela correspond bien au travail éditorial qui a mené à 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25? Les problèmes sont nombreux : ponctuation aléatoire, coquilles et fautes, méconnaissance des règles de base de la typographie, absence d’uniformisation, expression bizarres («séries»… d’un match), fautes de syntaxe récurrentes (un seul exemple, p. 134 : «Devenu désuet aux yeux de plusieurs, le temps est venu de tourner la page et d’aller s’installer dans un amphithéâtre digne du nouveau millénaire» — le «temps» est devenu «désuet» ?).

Sauf pour cette variété d’amateurs que sont les collectionneurs, ce n’est peut-être pas une lecture indispensable.

 

Références

Black, François, Habitants et glorieux. Les Canadiens de 1909 à 1960, Laval, Éditions Mille-Îles, 1997, 143 p. Ill.

Black, François et Stéphane Poirier, 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25?, Québec, Les éditions Le Dauphin Blanc inc., coll. «Autrement dit», 2017, 168 p. Ill.