Faire dictionnaire

Kory Stamper, Word by Word, 2017, couverture

Ce n’est pas pour se vanter, mais l’Oreille tendue connaît des lexicographes. (Trois, pour être exacte.) Ce sont des gens parfaitement sociables. En cela, ils sont radicalement différents des spécimens dépeints par Kory Stamper dans Word by Word. The Secret Life of Dictionaries (2017), qui sont, eux, asociaux, dans le meilleur des cas. Ce portrait trop négatif est le seul reproche que l’Oreille adresserait à ce livre passionnant.

L’auteure nous rappelle que le dictionnaire — du moins celui auquel elle collabore, le Merriam-Webster — a d’abord pour mission de décrire la langue, pas de la régenter (p. 35-37). Elle montre que les langues ne sont pas des forteresses à défendre, mais des enfants avec leur indépendance vis-à-vis de leurs parents, quoi que ceux-ci veuillent leur imposer (citation ici). Elle met au jour une des difficultés majeures des lexicographes : définir les petits mots, en apparence banals («as», «but», «do», «for», «go», «how», «make», «take»). (Cela dit, «mariage», qui n’est pas un mot court, soulève des problèmes considérables.) Elle s’appuie sur l’histoire de l’anglais pour montrer comment évolue une langue et quelles difficultés cela pose au lexicographe. Les pages sur les dialectes (p. 60-67), par exemple ceux du Colorado, où elle a grandi, sont excellentes, commes celles sur la grammaire (p. 32-34), sur les dictionnaires et le numérique (p. 80-81) et sur l’autorité dictionnairique (p. 185-188). Elle donne enfin des conseils : «Go granular or go home» (p. 104).

Comment transmet-elle toute cette information ? L’approche est concrète, Stamper se réclamant de la «practical lexicography» (p. 256). Chacun des titres de chapitres comporte une description de son contenu et un mot : «Irregardless. On Wrong Words»; «Bitch. On Bad Words»; «Nuclear. On Pronunciation.» L’arsenal d’exemples est une merveille. Prenez celui-ci : dans le procès de l’assassin de Trayvon Martin, la transcription d’une conversation et les problèmes linguistiques qu’elle posait ont discrédité un témoin (p. 66-67). Il y en un autre pas mal sur l’utilisation du verbe «is» par l’ancien président états-unien Bill Clinton (p. 140). L’auteure aime parler dru : abondent sous sa plume les «turd», «damn» / «damned» / «godamn» / «goddam» / «goddamned» / «damnedest», «shit» / «bullshit», «half-assed» / «ass», «piss-poor» / «pissing contest», «fuck» / «fucking» / «Motherfucking» / «fuckers» / «motherfucker», «fart», «butt», «dickishness», «whore». (Rien là d’étonnant : «I can swear in a dozen languages», plastronne, à juste titre, l’auteure [p. 142].) Un chapitre complet, «Nude. On Correspondence», est consacré au courrier des lecteurs de Merriam-Webster (les gens écrivent beaucoup pour se plaindre et tous ont droit à une réponse circonstanciée), mais il est souvent évoqué dans d’autres passages du livre, ce qui a pour conséquence de mettre en relief ce que tout un chacun investit dans les mots et dans le dictionnaire. Le ton est fréquemment familier : «Good Lord, Cawdrey», répond ainsi Stamper à un collègue lexicographe… du XVIIe siècle (p. 70 n.). Horace ? «What a commie hippie liberal» (p. 36 n.).

Comment rendre brièvement l’expression «sens de la langue» («a feeling for language») ? Les Allemands ont un mot pour ça, que les Anglo-Saxons leur ont emprunté : «sprachgefühl» (p. 15). Kory Stamper n’en manque pas. Autrement dit, elle a l’oreille.

P.-S.—Qu’est-ce que la lexicographie ? Deux réponses de ce côté.

 

Référence

Stamper, Kory, Word by Word. The Secret Life of Dictionaries, New York, Pantheon, 2017, xiii/296 p.

Mais

Philippe Chagnon, Arroser l’asphalte, 2017, couverture

Le recueil Arroser l’asphalte de Philippe Chagnon (2017) est fait de courts poèmes qui ne sont pas titrés et qui sont indépendants les uns des autres, mais, à deux moments, il y a des brèves séries, numérotées (p. 15-17 et p. 83-86).

Les poèmes abordent fréquemment la culture musicale populaire («Des croissants de soleil pour déjeuner», p. 12; «La ballade des gens heureux», p. 54) et la culture télévisuelle (Virginie, p. 10), mais il est aussi question de Bach (p. 28) et de Coltrane (p. 80). Une comptine est réécrite, mais à l’âge du numérique : «scroll scroll scroll your boat / gently down the screen / numbly numbly numbly numbly / life is not a dream» (p. 84).

Le poète aime la langue populaire québécoise («hydro prend son gun et tire sur la plogue», p. 11; «le voisin starte le barbecue», p. 58; avoir une poignée dans le dos), mais il lui arrive de parler, au lieu de «lutte», de «pancrace» (p. 43) et d’évoquer «une passacaille pour métal / et objet non identifié» (p. 48).

Il sait que la sagesse des nations passe par des proverbes et des expressions toutes faites, mais il aime les détourner : «celle à qui tu vas faire / deux œufs-bacon demain / c’est donc vrai on ne devient pas homme / sans se faire briser des yeux» (p. 62); «mais je ne peux pas me lever / sans me prendre les deux pieds dans l’acquis» (p. 57); «que le trois fait le mois mais je ne sais plus lequel» (p. 64).

Il connaît le hockey («on donne un deux minutes pour paresse entre deux poèmes», p. 38), mais aussi le baseball («café poème baseball sur mute», p. 72).

Il s’interroge plusieurs fois sur la poésie (dans plus d’une vingtaine de poèmes), mais il publie ce livre :

je m’étais dit que non
pas aujourd’hui
pas ça mais autre chose
se contrôler se battre
contre les mauvaises habitudes
puis en fin de matinée
écrire un poème
quand même (p. 51)

L’Oreille tendue a-t-elle apprécié ? Oui, sans mais.

P.-S.—L’Oreille a publié plusieurs livres chez Del Busso éditeur. Elle y est éditeur conseil. Elle n’a été impliquée d’aucune façon dans la publication d’Arroser l’asphalte.

 

Référence

Chagnon, Philippe, Arroser l’asphalte. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2017, 91 p.

Bonheur d’Oreille

Lizz Wright au Stockholm Jazz Fest en 2009, photographie de Bengt Nyman

Aveu : jusqu’au 24 juin dernier, l’Oreille tendue ne connaissait pas l’existence de Lizz Wright. En lisant son Devoir du jour, elle découvre que cette chanteuse états-unienne honorera Ella Fitzgerald lors d’un spectacle dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal. C’était hier soir.

D’entrée de jeu, Wright a interprété quatre chansons du répertoire de Fitzgerald : «What Is This Thing Called Love», «Love You Madly», «Give Me the Simple Life» et «The Nearness of You». Pour ces pièces, pas de guitare, de basse ou de batterie — comme pour le reste du spectacle —, mais seulement le piano de Kenny Banks. Dire que celui-ci accompagne la chanteuse ne serait pas rendre justice à son travail, manifestement inspiré par l’histoire, y compris la plus récente, du jazz : ils dialoguent et s’amusent («He’s happy», déclare Wright). Toute la soirée, le jeu de cet énergumène — au piano ou à l’orgue — ravira.

On a souvent reproché à Ella Fitzgerald de ne pas être une vraie chanteuse de jazz, car elle aimait chanter de tout. On pourrait faire le même reproche à Lizz Wright, qui chante du jazz, mais aussi du gospel et de la soul, voire du motown et de la pop («The New Game»). Elle a même repris hier un classique de Neil Young, «Old Man», en version pleine de nerf. Dans les deux cas, le reproche n’aurait aucun fondement.

Comme Fitzgerald, la diction est impeccable (on n’est pas chez Bob Dylan). En revanche, la voix de Wright est plus grave que celle de Fitzgerald, et son phrasé plus heurté.

Avant le début du spectacle, Wright a reçu le prix Ella-Fitzgerald des mains de Laurent Saulnier. Dans ses remerciements, elle a parlé de la «joy without condition» de celle qui a donné son nom au prix. C’était aussi un autoportrait.

P.-S.—Même avec trois rappels, 90 minutes, c’était un brin bref.

Illustration : Lizz Wright au Stockholm Jazz Fest, 2009, photo de Bengt Nyman déposée sur Wikimedia Commons

Une question de point de vue

Marie-Hélène Larochelle, Daniil et Vanya, 2017, couvertureL’intrigue ? Emma et Gregory se sont rencontrés à Québec, puis ils ont déménagé à Toronto. Ce sont des «bobo-chics» (p. 101) qui font dans l’architecture et le design haut de gamme. La première grossesse d’Emma se termine par l’accouchement d’un enfant mort-né. Elle et Gregory adoptent alors deux enfants russes, qu’on leur présente comme des jumeaux. Le roman s’ouvre sur cette adoption. Rien ne se passera comme prévu, ni pour les parents, ni pour Daniil et Vanya, ni pour le chat Jules, ni pour les habitants du voisinage (enfants, vieille dame, amis).

Pour qui, comme l’Oreille tendue, a connu l’adoption internationale de l’intérieur, les premières pages de Daniil et Vanya, le roman de Marie-Hélène Larochelle (2017), sonnent particulièrement justes.

La romancière aurait pu aborder les relations des parents avec leurs enfants et des enfants entre eux, et l’évolution de ces relations, de toutes sortes de manières. Ses choix de narrateurs ne vont pas du tout de soi.

Le roman est divisé en deux parties. Dans la première, les enfants sont petits; Emma raconte. Dans la seconde, ils ont presque seize ans; Emma raconte toujours, mais les garçons prennent aussi la parole.

Emma, à qui il arrivera des malheurs — certains réels, d’autres de bien peu de poids —, est un personnage représenté de telle façon qu’il soit difficile au lecteur de s’identifier à elle. Elle se fâche facilement, elle regarde les autres de haut, elle est snob, elle est obsédée par les marques (iPhone et iPad, chaise Muskoka, magazine Dwell et Garden Design, sandales Salt Water, poussette Phil & Teds, thé Kusmi, manteaux Marc Jacobs ou Burberry, bureaux Peter Løvig Nielson, sac Vuitton). Elle lit des articles «sur les nouvelles techniques de parentalité» (p. 84), elle souhaite «développer le leadership» de ses fils (p. 116) et «le plein potentiel de leur curiosité» (p. 142), elle planifie leur fête «comme un événement corporatif» (p. 130), mais elle refuse de consulter des professionnels de la santé mentale (p. 124-125). Elle a beau être très troublée à l’occasion, cela ne l’empêche pas de détailler scrupuleusement comment elle se (dé)maquille (p. 104-105, p. 265). Ce mélange de drames (elle se mutile depuis l’adolescence) et de discours empruntés indistinctement à l’air du temps en fait une narratrice peu fiable, d’autant qu’elle et son mari, qui n’est pas épargné non plus, vont d’auto-aveuglements en incompréhensions.

Si l’autoportrait d’Emma tient à distance la compassion, que dire de la narration telle que la pratiquent les adolescents ? Le risque ici est formel : ils parlent d’une seule voix, au nous et au on. Cela donne lieu à des situations où l’identité elle-même, la leur comme celle de leurs interlocuteurs, est mise en question.

La vue de son corps nu nous donne une érection et on commence à se masturber pour la faire passer. Les mains derrière la nuque, Mathilde nous regarde nous agiter dans la lumière de la lanterne. Le bruit de notre respiration est amplifié par l’écho.
— Tu veux que je le fasse ? demande-t-elle.
On ne dit rien, on la regarde s’approcher (p. 210-211).

Quand il faudra distinguer la voix de chacun dans ce nous, ce sera le signe de profondes divergences à venir.

Daniil et Vanya est un roman sur l’adoption et sur ses effets sur tous ceux que cela concerne, certes, mais ni le je ni le nous qu’on y lit ne correspondent à ce que l’on attendrait d’une œuvre qui voudrait en appeler aux seuls sentiments de ses lecteurs. Cette savante construction oblige ceux-ci à prendre de la distance, à interroger leurs propres réactions, de même que celles des personnages, à ne s’apitoyer qu’avec prudence. Ce n’est pas rien.

 

Référence

Larochelle, Marie-Hélène, Daniil et Vanya. Roman, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littératures d’Amérique», 2017, 283 p.

His Bobness au Centre Bell

Billet pour le spectacle de Bob Dylan à Montréal le 30 juin 2017

À l’instigation de sources conjugales proches de l’Oreille tendue, celle-ci et celles-là ont assisté hier soir au spectacle montréalais du plus récent récipiendaire du prix Nobel de littérature, Bob Dylan.

L’Oreille ne connaît que superficiellement son œuvre, mais suffisamment assez pour savoir que, depuis plusieurs années, Dylan reprend ses classiques avec de nouveaux arrangements (ce qui précède est un euphémisme). Ainsi, il n’était pas facile, hier soir, de reconnaître «Don’t Think Twice, It’s All Right», «Blowin’ in the Wind», «Tangled Up In Blue» ou «Highway 61 Revisited» (qui portait parfaitement son titre).

La voix ? Selon Alain de Repentigny, dans la Presse+ du jour, «l’interprète […] chante faux». Il est difficile de le contredire pour certaines pièces, mais ce qui frappe est surtout la variété des voix de Dylan. À certains moments, ça ressemble à du Dylan, à d’autres à du Tom Waits, à d’autres à rien du tout. Une constante, cependant : les paroles sont toujours inaudibles.

Dylan a livré trois types de chansons au Centre Bell : des classiques à lui, des nouvelles pièces («Make You Feel My Love», «Pay In Blood»), des standards du Great American Songbook. Dans les deux premiers cas, il se tenait au piano; pour le troisième, en caricature de crooner, il allait au micro. De la même façon qu’il est ardu de reconnaître les chansons anciennes avec leurs nouveaux arrangements, les classiques du répertoire américain ont été profondément revampées (ce qui précède est un euphémisme). L’Oreille, au début du spectacle, aurait juré entendre quelque chose qui ressemblait à «Polka Dots and Moonbeams», que Dylan a interprétée sur Fallen Angels (2016); il semble qu’elle ait rêvé. (Il s’agissait, en fait, de «Why Try To Change Me Now», selon les comptes rendus de presse.)

Ce qu’il y avait de meilleur était la prestation musicale de l’orchestre qui entoure Dylan dans son Never Ending Tour. La section rythmique (basse, batterie) était particulièrement forte. Suivons Bernard Perusse, dans le quotidien The Gazette : «At several points, in fact, it sounded as if the ever-inscrutable Dylan and his brilliant backup musicians were the last American roadhouse band in the world, playing old-time rock n’ roll, lonesome country, nasty blues and smoky jazz as if it was their last gig.» (On trouve la liste des pièces jouées dans l’article de Perusse.)

Dylan sur scène ? Le spectacle commence presque à l’heure (au grand dam des nombreux retardataires), la vedette ne s’adresse jamais à la foule, ça se termine après une centaine de minutes. La fin du spectacle était parfaitement étrange : après environ 90 minutes, tous les musiciens quittent la salle sans un mot, les lumières de l’amphitéâtre restent éteintes, les spectateurs se demandent ce qui se passe, ils applaudissent sans trop d’entrain, dans l’expectative; finalement, Dylan et son orchestre reviennent pour deux pièces. Salutations. La soirée de travail est bouclée.

Les spectateurs, enfin ? Comme il fallait s’y attendre, beaucoup de têtes blanches, et quelques rares jeunes, traînés là par leurs (grands-)parents. (Signalements ici.) Était-ce l’âge (rétrécissement de la vessie, signes avant-coureurs de l’Alzheimer, etc.) ? Toujours est-il que ça bougeait constamment au Centre Bell. Les partisans des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, quand ils y assistent à un match, ont beaucoup moins besoin de se déplacer. Ils sont peut-être plus intéressés par ce qui leur est présenté.

P.-S.—Sur le site de Radio-Canada, Philippe Rezzonico racontait hier que l’organisation du Festival de jazz de Montréal (FIJM), qui accueillait le spectacle de Dylan, refusait de donner des billets aux journalistes. À bien y penser…