La langue de coton

François-Bernard Huyghe, la Langue de coton, 1991, couverture

Petite, l’Oreille tendue avait lu avec intérêt l’ouvrage la Langue de coton de François-Bernard Huyghe (1991). En lisant un excellent article d’Yves Boisvert sur la langue de bois paru dans la Presse+ du 13 octobre dernier, elle a repensé à cet ouvrage et elle a retrouvé ses notes de lecture.

La quatrième de couverture propose les définitions suivantes :

La langue de bois était celle de la rigueur idéologique; la langue de coton [LDC] est celle des temps nouveaux. Elle a le triple mérite de penser pour vous, de paralyser toute contradiction et de garantir un pouvoir insoupçonné sur le lecteur ou l’auditeur. Ses mots sont séduisants, obscurs ou répétitifs. Floue ou redondante, banale ou ésotérique, elle a réponse à tout parce qu’elle n’énonce presque rien. Ou trop, ce qui revient au même.

Cette «langue de pouvoir» (p. 13), ce «nouveau parler» (p. 22), repose sur un «certain art de la dissimulation» (p. 21) : «ce qui caractérise la LDC, c’est moins ce qu’elle dit (trop) que ce qu’elle fait oublier (tout le reste)» (p. 21). Ses traits ? Des «mots creux» (quatrième), «un chouia de charabia» (p. 10), un «vocabulaire “à faible définition”» (p. 27), un «goût du composite» (p. 30), l’«affadissement du sens» (p. 40). «C’est surtout la langue sans réplique. Elle émet des propositions qui laissent une telle place à l’interprétation que chacun est libre de comprendre ce qu’il espère» (p. 12-13). Son contexte ? La «société du commentaire» (p. 25) ou le «marché médiatique» (p. 34) : «L’art de ne rien dire s’apprend, et la langue est ainsi faite pour ne pas communiquer» (p. 10).

Pour sa démonstration, qu’il souhaite la plus pratique possible, l’auteur donne des exemples et en invente d’autres, il propose des pastiches, il s’adresse à ses lecteurs, il leur offre des exercices et il dresse, en annexe, une liste de 750 mots représentatifs de la LDC (mots kitsch, néologismes, clichés). Il en a contre les lieux communs, les idées reçues, les truismes, les stéréotypes. Il a ses têtes de Turc, notamment Jean Baudrillard — celui-ci «répond au plus haut degré à toutes les exigences d’une bonne LDC» (p. 121) —, mais aussi Michel Rocard, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Bernard-Henri Lévy, Pierre Bourdieu, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Jean-François Kahn.

Pourquoi le coton ?

Il sert à mille choses et évoque des images de confort. Le coton est doux, chaud, souple. Il est hygiénique ou thermogène. C’est une matière utile et agréable aux propriétés surprenantes. Il remplit et il absorbe. On l’utilise pour anesthésier comme pour boucher les oreilles. C’est l’accessoire indispensable du maquillage. On le file à sa guise. Il protège et il apaise; il embellit ceux qu’il revêt. On s’en sert tous les jours. Toutes propriétés qu’il a en commun avec l’idiome dont nous allons traiter (p. 11-12).

Les exemples ont beau être franco-hexagonaux — la classe politique et intellectuelle n’en sort pas grandie —, la situation décrite correspond fort bien à celle du Québec en 2017. Rappelons-le : le livre date de 1991. Plus ça change…

P.-S.—On ne peut pas vraiment dire de l’auteur que c’est un homme de gauche.

 

Référence

Huyghe, François-Bernard, la Langue de coton, Paris, Robert Laffont, 1991, 186 p.

Le passage des morts

Anne-Renée Caillé, l’Embaumeur, 2017, couverture

Une fille rencontre périodiquement son père dans un diner juif. De conversations en conversations, il lui raconte des moments de sa vie professionnelle, de plus en plus succinctement.

• Je note chaque cas en quelques phrases.
Dans un cahier noir à la va-vite, je ne veux pas en écrire trop je ne veux pas demander trop de détails, je suis le rythme.
Ensuite je reprends chaque cas et je trace un x dans la marge du petit cahier noir qui est trop petit. Quand c’est terminé quand je l’ai posé ici je fais le x et cela me rend chaque fois plus légère, pas parce que quelque chose comme de la mémoire se reconstruit, cela n’a pas tout à fait à voir avec moi, parce qu’un de moins peut-être, une question de poids et de ce qui s’érige néanmoins dans la soustraction.
J’ajoute et il soustrait j’ajoute et il soustrait, un de moins à écrire, pour moi c’est simple (p. 89).

Ce sera l’Embaumeur (2017) d’Anne-Renée Caillé.

L’ouvrage est constitué de courts fragments, presque tous consacrés à ce que le père appelle des «cas» : plusieurs suicidés, des victimes de crimes, des noyés, des morts naturelles. Il a eu charge de leur corps, charge rarement refusée. Chaque microrécit esquisse un portrait, concret, souvent dur, violent. Exemple :

• Une femme met le feu à sa maison.
Elle voulait tout brûler elle ne voulait pas brûler elle voulait mourir elle voulait seulement ouvrir le feu.

Que le reste fume.

Descend au sous-sol fusil à la main, ouvre la porte du congélateur, y pénètre, referme la porte et se tire dans la tête.

C’est une maison en cendres avec une suicidée dans un congélateur (p. 47).

On le voit : Anne-Renée Caillé est sensible au rythme de ces souvenirs, qui ne sont pas (ou guère) les siens, d’où le travail sur la ponctuation et sur les reprises / variations. Le style donne cohérence à un ensemble où s’agrègent des éclairs narratifs.

Plusieurs de ces instantanés étonnent : ce mari mis en bière avec son «dîner habituel», «un sandwich au fromage et deux petites bières» (p. 21); ce «répartiteur à la morgue» qui «avait peur des morts» (p. 65); ce bébé incinéré, dont «Il ne reste rien» (p. 70). La narratrice est parfois surprise par ce qu’elle entend; «Lui a dépassé la surprise depuis longtemps» (p. 54).

L’Embaumeur «n’est pas une enquête» (p. 17) sur la thanatopraxie, bien que l’on puisse y reconnaître des événements médiatisés en leur temps (p. 39-40, p. 91). Il montre à l’œuvre la transmission d’une mémoire familiale à préserver avant qu’il ne soit trop tard, surtout celle du père, mais aussi, brièvement, celle de la mère (p. 80-82) et celle de la narratrice elle-même : «J’ai deux souvenirs seulement» (p. 83).

Mission accomplie : «je n’écrirai pas ici à répétition, sans arrêt, mon père me dit fait mon père va me dit a fait me dit, il sera l’enfant l’homme il sera il, il se mélangera aux morts par moments, à refaire le lien, il sera à refaire, naturellement ça se fera» (p. 12).

P.-S.—Vous ne sauriez pas où ranger ce livre dans votre bibliothèque ? Mettez-le à côté de Synapses de Simon Brousseau. Ils seront l’un et l’autre en bonne compagnie.

 

Référence

Caillé, Anne-Renée, l’Embaumeur, Montréal, Héliotrope, «série K», 2017, 102 p.

Faire dictionnaire

Kory Stamper, Word by Word, 2017, couverture

Ce n’est pas pour se vanter, mais l’Oreille tendue connaît des lexicographes. (Trois, pour être exacte.) Ce sont des gens parfaitement sociables. En cela, ils sont radicalement différents des spécimens dépeints par Kory Stamper dans Word by Word. The Secret Life of Dictionaries (2017), qui sont, eux, asociaux, dans le meilleur des cas. Ce portrait trop négatif est le seul reproche que l’Oreille adresserait à ce livre passionnant.

L’auteure nous rappelle que le dictionnaire — du moins celui auquel elle collabore, le Merriam-Webster — a d’abord pour mission de décrire la langue, pas de la régenter (p. 35-37). Elle montre que les langues ne sont pas des forteresses à défendre, mais des enfants avec leur indépendance vis-à-vis de leurs parents, quoi que ceux-ci veuillent leur imposer (citation ici). Elle met au jour une des difficultés majeures des lexicographes : définir les petits mots, en apparence banals («as», «but», «do», «for», «go», «how», «make», «take»). (Cela dit, «mariage», qui n’est pas un mot court, soulève des problèmes considérables.) Elle s’appuie sur l’histoire de l’anglais pour montrer comment évolue une langue et quelles difficultés cela pose au lexicographe. Les pages sur les dialectes (p. 60-67), par exemple ceux du Colorado, où elle a grandi, sont excellentes, commes celles sur la grammaire (p. 32-34), sur les dictionnaires et le numérique (p. 80-81) et sur l’autorité dictionnairique (p. 185-188). Elle donne enfin des conseils : «Go granular or go home» (p. 104).

Comment transmet-elle toute cette information ? L’approche est concrète, Stamper se réclamant de la «practical lexicography» (p. 256). Chacun des titres de chapitres comporte une description de son contenu et un mot : «Irregardless. On Wrong Words»; «Bitch. On Bad Words»; «Nuclear. On Pronunciation.» L’arsenal d’exemples est une merveille. Prenez celui-ci : dans le procès de l’assassin de Trayvon Martin, la transcription d’une conversation et les problèmes linguistiques qu’elle posait ont discrédité un témoin (p. 66-67). Il y en un autre pas mal sur l’utilisation du verbe «is» par l’ancien président états-unien Bill Clinton (p. 140). L’auteure aime parler dru : abondent sous sa plume les «turd», «damn» / «damned» / «godamn» / «goddam» / «goddamned» / «damnedest», «shit» / «bullshit», «half-assed» / «ass», «piss-poor» / «pissing contest», «fuck» / «fucking» / «Motherfucking» / «fuckers» / «motherfucker», «fart», «butt», «dickishness», «whore». (Rien là d’étonnant : «I can swear in a dozen languages», plastronne, à juste titre, l’auteure [p. 142].) Un chapitre complet, «Nude. On Correspondence», est consacré au courrier des lecteurs de Merriam-Webster (les gens écrivent beaucoup pour se plaindre et tous ont droit à une réponse circonstanciée), mais il est souvent évoqué dans d’autres passages du livre, ce qui a pour conséquence de mettre en relief ce que tout un chacun investit dans les mots et dans le dictionnaire. Le ton est fréquemment familier : «Good Lord, Cawdrey», répond ainsi Stamper à un collègue lexicographe… du XVIIe siècle (p. 70 n.). Horace ? «What a commie hippie liberal» (p. 36 n.).

Comment rendre brièvement l’expression «sens de la langue» («a feeling for language») ? Les Allemands ont un mot pour ça, que les Anglo-Saxons leur ont emprunté : «sprachgefühl» (p. 15). Kory Stamper n’en manque pas. Autrement dit, elle a l’oreille.

P.-S.—Qu’est-ce que la lexicographie ? Deux réponses de ce côté.

 

Référence

Stamper, Kory, Word by Word. The Secret Life of Dictionaries, New York, Pantheon, 2017, xiii/296 p.

Mais

Philippe Chagnon, Arroser l’asphalte, 2017, couverture

Le recueil Arroser l’asphalte de Philippe Chagnon (2017) est fait de courts poèmes qui ne sont pas titrés et qui sont indépendants les uns des autres, mais, à deux moments, il y a des brèves séries, numérotées (p. 15-17 et p. 83-86).

Les poèmes abordent fréquemment la culture musicale populaire («Des croissants de soleil pour déjeuner», p. 12; «La ballade des gens heureux», p. 54) et la culture télévisuelle (Virginie, p. 10), mais il est aussi question de Bach (p. 28) et de Coltrane (p. 80). Une comptine est réécrite, mais à l’âge du numérique : «scroll scroll scroll your boat / gently down the screen / numbly numbly numbly numbly / life is not a dream» (p. 84).

Le poète aime la langue populaire québécoise («hydro prend son gun et tire sur la plogue», p. 11; «le voisin starte le barbecue», p. 58; avoir une poignée dans le dos), mais il lui arrive de parler, au lieu de «lutte», de «pancrace» (p. 43) et d’évoquer «une passacaille pour métal / et objet non identifié» (p. 48).

Il sait que la sagesse des nations passe par des proverbes et des expressions toutes faites, mais il aime les détourner : «celle à qui tu vas faire / deux œufs-bacon demain / c’est donc vrai on ne devient pas homme / sans se faire briser des yeux» (p. 62); «mais je ne peux pas me lever / sans me prendre les deux pieds dans l’acquis» (p. 57); «que le trois fait le mois mais je ne sais plus lequel» (p. 64).

Il connaît le hockey («on donne un deux minutes pour paresse entre deux poèmes», p. 38), mais aussi le baseball («café poème baseball sur mute», p. 72).

Il s’interroge plusieurs fois sur la poésie (dans plus d’une vingtaine de poèmes), mais il publie ce livre :

je m’étais dit que non
pas aujourd’hui
pas ça mais autre chose
se contrôler se battre
contre les mauvaises habitudes
puis en fin de matinée
écrire un poème
quand même (p. 51)

L’Oreille tendue a-t-elle apprécié ? Oui, sans mais.

P.-S.—L’Oreille a publié plusieurs livres chez Del Busso éditeur. Elle y est éditeur conseil. Elle n’a été impliquée d’aucune façon dans la publication d’Arroser l’asphalte.

 

Référence

Chagnon, Philippe, Arroser l’asphalte. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2017, 91 p.

Bonheur d’Oreille

Lizz Wright au Stockholm Jazz Fest en 2009, photographie de Bengt Nyman

Aveu : jusqu’au 24 juin dernier, l’Oreille tendue ne connaissait pas l’existence de Lizz Wright. En lisant son Devoir du jour, elle découvre que cette chanteuse états-unienne honorera Ella Fitzgerald lors d’un spectacle dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal. C’était hier soir.

D’entrée de jeu, Wright a interprété quatre chansons du répertoire de Fitzgerald : «What Is This Thing Called Love», «Love You Madly», «Give Me the Simple Life» et «The Nearness of You». Pour ces pièces, pas de guitare, de basse ou de batterie — comme pour le reste du spectacle —, mais seulement le piano de Kenny Banks. Dire que celui-ci accompagne la chanteuse ne serait pas rendre justice à son travail, manifestement inspiré par l’histoire, y compris la plus récente, du jazz : ils dialoguent et s’amusent («He’s happy», déclare Wright). Toute la soirée, le jeu de cet énergumène — au piano ou à l’orgue — ravira.

On a souvent reproché à Ella Fitzgerald de ne pas être une vraie chanteuse de jazz, car elle aimait chanter de tout. On pourrait faire le même reproche à Lizz Wright, qui chante du jazz, mais aussi du gospel et de la soul, voire du motown et de la pop («The New Game»). Elle a même repris hier un classique de Neil Young, «Old Man», en version pleine de nerf. Dans les deux cas, le reproche n’aurait aucun fondement.

Comme Fitzgerald, la diction est impeccable (on n’est pas chez Bob Dylan). En revanche, la voix de Wright est plus grave que celle de Fitzgerald, et son phrasé plus heurté.

Avant le début du spectacle, Wright a reçu le prix Ella-Fitzgerald des mains de Laurent Saulnier. Dans ses remerciements, elle a parlé de la «joy without condition» de celle qui a donné son nom au prix. C’était aussi un autoportrait.

P.-S.—Même avec trois rappels, 90 minutes, c’était un brin bref.

Illustration : Lizz Wright au Stockholm Jazz Fest, 2009, photo de Bengt Nyman déposée sur Wikimedia Commons