L’histoire de la littérature le dit et le redit : la littérature québécoise du XIXe et d’une large part du XXe siècle aurait été moralisatrice, agricole, historique, «chaste et pure comme le manteau virginal de nos longs hivers» (dixit Henri-Raymond Casgrain, en 1866, dans «Le mouvement littéraire en Canada»). La réédition récente du roman le Philtre bleu de Jean Féron (1924) permet de nuancer l’affirmation.
À Montréal, en 1907, les détectives de l’agence Godd, Hamm, Quik & cie reçoivent une lettre anonyme. Il se passerait des choses mystérieuses dans la résidence cossue, rue Sherbrooke Est, d’un mystérieux médecin, Hiram Jacobson. Les détectives ayant un vieux contentieux à régler avec Jacobson, l’un d’entre eux se déguise pour s’établir chez lui et faire enquête. Ce qui s’annonce comme un roman policier se transforme toutefois en récit fantastique.
Quik, se faisant passer pour… un neveu de Jacobson — Féron n’est guère porté sur le réalisme —, découvre l’opulence de sa résidence et ses habitants — le médecin, les pépiantes Lina, Pia et Maria, une camériste et une cuisinière. (Il ne comprendra que plus tard que la maison est aussi occupée par «un grand singe roussâtre et à demi pelé» et par «une panthère toute noire, mais légèrement tachetée de blanc et de gris» [p. 28].) Il entend surtout, la nuit, des bruits troublants.
Pour essayer d’en comprendre l’origine, il introduit subrepticement ses deux associés dans la maison. Le trio fera l’erreur de boire de ce «philtre bleu», pas encore commercialisé, inventé par Jacobson pour guérir… la lèpre. Leur imagination les entraînera de supplices en tortures, dans une crypte «horrible» (p. 96) ou «fantastique» (p. 97), où des machines atroces, certaines inspirées de «nos scieries» (p. 101), leur feront subir sévices sur sévices. L’explication finale rassurera tout le monde.
Le style est celui du roman populaire, qui ne recule ni devant la grandiloquence ni devant l’exagération. Quelques citations suffiront à le faire entendre :
la mémoire n’est pas toujours un livre imprimé en gros caractères (p. 13);
Ô lèpre ! Ô maladie infâme ! Ô pustule maudite ! Oh ! auras-tu jamais fini de faire des misérables ! Car je te tiens, lèpre immonde… et je te vaincrai, je te vaincrai (p. 39);
leurs dents, en s’entrechoquant, se brisèrent (p. 95).
L’auteur, qui n’a pas peur des répétitions, va fréquemment à la ligne :
Car la liqueur versée avait une teinte bleue… un bleu foncé, comme un Bleu de Prusse !
— Le Philtre bleu ! bégaya M. Godd.
— Le Philtre bleu ! balbutia M. Hamm.
— Le Philtre bleu ! bredouilla M. Quik.
Tous trois chancelèrent… (p. 85).
On n’est donc guère étonné par l’écriture, mais on peut l’être par le décor, par la galerie de personnages, par les horreurs que subissent (ou pas) les détectives. On l’est plus encore quand on constate que tous les protagonistes — les amis comme les ennemis de Jacobson — s’expriment, dans leur vie quotidienne, en anglais, bien que le récit soit livré en français. Si Jacobson peut lire en français les romans publiés par l’éditeur original du Philtre bleu, les éditions Édouard Garand — charité bien ordonnée commence par soi-même —, il n’en est pas de même de Quik, qui ne parle pas cette langue : «Vraiment ? je ne savais pas qu’on écrivait en français en Canada» (p. 71). Jean Féron — Joseph-Marc-Octave-Antoine Lebel de son vrai nom — met en scène une société qui n’est pas celle que l’on trouve habituellement dans les romans de la même époque. La fin du roman consistera d’ailleurs en un jeu de mots, uniquement en anglais, sur le nom de l’agence de détectives (p. 113).
Tout ça, c’est indubitable, nous change du roman du terroir.
P.-S. — Un mot sur l’édition. Il faut féliciter les gens de Moult éditions, dont c’est le deuxième titre, de donner à lire pareille curiosité, mais ils ont encore du travail à faire, et doublement. En matière de typographie : coquilles, ligatures aléatoires, espacements irréguliers. En matière d’interprétation : le rapprochement de Féron avec Sade, même martelé en préface et en postface, n’est guère convaincant; la Juliette du divin marquis n’est pas «une héroïne de roman policier» (p. 118); il n’est pas sûr que l’imagination soit «un organe du texte» (p. 120); il faut beaucoup de bonne volonté pour faire de ce roman une œuvre érotique; il est question de censure dans la postface, mais on ne sait pas si ce roman de Féron a été censuré ou pas (en tout cas, il n’apparaît pas dans le Dictionnaire de la censure au Québec). Une dernière chose : le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec dit que l’auteur est né en 1879 et est mort en 1955 (p. 706); le Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (p. 508) et l’Histoire de la littérature québécoise (p. 211) donnent 1881 et 1955; dans sa postface, Christian Lacombe retient 1881 et 1946 (p. 116). Qu’en est-il ?
Références
Biron, Michel, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, 689 p. Ill.
Dionne, René, «De la littérature française à la littérature québécoise (évolution de la littérature canadienne-française)», dans René Dionne (édit.), le Québécois et sa littérature, Sherbrooke et Paris, Naaman et ACCT, 1984, p. 31-46. (La citation d’Henri-Raymond Casgrain se trouve p. 38-39.)
Féron, Jean, le Philtre bleu. Grand récit canadien, Montréal, Moult éditions, coll. «Inauditus», 2, 2011, ix/125 p. Illustrations d’Albert Fournier. Préface de Jasmin Miville-Allard. Postface de Christian Lacombe. Édition originale : 1924.
Hamel, Réginald, John Hare et Paul Wyczynski, Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, Fides, 1989, xxvi/1364 p.
Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p. Ill.
Lemire, Maurice, avec la collaboration de Gilles Dorion, André Gaulin et Alonzo Le Blanc (édit.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Tome II. 1900-1939, Montréal, Fides, 1980, xcvi/1363 p.