Du polar et de l’exotisme

Nadine Monfils, les Fantômes de Mont-Tremblant, 2010, couverture

«Une enquête du commissaire Léon, le flic qui tricote», les Fantômes de Mont-Tremblant, polar de Nadine Monfils : du nouveau dans la catégorie «Ma cabane au Canada».

Le cadre. Un peu Montmartre et Montréal, mais surtout Mont-Tremblant (46o 12’ 25” Nord, 74o 35’ 40” Ouest). Plus exotiquement : le «pays du sirop d’érable» (p. 18 et p. 40), là où l’on mange des «crêpes au sirop d’érable» (p. 47) et des «pâtisseries à base de sirop d’érable» (p. 57-58), voire «ces grands espaces enneigés où le cœur des hommes est si chaud qu’il brise la glace» (p. 229).

L’intrigue. Meurtres (deux) dans la neige, évidemment ouatée. Deux policiers parisiens, l’un né en Belgique, l’autre au Québec, enquêtent à titre officieux. Les indices se promènent avec des pancartes sur lesquelles on a inscrit «Attention : indices !».

Le suspense. Bien réussi à la fin, notamment grâce à l’alternance de chapitres consacrés à des personnages différents.

L’accent québécois. Quand il n’est pas «savoureux» (p. 46), il est «à couper au couteau» (p. 77).

Langue. Un mélange d’argot parigot, de belgicismes (l’auteure est belge) et de québécismes, supposés ou réels. Des choses bien vues : les jurons, des tournures interrogatives (p. 109), l’utilisation de «méchants» (p. 115), la féminisation de «job» (p. 206). D’autres, moins.

Il y a des notes pour les pauvres lecteurs québécois qui n’auraient pas de dictionnaire; ainsi, ils n’auront pas besoin de se demander ce que sont les santiags (p. 21) et les rades (p. 24). Quelques expressions ne paraissent pas particulièrement courantes : «fourrer le chien» (p. 48) — là où on aurait attendu fucker le chien —, «cracher l’cash» (p. 68) — pour flôber l’cash —, avoir l’air d’avoir «mangé de l’ours» (p. 70 et p. 95) — avoir l’air de ne pas se sentir dans son assiette —, «renifler» un suspect (p. 80), passer dans une vie «comme un pet sur une tringle à rideau» (p. 140). L’Oreille tendue n’est pas sûre que la paix des ménages soit assurée quand un mari appelle sa femme «ma picouille» (p. 229). Il y a même des maximes du cru : «Va conter ça à un Chinois, il va te donner un lunch !» (p. 95).

Pour Nadine Monfils et ses personnages, «le langage coloré des Québécois était un délice» (p. 25). Cela ne suffit pas toujours.

 

Référence

Monfils, Nadine, les Fantômes de Mont-Tremblant, Montréal, Québec Amérique, coll. «QA compact», 2010, 229 p.

Sept mots pour la Belgique

Jean-Marie Klinkenberg, Petites mythologies belges, édition de 2009

Les spitantes Petites mythologies belges de Jean-Marie Klinkenberg (2003 et 2009) regorgent de propos bien vus sur la langue. Pour qui connaît l’auteur, rien là d’étonnant; l’Oreille tendue a eu l’occasion de le saluer ici et .

De l’édition de 2003, elle retient quelques mots, pour un dictionnaire personnel.

Consensus : l’idée de consensus «vertèbre la vie sociale belge» (p. 39).

Évaporation : la Belgique est un «pays promis à l’évaporation» (p. 7 et p. 39).

Façadisme. Néologisme à deux faces. 1. Archit. «Le jeu du façadisme consiste, pour un promoteur, à jeter son dévolu sur un édifice modern style, ou nouille, ou zinneke; à jeter à bas tout l’édifice, comme un fruit qu’on évide, en faisant soigneusement attention à n’en pas perdre la face; à construire derrière ce front un volume architectural généralement quelconque mais le plus souvent parallélépipédique […]» (p. 83). 2. Fig. «Règne donc ici ce que l’on pourrait nommer un façadisme généralisé. Du génie se déploie pour créer des objets qui ne sont pas ce qu’ils disent être, ou qui l’ont été mais ne le sont plus, ou qui sont seulement en puissance de l’être un jour» (p. 69).

Friture : «Jusqu’à ma mort, je me refuserai à dire “friterie”. Seules les fritures me garantissent la frite de 1,2 x 1,2 cm de section, coupée main, et déjà lourde de moutarde à venir» (p. 81 n. 28).

Nafteur : «L’espace, le banlieusard l’occupe aussi par ses déplacements pendulaires. Pour désigner le zonier en mouvement, on a même inventé un mot qui n’existe qu’en Belgique, “navetteur”. Et si d’aventure ce mot réussissait à s’exporter, sa prononciation resterait une spécialité locale; on dit : nafteur» (p. 88).

Sel : il «appartient à la fois aux frites et à l’eau» (p. 21).

Thuyas : «La culture des haies de thuyas est à la maison de banlieue ce que la miction est au chien : elle marque le territoire» (p. 80).

 

[Complément du 5 décembre 2016]

Jusqu’à aujourd’hui, l’Oreille tendue ignorait que l’on pouvait parler de navetteur au Québec. Elle découvre le mot dans le Code Québec (2016) :

Il y a les navetteurs du 450. Ils habitent la couronne formée de la région du 450 (indicatif régional) autour de Montréal, qui débute aux frontières de l’Outaouais, passe par les Laurentides et Lanaudière, traverse le fleuve jusqu’aux confins de la Montérégie. […] Ils voyagent beaucoup, ont de jeunes familles et font la navette entre leur résidence et leur travail (p. 159).

À quand les nafteurs du 450 ?

 

Références

Klinkenberg, Jean-Marie, Petites mythologies belges, Bruxelles, Labor et Espace de libertés, coll. «Liberté j’écris ton nom», 2003, 95 p.

Klinkenberg, Jean-Marie, Petites mythologies belges, Bruxelles, Les impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2009, 175 p. Édition revue et considérablement augmentée.

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de L’Homme, 2016, 237 p. Ill.

Jetable

Jean-Loup Chiflet, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, 2009, couverture

En 2004, Bernard Pivot recensait, et encensait, 100 mots à sauver. Rebelote en 2008 : 100 expressions à sauver. En guise de réponse et de prolongement, Jean-Loup Chiflet vient de publier 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, qu’il dédie à Pivot.

Le ton est alarmiste, voire apocalyptique. Le constat sur la situation linguistique en France ? Dans les meilleurs des cas : «dérive», «dérapage», «incohérence», «détournement», «paresse», «vulgarité», «absurdité», «laideur» («Eh oui, il y a des mots laids», p. 102). Dans les pires : «massacre», «peste verbale». La langue n’est plus ce qu’elle était, et il faut le déplorer.

Les responsables ? D’une part, les utilisateurs de la langue : «nos illettrés, nos fatigués des neurones et nos allergiques aux dictionnaires» (p. 26), ces «assassins de la langue» (p. 11). D’autre part, les moyens modernes de communication : télévision, téléphone portable, Internet, blogue, texto, courriel. (Pour dire les choses autrement : la rapidité des communications.) Les habitants de «Roast-Beefland» (p. 65), enfin, ces citoyens de «la perfide Albion» (p. 110).

L’auteur ne cache ni son purisme ni sa nostalgie («De mon temps […]», p. 51). Il pleure la disparition du «français correct» (p. 49). Il ne se prive pas de «pester» (p. 54). Son «ire» est omniprésente (p. 88). Malgré tout, si l’Oreille tendue a bien compris, son projet est de faire rire.

Des leçons à tirer de cela ? Pas grand-chose.

Vues du Québec, les détestations françaises, voire franchouillardes, de Jean-Loup Chiflet n’ont rien de bien étonnant. Seules exceptions : «Brut de fonderie», «De chez…», «Percuter» (au sens de comprendre, saisir), «Positiver», «Que du bonheur !», «Référent». Le «9-3» (le département de la Seine-Saint-Denis) n’est pas le «4-5-0» (la couronne montréalaise), mais le type de désignation par la géographie est le même.

Loi de la probabilité linguistique oblige, il arrive à l’auteur de viser juste : «Décrypter», «Instrumentaliser», «J’ai envie de dire», «Jubilatoire», «Microcosme», «Tout à fait» (pour oui). «Usager» est excellent : «Il existe deux catégories de voyageurs : les passagers et les usagers. Les passagers ne font jamais parler d’eux. […] Mais lorsque la machine (à vapeur…) s’enraye, ils deviennent des usagers» (p. 118).

Une dernière chose : Jean-Loup Chiflet, qui aligne les «expressions à jeter» (p. 34), n’a pas cru bon de retenir «livre jetable». On le comprend.

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Pivot, Bernard, 100 mots à sauver, Paris, Albin Michel, 2004, 128 p.

Pivot, Bernard, 100 expressions à sauver, Paris, Albin Michel, 2008, 145 p.

Au tournant du siècle dernier

Sylvie Brunet, les Mots de la fin du siècle, 1996, couverture

Quels étaient les mots, les usages et les images populaires à la fin du XXe siècle ? Sylvie Brunet en avait dressé la cartographie dans les Mots de la fin du siècle (1996).

L’ouvrage n’a perdu ni son intérêt ni son actualité. Certains des «modismes» (expressions à la mode) repérés alors ont toujours cours : grave, j’te dis pas, délocaliser, quelque part. Les propos sur le tutoiement (p. 193-197), et notamment celui de Patrick Bruel (on est en 1996…), font mouche, aujourd’hui comme hier. L’économie des mots de liaison sévissait déjà (p. 156-159). L’emprise des médias n’a pas changé : «Notre koinè à nous, c’est le médiatique» (p. 248). Les exemples sont nombreux et bien choisis.

À la lecture, un constat s’impose : l’état de discours que décrit Sylvie Brunet est encore, pour une bonne part, celui dans lequel nous vivons, en France comme au Québec.

Une citation, pour terminer ce bref éloge : «La mayonnaise qui prend évoque un phénomène d’adhésion collective, spontanée et aléatoire, et revient à “réussir dans une entreprise” tandis que le soufflé qui retombe signifie “échouer dans quelque chose”. Étrange langue que celle des images où le soufflé peut incarner l’antithèse de la mayonnaise !» (p. 88)

 

Référence

Brunet, Sylvie, les Mots de la fin du siècle, Paris, Belin, coll. «Le français retrouvé», 29, 1996, 254 p.

La langue de Tintin

Hergé, les Aventures de Tintin. Colocs en stock, 2009, couverture

Le Québec serait horrifié : Casterman vient de lancer un «Tintin en québécois», Colocs en stock, une «adaptation», par le sociologue Yves Laberge, de Coke en stock (1958). C’était prévisible : le tollé avait été généralisé dès l’annonce du projet à l’automne 2008 (le Devoir, 20 novembre, 22-23 novembre, 5 décembre et 10 décembre 2008).

Corrigeons d’abord une fausseté : il ne peut pas y avoir de «Tintin en québécois», parce qu’il n’y a pas de québécois, pas de langue québécoise. Quand Yves Laberge affirme avoir voulu proposer «une célébration de notre langue» (le Devoir, 15 octobre 2009, p. A8), il parle d’une chose qui n’existe pas. (L’Oreille tendue a déjà abordé la question : .)

Réglons aussi une autre question : cette «adaptation» n’a d’intérêt, si elle en a un, que folklorique. La langue parlée par les personnages d’Hergé, dans la version Laberge, est parfaitement artificielle, déconnectée de la réalité linguistique contemporaine, importée directement du passé (ou de l’esprit de Laberge).

Sur ce plan-là, les problèmes sont en effet nombreux.

Incohérences. Il y a parfois «Je va» et parfois «Je vas», à la même page (p. 6, p. 14). Dans deux cases qui se suivent, il y a «chus» et «shus» (p. 43).

Fautes. Tintin parle de son «air d’aller» (p. 51).

Erreurs de transcription (du moins, on l’imagine). Au lieu de «sirène», il y a «sirère» (p. 17). «Ça faut une escousse» est mis pour «Ça fait une escousse» (p. 61).

Disparition des différences linguistiques. Tout le monde parle de la même façon : Tintin, Haddock, Milou (!), Alcazar, Rastapopoulos, Oliveira de Figuera, Abdallah. Le père de ce dernier, lui, hésite : quand il écrit une lettre à Tintin (p. 6), sa langue est fleurie (c’est la même que dans l’original d’Hergé); quand il parle, il baragouine comme les autres (p. 29-32).

Inventions idiosyncrasiques. D’où peuvent bien sortir «mitaine pas de pouce» (p. 1) et «faisant-coup» (p. 6, p. 10), sinon de l’imagination de l’adaptateur ?

Faiblesses stylistiques. «C’est Dawson, l’ancien chef de la police de la Concession internationale de Shanghaï !» devient «C’est Dawson, l’ancien chef de la police de l’ancienne concession internationale de Shanghaï !» (p. 11). Un «ancien», ce n’était pas assez; deux, c’est mieux.

Obsession de la transposition. Yves Laberge n’a rien laissé au hasard. Il a «adapté» les onomatopées : «PANG» devient «BEDANG» (p. 35). Il a même transformé un «Monsieur» en «Messieur» (p. 18) ! (Il a aussi déplacé Moulinsart au Québec, puisque le Château Frontenac n’en est pas très loin [p. 10].)

Bref, l’approximation et le ridicule ne tuent pas.

(La loi des probabilités littéraires s’appliquant ici comme ailleurs, il arrive que de rares choses soient bien vues, dans un ensemble par ailleurs fort mauvais. L’Oreille avoue un faible involontaire pour le «Tiguidou, Altesse» de Tintin [p. 32] et pour le «Madame Castafjord du Saguenay» du capitaine Haddock [p. 40].)

La réaction devant cette parution est peut-être plus intéressante que l’album lui-même.

À l’exception de l’illustrateur Michel Rabagliati (le Devoir, 15 octobre 2009, p. A1), tout le monde est contre : Joël Le Bigot (à son émission Samedi et rien d’autre), les professeurs Maxime Prévost et Jean-Claude Boulanger (le Devoir, 15 octobre 2009, p. A8), Fabien Deglise (le Devoir, 17-18 octobre 2009, p. F8), Marc Fournier (le Devoir, 20 octobre 2009, p. A7), Francine Allard (la Presse, 21 octobre 2009, p. A20), Nicolas Houle (le Soleil, 21 octobre 2009), Lysiane Gagnon (la Presse, 24 octobre 2009, cahier Plus, p. 9), Éric Bouchard (sur le blogue de la Librairie Monet), Pierre Cayouette (sur le blogue du magazine l’Actualité). Interviewés à la radio, Robert Charlebois et Michel Tremblay, praticiens du joual en leur temps, n’approuvent pas l’entreprise.

Que reproche-t-on à Yves Laberge ? Marc Fournier déclare que «le français dont il s’agit dans cette farce monumentale est l’expression de notre aliénation». Francine Allard parle d’une «langue tribale». Pierre Cayouette voit une «insulte» dans cette entreprise. Lysiane Gagnon sort l’artillerie lourde — «incongruités», «imposture à de multiples niveaux», «sacré culot», «ouvrage tordu», «entreprise absurde», «paternalisme ignorant», «insulte […] de taille» — et elle subodore un complot de «pédagogues démagogues (on n’en manque pas)» pour imposer l’album dans les écoles du Québec. Éric Bouchard évoque, plus posément et plus joliment, le «joual de synthèse» de l’album. Fabien Deglise dénonce, avec mesure, la «folklorisation quasi parodique de Coke en stock». Plusieurs de ces reproches sont justes. Leur ton, en revanche, étonne.

Pour le dire d’une expression d’aujourd’hui, absente de l’adaptation d’Yves Laberge : respirons par le nez. Ça ne vaut pas la peine de monter aux barricades pour une entreprise d’une si grande pauvreté.

 

[Complément du 28 juin 2012]

En 2011, Manuel Meune publie «De la Guerre froide à la guerre des langues : Tintin au pays de la traduction. Les adaptations en langues régionales dans l’espace francophone». Il consacre deux paragraphes (p. 172-173) de son «itinéraire plurilingue» (p. 180) à Colocs en stock. Conclusion : «L’album renvoyait à une question linguistique sensible et n’a pas eu le succès escompté» (p. 172).

 

[Complément du 11 janvier 2017]

L’Oreille se trompait : l’expression mitaine pas de pouce existe. Elle a donné son titre à une chanson, interprétée par Ovila Légaré (en 1929) et par Jacques Labrecque (en 1958). La Base de données lexicographiques panfrancophone en donne la définition suivante :

Fig., péjor. Personne qui manque de caractère, qui fait preuve de lâcheté, qui se laisse facilement influencer; personne sans énergie, sans combativité.

Être une mitaine, (par renforcement) une mitaine pas de pouce. (Comme terme d’insulte). Espèce de mitaine. Traiter qqn de mitaine. — (En fonction attribut, avec valeur d’adj.). Être pas mal mitaine.

C’est noté.

 

Références

Hergé, les Aventures de Tintin. Colocs en stock, Casterman, 2009, 62 p. «Adaptation pour le Québec : Yves Laberge.»

Meune, Manuel, «De la Guerre froide à la guerre des langues : Tintin au pays de la traduction. Les adaptations en langues régionales dans l’espace francophone», dans Viviane Alary et Benoît Mitaine (édit.), Lignes de front. Bande dessinée et totalitarisme, Chêne-Bourg (Suisse), Georg et Colloque de Cerisy, 2011, p. 165-182.