Masochisme du lundi matin

L’Oreille tendue n’en disconvient pas : il n’est pas indispensable, dans la vie, de lire les chroniques de Christian Rioux dans le quotidien montréalais le Devoir. Il lui arrive pourtant d’y jeter un coup d’œil, histoire de voir où en est la pensée — qu’on lui pardonne cette exagération — conservatrice au Québec.

Vendredi dernier, une fois de plus, Rioux a écrit sur la langue au Québec. Il a, une fois de plus, démontré sa totale méconnaissance des questions linguistiques. (Pour un exemple antérieur, sur le supposé franglais, voir ici.)

La source de son ire ? La Ville de Montréal souhaite mettre de l’avant une politique sur l’écriture épicène. À quelles approximations Rioux se livre-t-il dans «Parlez-vous l’“épicène”?» ?

Il semble croire que les procédés de démasculinisation de la langue française sont récents et marginaux, voire sectaires : «Le dernier-né de ces baragouins se nomme l’“épicène”, ou “écriture inclusive”.» Comme l’a démontré de façon limpide le linguiste belge Michel Francard, cette «écriture inclusive», qui existe depuis plusieurs années, prend plusieurs formes, aujourd’hui bien connues et largement partagées. Cela est enseigné au Québec et ailleurs depuis belle lurette.

Suit une remarque qui se passe de commentaire, tant elle ne veut rien dire : «Peu importe que, par sa précision et sa délicatesse, la langue d’Anne Hébert, de Barbara et de Madame de La Fayette ait été considérée comme la plus féminine du monde.» Qu’est-ce donc qu’une «langue féminine» ? Qu’une langue «délicate» ? Qui la considérait ainsi ?

Rioux en a contre le fait «d’écrire à chaque fois “les policières et les policiers” ou de n’utiliser que des mots dits “épicènes” (qui permettent de masquer le sexe) comme “enfants”, “personnes” et “individus”»; ce serait une «gymnastique grotesque». Or cette pratique est devenue banale dans la francophonie (sauf, peut-être, s’agissant des Belges et des Corses).

Le chroniqueur ne peut pas ne pas céder à la tentation de corriger une faute de langue, à l’oral, de la mairesse de Montréal, Valérie Plante et de prétendre qu’elle veut «féminiser la langue à tous crins». Où a-t-elle dit pareille chose ? Ce n’est d’ailleurs pas elle qui pilote ce projet, mais Émilie Thuillier, la mairesse de l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville.

Les mesures préconisées par la Ville de Montréal sont évidemment de nature administrative. Rioux se demande comment pareilles mesures pourraient s’appliquer en littérature : «Même les doctrinaires les plus acharnés n’arriveront pas à appliquer des règles aussi saugrenues dans un texte suivi un peu élaboré, un essai, un roman et encore moins un recueil de poésie.» Le problème vient du fait que strictement personne ne propose d’appliquer des recommandations administratives à la création. Rien de tel que de s’inventer des ennemis imaginaires pour donner l’impression de les terrasser.

À la fin de son texte, Rioux écrit ceci : «Ce n’est pas un hasard si ces militants rêvent d’une langue où les noms communs n’ont pas de genre, où la délicatesse du “e” muet n’existe pas et où le sexe et le genre se confondent.» Cette «délicatesse du “e” muet» fait penser à l’ouvrage d’Alain Borer, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française (2014), dont Rioux écrivait, le 19 décembre 2014, que c’est un «pur délice». Les linguistes Maria Candea et Laélia Véron ne partagent pas tout à fait le jugement de Rioux : elles écrivaient en 2019, dans Le français est à nous !, que le livre de Borer était un «ouvrage […] catastophiste et nécrophilique» (p. 82). Le chroniqueur du Devoir aurait d’ailleurs intérêt à lire le cinquième chapitre de leur ouvrage, «Masculinisation et féminisation du français : la langue comme champ de bataille». Il apprendrait beaucoup de choses.

Pour nourrir sa réaction devant les «idéologues» et «militants» de la «pureté», Rioux évoque le fait que «même en Israël on utilise la numérotation arabe sans que personne ne s’en offusque». Ici, la raison argumentative défaille. Passons et abordons la question autrement.

La politique montréalaise pose-t-elle problème ? Sur deux plans, oui.

D’une part — et Rioux a raison de le déplorer —, il était inutile de proposer pareilles mesures en attaquant la supposée «suprématie» du masculin. Pourquoi ne pas les avoir présentées de façon positive, comme le signe d’une égalité souhaitée ?

D’autre part, si les formes d’écriture inclusive retenues sont communes et largement admises, il en est une qui n’a guère de sens. Si l’on en croit la journaliste Émilie Dubreuil, il y aurait un «Autre must de la communication épicène : l’ellipse. Au lieu de dire, par exemple : “La Ville recherche un responsable de la communication non genrée”, il faudrait dire ou écrire : “La Ville cherche responsable de la communication non genrée”.» Si pareille proposition s’avérait, il faudrait évidemment le déplorer. D’où cela peut-il bien sortir ?

Ce n’est évidemment pas à cette proposition contestable que s’en prend Christian Rioux. Il préfère, une fois encore, monter sur ses grands chevaux dès qu’apparaît un signe d’évolution linguistique. Celle-ci aura néanmoins lieu. D’autres chroniques de la même eau sont à craindre.

P.-S.—Christian Rioux et Denise Bombardier sont d’accord sur cette question. Ce n’est pas bon signe.

 

Références

Borer, Alain, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2014, 352 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, coll. «Cahiers libres», 2019, 238 p.

Pronom du jour

On débat en France de la place à faire aux questions de genre (gender) à l’école. C’est le contexte du tweet suivant :

«Les anti-djendeur sont pathétiques avec leur “pas de djendeur à l’école”. Le genre est appris à l’école, ms pas ds le sens qu’illes croient» (@A_C_Husson)

L’Oreille tendue ignorait l’existence du pronom illes.

 

[Complément…]

…fourni par @revi_redac : «En 2000, Louise-L. Larivière proposait ce pronom inclusif. Voir Pour en finir avec la féminisation linguistique. Et Pour une grammaire non sexiste de Céline Labrosse, 1996 (!), p. 45-46. Précision : “Afin de combler cette absence d’un pronom pluriel commun, Françoise Marois (1987) a proposé la création de la forme illes, nommée ‘collectif mixte’” (Labrosse, p. 46)».

 

[Complément du 18 juillet 2015]

La même @revi_redac vient de voir passer «celleux» sur Facebook. (Merci.)

Celleux (vu sur Facebook)

L’arroseur arrosé ?

Citation bien vilaine dans le Devoir des 22-23 décembre 2012 : «L’introduction au numéro parle […] de “chercheur.es” et aussi de “professeur.es” et d’“étudiant.es”, dans une pure novlangue uqamiennne, pour inclure dans la même faute le masculin et le féminin» (p. E2).

Étrange arithmétique du même journal une dizaine de jours plus tôt au sujet de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue : «Les efforts ont néanmoins porté leurs fruits. Le taux de diplomation universitaire s’est amélioré. Fait à noter : les trois quarts des étudiantes sont des femmes» (p. A2). Commentaire de @MADandurand (merci pour la citation) : «L’autre 1/4 des étudiantes est de quel sexe ?».

La novlangue serait-elle partagée ?

Langue péripatéticienne

Débat, sur remileroux.net, au sujet de la façon de traiter le féminin dans le Petit Robert junior. S’agit-il de stigmatisation, comme le dit l’auteur de l’article ? Ou d’un des effets pervers de la nomenclature retenue, selon quelques-uns des commentateurs ? Allez-y voir.

Ce débat a rappelé à l’Oreille tendue un tableau fort pratique, que lui a fait découvrir un jour sa collègue @AndreaOberhuber.

Un gars : c’est un jeune homme.
Une garce : c’est une pute.

Un courtisan : c’est un proche du roi.
Une courtisane : c’est une pute.

Un masseur : c’est un kiné.
Une masseuse : c’est une pute.

Un coureur : c’est un sportif.
Une coureuse : c’est une pute.

Un rouleur : c’est un cycliste.
Une roulure : c’est une pute.

Un professionnel : c’est un sportif de haut niveau.
Une professionnelle : c’est une pute.

Un homme sans moralité : c’est un politicien.
Une femme sans moralité : c’est une pute.

Un entraîneur : c’est un homme qui entraîne une équipe sportive.
Une entraîneuse : c’est une pute.

Un homme à femmes : c’est un séducteur.
Une femme à hommes : c’est une pute.

Un homme public : c’est un homme connu.
Une femme publique : c’est une pute.

Un homme facile : c’est un homme agréable à vivre.
Une femme facile : c’est une pute.

Un homme qui fait le trottoir : c’est un paveur.
Une femme qui fait le trottoir : c’est une pute.

La langue n’est pas neutre. On le savait, mais il n’est pas mauvais de le répéter.

P.-S. — L’Oreille est bibliographe. Elle se sent donc fort mal de ne pas pouvoir attribuer précisément ce texte à son auteur.

 

[Complément du jour]

Il suffisait de demander : une fidèle lectrice de l’Oreille tendue attire son attention sur la chanson «C’est une pute» du «rappeur fictif» Fatal Bazooka sur son album T’as vu (2007). On peut l’entendre ici. Ses paroles ne correspondent pas exactement au texte qu’on peut lire ci-dessus, mais l’esprit, lui, est précisément le même.

 

[Complément du 8 février 2015]

On peut donc comprendre cette personne d’avoir choisir entraîneure plutôt qu’entraîneuse.

Entraîneure ou entraîneuse ?

 

 

[Complément du 5 mars 2016]

Sur la question de la féminisation des titres de fonction, l’Oreille tendue recommande un billet de la chronique de Michel Francard, «Vous avez de ces mots…», paru le 4 mars 2016 dans le Soir (Belgique).

 

[Complément du 25 août 2016]

Sonia Rykiel vient de mourir. Interrogation de Nicolas Ancion sur Twitter : «Pourquoi est-ce que “couturière” évoque une petite main, là où “couturier” fait haute couture ?»