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Ta-Nehisi Coates, Between the World and Me, 2015, couverture

«I am wounded.»

Il y a de ces livres qui vous secouent, vous bouleversent, vous ouvrent les yeux. Between the World and Me, du journaliste Ta-Nehisi Coates, est de ceux-là. Sa réflexion sur le racisme états-unien tient en trois mots, constamment martelés : body — le racisme est affaire de corps; plunder — ce corps est nécessairement meurtri; The Dream — c’est la vie rêvée, qui n’existe que par l’oppression du corps noir, et qui lui est interdite. Le livre est fait de souvenirs, d’analyses. Le ton est souvent celui du pamphlétaire. La prose est tranchante : les choses allaient mal du temps de l’esclavage, elles vont mal, elles vont continuer à aller mal — mais ce n’est pas une raison pour cesser d’essayer d’avancer.

Parmi les nombreuses choses à retenir de Between the World and Me, il y a celle-ci : les races sont de pures constructions. Il y a des gens «qui se croient blancs» et des gens «qui se croient noirs». Or ce n’est l’essence de personne : «race is the child of racism, not the father» (p. 7).

Ci-dessous, quelques notes de lecture, appelées par des noms propres.

(West) Baltimore C’est là où Coates, maintenant établi à New York, a grandi. Les spectateurs de la série télévisée The Wire ne seront pas dépaysés par le portrait qu’il fait de ses rues et de leur violence. Un mot résume tout : peur.

Bellow, Saul L’écrivain a demandé un jour «Who is the Tolstoy of the Zulus ?» (p. 43). Devant pareil dénigrement implicite (les Zoulous n’auraient pas de grand homme de lettres), il y a deux réponses possibles. La première consiste à chercher, chez les Zoulous, un équivalent à Tolstoï. La seconde, à s’approprier Tolstoï, ainsi que l’a écrit Ralph Wiley : «Tolstoy is the Tolstoy of the Zulus» (p. 56). L’auteur est passé d’une attitude à l’autre.

Brown, Michael / Eric Garner / Renisha McBride / John Crawford / Tamir Rice / Marlene Pinnock / Abner Louima / Anthony Baez / Trayvon Martin / Jordan Davis / Kajieme Powell / etc. La liste des victimes est longue, et incomplète.

God Il n’y a pas de Dieu dans le monde de Ta-Nehisi Coates : «I have no God to hold me up» (p. 113).

Howard University Les années qu’il a passées dans cette université de Washington ouverte exclusivement aux Noirs ont été déterminantes dans la vie de l’auteur. Il y avait d’abord eu sa lecture de Malcolm X, puis Howard. Tout son rapport à la culture en a été transformé. Pour la désigner ou, plus justement, pour dire ce qu’elle incarne, il emploie l’expression «The Mecca». Ce fut un «miracle» (p. 120) et ce l’est toujours.

Jones, Prince Carmen Cet ami de l’auteur a été tué par un policier (noir). Il n’est pas de jour que Coates ne pense à lui (p. 90). Le portrait qu’il brosse de son ami, le récit qu’il livre de sa mort et la description qu’il fait de ses funérailles ne s’oublieront pas facilement. (La troisième et dernière partie du livre rapporte une rencontre avec la mère de Jones, quelques années après son assassinat.)

Obama, Barack Lisant Ta-Nehisi Coates, on ne peut pas ne pas penser au Dreams from my Father. A Story of Race and Inheritance de Barack Obama. Le premier n’a rien, mais rien du tout, de la sérénité (retrouvée, construite) du second. On aurait aimé assister à leur rencontre à la Maison-Blanche (récit, en baladodiffusion, ici).

Paris Trois voyages : de sa femme, de lui, de leur famille (p. 116-129). Ils découvrent une ville où la peur ne les contraint pas en permanence. (Trois voyages ne confèrent pas la maîtrise d’une langue : les deux seuls passages en français sont fautifs [p. 126, p. 129].)

Samori C’est le prénom du fils de Coates. Il a quinze ans et le livre se présente (artificiellement, mais peu importe) sous forme de lettre à lui adressée. Son père lui explique ce qu’est le racisme, comment celui-ci va s’en prendre à son corps, ce qu’il lui est possible de faire et de penser pour résister. «Here is what I would like for you to know : In America, it is traditional to destroy the black body — it is heritage» (p. 103). Il lui raconte de quelle façon il a pu, lui, s’en tirer, si tant est qu’on puisse jamais s’en tirer, écrit-il : grâce à sa famille, grâce à lui, Samori, grâce à la mère de celui-ci — «I always had people» (p. 88).

P.-S. — Il n’est question de langue que très rarement dans Between the World and Me. Citons néanmoins ce passage : «Not long ago I was standing in an airport retrieving a bag from a conveyor belt. I bumped into a young black man and said, “My bad.” Without even looking up he said, “You straight.” And in that exchange there was so much of the private rapport that can only exist between two particular strangers of this tribe that we call black. In other words, I was part of a world. […] In that single exchange with that young man, I was speaking the personal language of my people» (p. 119-120).

 

[Complément du 14 août 2015]

On peut lire un extrait du livre sur le site du magazine The Atlantic.

 

Références

Coates, Ta-Nehisi, Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, 152 p. Ill.

Obama, Barack, Dreams from my Father. A Story of Race and Inheritance, New York, Three Rivers Press, 2004, 457 p. Édition originale : 1995.

Norbert Elias (1897-1990)

Norbert Elias est mort il y a vingt-cinq ans aujourd’hui. Le psychologue Steven Pinker a signalé la chose par un tweet insistant à la fois sur l’importance de la pensée d’Elias et sur le fait qu’il est peu connu :

Ce tweet renvoie au blogue de l’historien John Carter Wood, Obscene Desserts, qui explique comment Elias a nourri son travail de recherche sur le crime et la violence. Il regrette de ne l’avoir jamais rencontré : «On the long list of deceased intellectuals from the past with whom I’d like to have had the chance to have dinner, Norbert Elias is at the top

En français, la sociologue Nathalie Heinich a publié une introduction à son œuvre en 1997. Dans des travaux de jeunesse, l’Oreille tendue a emprunté à Elias le concept de configuration afin d’étudier des correspondances de femmes du XVIIIe siècle.

L’œuvre de Norbert Elias est peut-être injustement méconnue, mais elle réunit des psychologues, des historiens, des sociologues, des littéraires. Ce n’est pas rien.

 

Références

Heinich, Nathalie, la Sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, coll. «Repères», 1997, 121 p.

Melançon, Benoît, «La configuration épistolaire : lecture sociale de la correspondance d’Élisabeth Bégon», Lumen. Travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle. Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies, XVI, 1997, p. 71-82. https://doi.org/1866/31893

Melançon, Benoît, «La lettre contre : Mme du Deffand et Belle de Zuylen», dans Benoît Melançon (édit.), Penser par lettre. Actes du colloque d’Azay-le-Ferron (mai 1997), Montréal, Fides, 1998, p. 39-62. https://doi.org/1866/14089

Conseils épistolaires du jour

Karl Peltzer, la Lettre modèle, 1970, p. 11

«Ces quelques lignes constituent une bonne leçon en matière de contenu, style et aspect d’une lettre. Il est plus difficile d’écrire que de parler. L’auteur d’une lettre n’a pas le destinataire devant lui, il ne connaît pas son humeur au moment où sa correspondance sera lue et ne voit pas l’effet des mots sur son comportement. Les méprises, les interprétations erronées, les réactions imprévues sont toujours possibles. Dans la conversation particulière, on peut immédiatement rectifier ses paroles. Il faut donc bien réfléchir avant d’écrire, bâtir un plan logique et s’exprimer clairement pour être exactement compris.

[…] Les grandes phrases creuses et rebattues ainsi que les détestables expressions en vogue sont à bannir» (p. 11).

 

Référence

Peltzer, Karl, la Lettre modèle. Précis international de correspondance commerciale et privée. Tome 2. Français, Paris, Dunod, 1970, 184 p. Ill. Édition française par M. Rideau et C. Zufrieden.

Autopromotion 174

Affiche de la conférence du 20 avril 2015

Lundi prochain, le 20 avril, l’Oreille tendue participera, avec Carl Bouchard et Fabien Théofilakis, à la table ronde qui suivra la conférence de Laurent Véray, «Archives, écritures et mises en formes audiovisuelles de l’histoire. L’exemple de la Première Guerre mondiale».

C’est à 14 h, salle C-1017-02 du Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal (3150, rue Jean-Brillant).

Après la table ronde, on présentera le film la Cicatrice. Une famille dans la Grande Guerre (réalisation de Laurent Véray, 2013).

Renseignements : karine.abadie@umontreal.ca

Autopromotion 172

Le 4 avril 2003 — il y a donc douze ans aujourd’hui pile-poil —, l’Oreille tendue présentait une conférence intitulée «Écrire en prison. Le cas Sade» au colloque «La rhétorique épistolaire sous l’Ancien Régime» (University of Manitoba, Winnipeg, Manitoba, Canada).

Trois ans plus tard, elle soumettait au comité organisateur du colloque le texte revu de sa conférence, puisque des Actes devaient paraître, sous la direction de Claude La Charité. Ont-ils paru ? Pas à la connaissance de l’Oreille.

On trouvera ici, en PDF, ce texte de 2006.