Autopromotion (indirecte) 854

Anthony Glinoer, les Classiques littéraires, 2025, couverture

Dans son essai Défense de la littérature, en 1968, Claude Roy s’intéressait au statut des œuvres classiques :

Une chose pourrait rendre les classiques profondément embêtants, mortels : ce serait de les croire immortels. Heureusement, ils ne sont pas immortels. Chaque génération enterre des classiques, en ressuscite d’autres. Tout se passe avec eux exactement comme dans la compagnie des vivants : les gens entrent, sortent, on préfère les uns, ignore les autres, et dans chaque être, ce qui vient à la lumière bouge, change, varie (p. 97).

C’est précisément aux mécanismes de l’évolution des classiques que s’intéresse Anthony Glinoer dans un livre qui paraît ces jours-ci, les Classiques littéraires. Introduction à une sociologie.

L’Oreille tendue ne peut pas ne pas vous recommander la lecture de cet ouvrage; elle en a été l’éditrice conseil.

P.-S.—Oui, c’est cet Anthony Glinoer-là.

 

Références

Glinoer, Anthony, les Classiques littéraires. Introduction à une sociologie, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2025, 147 p.

Roy, Claude, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 161, 1979, 187 p. Édition originale : 1968.

Lectures sous contrainte

Page de garde avec la signature de Benoît Melançon, juillet 1980

La retraite permet de se livrer à des expériences imprévues. Au cours des dernières semaines, l’Oreille tendue, par exemple, a décidé de ne lire que des livres de sa bibliothèque achetés il y a plus de quarante ans et jamais lus / achevés, ou complètement oubliés. (Elle en possède quelques-uns.)

Bilan d’étape.

Beaucoup de ces livres procurent des bonheurs de lecture, indûment reportés : Gustave Flaubert, la Tentation de saint Antoine (1874); Alain-Fournier, le Grand Meaulnes (1913); Blaise Cendrars, Bourlinguer (1948); Gabrielle Roy, Rue Deschambault (1955 — mais le premier texte choque fort aujourd’hui, bikôse le mot en n-); Franz Kafka, la Métamorphose (1955); Samuel Beckett, Fin de partie (1957); Claude Roy, Défense de la littérature (1968); Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort (1968); Jacques Ferron, le Saint-Élias (1972).

Certains se laissent lire, sans plus, aussitôt refermés aussitôt presque oubliés : Honoré de Balzac, Une fille d’Ève (1839); Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe (1959); Heinrich Böll, l’Honneur perdu de Katharine Blum ou Comment peut naître la violence et où elle peut conduire (1975); Peter Handke, la Femme gauchère (1976).

Mais il y a aussi des daubes : Raymond Radiguet, le Diable au corps (1923); André Malraux, la Voie royale (1930, le pire de tous).

À suivre ?

Assassinat critique du jour

Claude Roy, Défense de la littérature, éd. de 1979, couverture

«Vauvenargues excelle à ces profondeurs vagues. Ses maximes et réflexions sont souvent des monuments de marbre en mou de veau, une guimauve qui imite l’airain. Il est bien brave, mais bien flou.»

Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 161, 1979, 187 p., p. 166-167. Édition originale : 1968.

P.-S.—On ne peut rien vous cacher : à une époque de sa vie, l’Oreille tendue a écrit quelques comptes rendus de livres de Claude Roy. Ça se retrouve ici.

L’oreille tendue de… Jean-François Vilar

Autrement, 111, janvier 1990, couverture

«Réunir ces “guides”, historiques ou littéraires, purement anecdotiques parfois, prend du temps. Aucun, en lui-même, n’est satisfaisant, vraiment complet. C’est pour cela qu’il faut flâner, avant, feuilleter beaucoup, prendre des notes, tendre l’oreille.»

Jean-François Vilar, «Paris énigmes», Autrement, série «Mutations», 111, janvier 1990, p. 19-21, p. 20.

P.-S.—Jean-François Vilar ? À votre service.

Lecture normande

Giuliano da Empoli, l’Heure des prédateurs, 2025, couverture

Il y a du pour.

Dans l’Heure des prédateurs (2025), Giuliano da Empoli est très habile à mettre en lumière les comportements politiques contemporains. «Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives» (p. 46), écrit-il; aujourd’hui les techniques offensives dominent. Il faut toujours agir, de préférence de façon irréfléchie, si on veut rester en position de domination (p. 62-63) : «le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants» (p. 75). Les tenants de la gauche (les «avocats») sont de plus en plus dépassés par les événements : «Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et […] les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend» (p. 49). Cela est particulièrement vrai du développement, non régulé par les États, de l’intelligence artificielle. Le classement des situations politiques qui va, en descendant, de The West Wing à House of Cards puis à The Thick of It ou Veep amuse (p. 23). Des rappels sont utiles : «il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique» (p. 77).

Il y a du contre.

Le livre serait écrit «du point de vue d’un scribe aztèque et à sa manière, par images, plutôt que par concepts, dans le but de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place» (p. 13); ce «scribe aztèque» est une affèterie, dont l’auteur aurait pu faire l’économie sans aucun mal. Montrer sa culture, c’est bien; l’étendre, un brin moins. Faut-il vraiment, dans un livre aussi bref, histoire de contrer la «vague illibérale» (p. 86), convoquer à la barre Sándor Márai, Curzio Malaparte, Prosper Mérimée, Dany Laferrière, Stendhal, Jean Renoir, Gustave Flaubert, Woody Allen, Ortega y Gasset, Thomas Hobbes, Léon Tolstoï, Federico Fellini, Johann Wolfgang von Goethe, Alezandre Kojève, Vasari, Léonard de Vinci, François Guichardin, Roger Nimier, Plutarque, Suétone, William Shakespeare, Dante, Fénelon, Daniel Halévy, Jean Guéhenno, Thomas Mann, Joseph de Maistre, Jean-Paul Sartre, William Gibson, Søren Kierkegaard, Italo Calvino et Franz Kafka (l’Oreille tendue s’excuse par avance auprès de ceux qu’elle aurait oubliés) ? Machiavel est indispensable à la démonstration — nous vivons entourés de personnes inspirées par César Borgia, les «borgiens» —, mais les autres, c’est moins sûr. L’énumération ci-dessus ne comporte pas les noms des politiques innombrables avec qui fraie l’essayiste, de capitale en capitale : il fréquente du beau monde et il accumule les air miles; on a compris.

Il y a du triste : le mot «digitale» mis pour «numérique» (p. 74), l’absence de majuscule à «Mémoires» (p. 81). Chez Gallimard…

 

Référence

Da Empoli, Giuliano, l’Heure des prédateurs, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2025, 151 p.