Les zeugmes du dimanche matin et de Fabrizio Bucella

Fabrizio Bucella, Pourquoi boit-on du vin ?, éd. de 2021, couverture

«En effet, les membres du jury mettent une note sur dix en plus du cœur à l’ouvrage» (p. 132).

«Les Carmes Haut-Brion, famille Pichet, sortent de leur poche Philippe Starck et le chéquier» (p. 207).

«Très vite, l’ensemble de l’aristocratie bordelaise mettra la main au portefeuille et la pioche dans la terre» (p. 216).

«Après avoir réalisé le tour des vignobles et de la question, l’auteur n’a pas trouvé l’oracle […]» (p. 263).

Fabrizio Bucella, Pourquoi boit-on du vin ? Une enquête insolite et palpitante du prof. Fabrizio Bucella, Malakof, Ekho, 2021, 286 p. Ill. Édition originale : 2019. Préface d’Alexandre Abellan.

 

P.-S.—Vous ne connaissez pas le professeur Bucella, ses «Salukes !» et sa passion du zeugme ? Vous devriez. Commencez par ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Jackie Robinson aujourd’hui

Michael G. Long (édit.), 42 Today, 2021, couverture

«Not even Jackie Robinson subscribed
to this magical construction of Jackie Robinson
»
(Kevin Merida).

L’Oreille tendue l’a dit et répété : elle admire l’ancien joueur de baseball Jackie Robinson. Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif qu’on lui a consacré en 2021 sous le titre 42 Today. Que reste-t-il de Robinson aujourd’hui ?

Les auteurs rassemblés par Michael G. Long avaient pour mission de réévaluer l’héritage du célèbre numéro 42 en allant, au besoin, contre la vulgate robinsonienne, voire contre la mémoire défendue par sa veuve, Rachel Robinson (p. 3). Il s’agissait de rendre toute sa complexité à cet homme entier, farouchement indépendant d’esprit, à ses convictions et à ses combats comme à ses contradictions. Pareilles attitudes mènent à des interprétations parfois divergentes dans le public et chez les chercheurs, et à une relative solitude chez le principal intéressé.

Certains textes de 42 Today reprennent des choses connues, par exemple sur le style de jeu batailleur de Robinson (George Vecsey). Un autre, sur sa religion, le méthodisme, manque de relief (Randal Maurice Jelks). Celui de Yohuru Williams, sur la lutte de Robinson pour la défense des droits des Noirs aux États-Unis, fait double emploi avec plusieurs textes de l’ouvrage collectif.

Des approches sont plus neuves : sur la signification du numéro 42 (Jonathan Eig) et sur l’interdiction de le porter parmi les joueurs de la Ligue nationale de baseball depuis 1997 (David Naze); sur le choix tout pragmatique de la non-violence par Robinson, comme chez Martin Luther King (Mark Kurlansky); sur l’incapacité des médias «blancs» à reconnaître l’importance du recrutement de Robinson par Branch Rickey au milieu des années 1940 (Chris Lamb); sur son adhésion ponctuelle au Parti républicain et sur son appui temporaire à Richard Nixon (Gerald Early).

Sridhar Pappu montre que les échecs de Robinson ne doivent pas être minimisés — il parle de «tragédie» (p. 85) —, mais qu’il faut les mesurer à ses ambitions. Alors qu’il était peut-être, au début des années 1960, la personnalité noire la plus puissante des États-Unis (p. 88), il n’aura pas pu parvenir à ses objectifs. En fait, un des leitmotive du livre est que personne, à ce jour, n’a modifié profondément la nature raciste de ce pays.

Si Robinson n’a pas obtenu ce qu’il revendiquait, Peter Dreier, dans le plus long chapitre de l’ouvrage, «The First Famous Jock for Justice», rappelle combien d’athlètes ont, à sa suite, mené un combat politique : Billie Jean King, Megan Rapinoe, Curt Flood, Colin Kaepernick, plusieurs autres encore. Ils sont ses émules, mais aucun ne l’a surpassé dans ses luttes sociales : «Robinson set the stage for other athletes to speak out, but no other professional athlete, before or since, has been so deeply involved in social change movements» (p. 136).

Une réflexion comme celle de Dreier permet de réfléchir à des questions peu abordées jusqu’à maintenant par les spécialistes, par exemple le rôle de modèle de Robinson pour les athlètes féminines (Amira Rose Davis). Dans le dernier texte de l’ouvrage, en contrepoint à celui de Davis, Adam Amel Rogers souligne combien la recherche par la communauté LGBTQ du «gay Jackie Robinson» est vouée à l’échec : c’est mettre la barre beaucoup trop haut («an unrealistic standard of excellence», p. 200).

La contribution la plus forte de 42 Today est toutefois la première. Dans «The Owner», Howard Bryant oppose deux façons de défendre les droits des Noirs aux États-Unis. Beaucoup prônent l’«advancement»; ils espèrent que ces droits seront progressivement reconnus par l’ensemble de la population. Jackie Robinson pensait exactement le contraire : selon sa logique («ownership»), il était un Américain comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Il n’attendait pas que quelqu’un lui accorde quoi que ce soit. Ce patriote, parfois conservateur, parfois progressiste, était chez lui aux États-Unis, et il n’a cessé de le clamer.

Cette façon de penser n’était certainement pas la plus facile à défendre, mais c’était la sienne et il n’a jamais hésiter à l’affirmer. Son principal héritage n’est-il pas là ?

 

Référence

Long, Michael G. (édit.), 42 Today. Jackie Robinson and His Legacy, New York, New York University Press, A Washington Mews Book, 2021, xiv/239 p. Ill. Foreword by Ken Burns, Sarah Burns, and David McMahon. Afterword by Kevin Merida.

Délier la langue

Mireille Elchacar, Délier la langue, 2022, couverture

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), et de l’Oreille tendue. Avec Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Mireille Elchacar apporte sa pierre à l’édifice.

L’an dernier, avec Amélie-Hélène Rheault, Elchacar publiait «La présence des linguistes lors de débats sur la langue dans la presse écrite québécoise». Soucieuse de cette «présence», elle souhaite qu’elle soit de plus en plus importante (p. 11-13, p. 16, p. 17). Elle invite ses collègues à s’en prendre aux «idées reçues» (p. 7, p. 62, p. 121) et «aux discours convenus sur le français au Québec» (p. 17), à rejeter le «discours moralisateur» (p. 10, p. 144), «dénigrant» (p. 16) ou «puriste» (p. 60).

Pour sa part, dans cet «exercice de vulgarisation» (p. 7), elle s’attaque à deux questions, notamment dans une perspective historique : les anglicismes, l’orthographe. Des premiers, elle rappelle qu’ils sont trop souvent uniquement affaire de jugement de valeur. De la seconde, elle montre qu’elle est incohérente, illogique et opaque en français et qu’elle devrait être réformée, et elle insiste sur les difficultés pédagogiques que pose son enseignement. Il faudrait sortir de la «nostalgie d’un passé qui n’a jamais existé» (p. 70).

Mireille Elchacar a recours à un très grand nombre d’exemples. Certains sont bien choisis. Pourquoi remplacer cocktail par coquetel (p. 54, p. 64) ? Comment écrire alibi si on n’a jamais vu ce mot (p. 134-135) ? D’autres sont moins convaincants. Baby-foot n’est pas un «faux anglicisme» spécifique au Québec (p. 34 n. ii). Ni baseball ni camping ne sont du «registre familier» dans cette aire linguistique (p. 49). Pendant des années, le discours médiatique québécois sur la langue a été obsédé par la tournure la fille que je sors avec; est-ce encore d’actualité (p. 59-60) ?

À juste titre, l’autrice insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de toujours distinguer les registres quand on réfléchit aux phénomènes linguistiques, de même qu’aux rapports complexes de l’oral et de l’écrit. Elle fait bien ressortir le fait que le français québécois n’a pas de syntaxe qui lui serait propre (p. 58-61); il n’existe pas de langue qui s’appellerait le québécois. Elle propose d’utiles synthèses (p. 61). Des formules font mouche : «Nous vivons en ce moment la plus grande période de fixité de l’orthographe française» (p. 113).

Délier la langue se termine sur «Quelques pistes pour l’avenir» (p. 139-145). Mireille Elchacar souhaite que le Québec soit à l’«avant-garde» de l’«amélioration de l’orthographe française» (p. 140), en allant plus loin que les réformes de 1990 (p. 140-141) et en revoyant les règles de l’accord du participe passé (p. 142-144). Elle appelle aussi de ses vœux «une nouvelle manière de parler de la langue au Québec» (p. 145) fondée sur les travaux des linguistes et non sur les discours s’en prenant aux seules fautes, réelles ou supposées.

Entendons-la.

P.-S.—L’Oreille tendue, dix-huitiémiste de son état, est tatillonne en matière de Siècle des lumières : non, l’Encyclopédie, qui a paru de 1751 à 1772, ne compte pas 35 volumes (p. 32), mais 28 (17 de textes, 11 d’illustrations). Il ne faut pas confondre l’Encyclopédie dirigée par Diderot et D’Alembert et son Supplément, avec lequel ils n’ont rien à voir.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue, bibliographe de son état, est tatillonne en matière de références. Elle ne s’explique pas qu’on puisse évoquer nombre de textes sans en donner ni la référence ni, au moins, le titre ou la date de parution (p. 10-12, p. 14, p. 15, p. 19, p. 33). Elle déplore que, dans la bibliographie finale, le même titre apparaisse sous deux formes (p. 152 et p. 154; p. 157). Des titres cités ne se trouvent pas en bibliographie (p. 89, p. 141). Dire d’Alain Rey qu’il est «coauteur du Petit Robert» (p. 100) est abusif. Tout ça fait désordre.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Elchacar, Mireille et Amélie-Hélène Rheault, «La présence des linguistes lors de débats sur la langue dans la presse écrite québécoise», dans Carmen Marimón Llorca, Wim Remysen et Fabio Rossi (édit.), les Idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives, Berlin, Berne, Bruxelles, New York, Oxford, Varsovie et Vienne, Peter Lang, coll. «Sprache – Identität – Kultur», 2021, p. 277-301.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

Les limites de la passion

Radjoul, Créoliser le québécois, 2022, couverture

Radjoul Mouhamadou est né au Togo en 1986. Vivant au Québec depuis 2016, il a publié récemment un essai, sous son seul prénom (p. 74), Créoliser le québécois. Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement. Il y expose, enfilade de métaphores et de néologismes à l’appui, sa «passion Québec» (p. 134). Celle-ci est incontestable. Cela dit, il n’est pas sûr que l’enthousiasme soit toujours le meilleur conseiller.

S’agissant d’«identité» et de «rapaillement» — pour reprendre les mots du sous-titre —, les sources de la pensée de Radjoul sont claires : d’une part, Édouard Glissant, de l’autre, Gaston Miron (dont il ne partage pourtant pas toutes les positions linguistiques). Sur le plan de la «langue», c’est moins clair, ce qui amène l’auteur à des propositions bien peu convaincantes, cela sur trois plans.

Le vocabulaire linguistique est fort imprécis. Radjoul croit à l’existence d’une langue autonome qui s’appellerait «le québécois», ce qui ne l’empêche pas de multiplier les étiquettes : «parlure» (passim) et «parler» (p. 84), «topolecte francophone» (p. 5), «ton québécois» (p. 10), «variété française d’Amérique du Nord» (p. 12), «phrasé québécois» (p. 36), «français parlé au Québec» (p. 38), «variante linguistique issue du français» (p. 43), «vernaculaire québécois» (p. 60), «tissu sonore québécois» (p. 65), «variant québécois» (p. 87), «variante francophone spécifique» (p. 121), «matériel linguistique québécois» (p. 121), etc. Il est difficile de distinguer ce qui relèverait de l’analyse documentée de la seule impression auditive.

Cette confusion terminologique est d’autant plus ennuyeuse qu’elle n’est appuyée sur aucune réelle description de cette «langue étrangère» (p. 41) au français que serait «le québécois». Aurait-elle une syntaxe propre ? Il est certes question de la «syntaxe approximative» du français québécois (p. 14), d’une «syntaxe standard […] parfois […] tellement bousculée qu’il n’en reste presque plus rien» (p. 38) et des «entorses» locales «aux règles de syntaxe» (p. 59), mais il n’y a pas, dans tout l’ouvrage, un seul exemple de particularisme syntaxique du français du Québec — pas un. Serait-il caractérisé, ce français, par son lexique ? Radjoul met en italique quelques mots du cru et disserte sur des expressions dans son dernier chapitre, mais de tels mots et expressions ne font pas une langue. Faudrait-il le singulariser par son accent ? L’auteur le refuse (p. 49 et suiv.). Disons-le simplement : Radjoul affirme que le français du Québec est une langue différente de toutes les autres, mais il ne le démontre jamais. (Pourquoi ? Parce que ce n’en est pas une. C’est une variété régionale de français.)

Dans de très nombreux passages, Radjoul en a contre l’essentialisme et la «fétichisation des langues» (p. 107). Fidèle à Glissant (p. 30), il ne cesse de préférer la Relation (ce qui change) à l’Être (ce qui serait fixe). Or, s’agissant de langue, il parle d’essences sans paraître s’en rendre compte. Quand il évoque le français de France, il est manifestement insensible à la variation régionale (p. 43) de cette langue réputée «hautaine et lointaine» (p. 39). Quand il chante les mérites du français du Québec, il ne tient aucun compte des contextes d’énonciation, comme si tous les Québécois, dans toutes les situations, s’exprimaient toujours avec le même registre de langue. S’il avait, par exemple, tenu compte de la langue des médias, il lui aurait été impossible de dissocier le français du Québec de ce qu’il appelle le «français standard» (p. 38, p. 59, p. 122, p. 128), cette chose qui n’est qu’une… essence fictive.

Vouloir proposer un «nouvel imaginaire des langues» (p. 58) ? Pourquoi pas. Sans souci démonstratif ni information solide ? Non.

P.-S.—L’auteur et son éditeur ont du mal avec les noms propres : à la même page sont confondus Naomie Fontaine et Naomi Fontaine (p. 21), Mila et Milan Kundera (p. 25), Albert Mémmi et Albert Memmi (p. 53), Louise Gauvin et Lise Gauvin (p. 82); le Franck Neuveu de la p. 57 est Franck Neveu. Ils ont aussi du mal avec la syntaxe (p. 23, p. 34, p. 40, p. 51, p. 68, p. 81, p. 83, p. 87, p. 100), avec l’accord (p. 42, p. 85, p. 119, p. 121, p. 125), avec les pléonasmes (p. 17, p. 111), avec des mots aussi simples que «debout» (p. 33) ou «parangon» (p. 129), et avec la typographie — pour deux «devenir-créole» avec trait d’union, il y en a autant sans (p. 113-119). Ça fait désordre.

P.-P.-S.—Non, Pointe-aux-Trembles ne fait pas partie des «toponymes énigmatiques enveloppés dans le mystère et la poésie» (p. 62); c’est la Commission de toponymie du Québec qui le dit. Non, Antoine Tanguay n’est pas écrivain (p. 85).

 

Référence

Radjoul, Créoliser le québécois. Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2022, 134 p.