Un héritage à transmettre

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couvertureOn le dit souvent : les sociétés — du moins les occidentales — ont du mal, aujourd’hui, à transmettre leur héritage, à léguer leurs valeurs, à assurer le passage d’une génération à l’autre.

Il en est ainsi, au Québec, du juron : comment faire partager à ses descendants l’art de sacrer, ce grand plaisir de la vie ? Quelle est la meilleure façon de les doter de ce bagage linguistique nécessaire ?

Pendant longtemps, la mainmise cléricale assurait un relais fiable. Qui entendait parler régulièrement de tabernacle et de calice n’était jamais dépaysé par un tabarnak ou un câlice. (Chacun sait que les plus beaux sacres québécois sont d’origine religieuse.)

On peut aussi, en matière de filiation linguistique, compter sur la seule force de l’exemple. Un père formera son fils, qui n’aura qu’à tendre l’oreille. De même, mais moins fréquemment peut-être, mère et fille.

Avant de lire Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) de François Blais, l’Oreille tendue n’avait jamais mesuré l’importance des jeux d’enfants dans la formation des jeunes langues.

Les petites Samuelle et Anne-Sophie ont perdu une pièce de casse-tête. Leur oncle, «mononcle Alex», décide de les aider à la retrouver. Il leur demande si, «parmi les moyens mis en œuvre pour retrouver l’objet, on avait essayé celui consistant à proférer des gros mots». Réponse : non. On y va : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! À votre tour les filles…» Elles s’y mettent : «Horrifiées et grisées à la fois, les deux fillettes répétaient les terribles incantations, d’un ton hésitant au début puis, voyant que rien de fâcheux ne se produisait, allant crescendo jusqu’au “tabarnak” final, qui fut pratiquement hurlé […]» (p. 124-125). Bien sûr, elles retrouvent tout de suite la pièce manquante.

Il y a peut-être là une leçon pour les sociétés occidentales.

 

[Complément du 7 juin 2021]

Emma Byrne mène des recherches sur le juron. Citons-la : «Learning how to use swearing effectively, with the support of empathetic adults, is far better than trying to ban children from using such language» (Apprendre à jurer de façon efficace, avec le soutien d’adultes empathiques, vaut beaucoup mieux que d’essayer d’empêcher les enfants d’utiliser des mots comme ceux-là).

A-t-elle lu François Blais ?

 

Références

Andrews, Robin, «Why You Should Teach Your Kids To Swear, According To Science», article électronique, IFLScience, 30 mai 2018. https://www.iflscience.com/editors-blog/why-you-should-teach-your-kids-to-swear-according-to-science/

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.