L’université dans le poste

Sandra Oh, Nana Mensah et Holland Taylor dans The Chair, Netflix, 2021

Dans la série The Chair (Directrice), Sandra Oh joue le rôle d’une professeure d’université, Ji-Yoon Kim, spécialiste d’études littéraires, appelée à diriger son département (celui d’anglais), dans une université états-unienne («lower-tier Ivy»), tout en s’occupant de sa fille adoptive (d’origine mexicaine), Ju-Ju. Sur tous ces plans, l’Oreille tendue a connu des expériences similaires. Comme l’ensemble de ses collègues, elle pense donc avoir quelque chose à dire de cette série produite par Netflix (2021, six épisodes de 30 minutes).

Sortir des lieux communs ?

The Chair aime les clichés. Les administrateurs universitaires de Pembroke University sont des crapules indignes de leur responsabilité intellectuelle. Les étudiants n’ont pas le sens commun; chez eux, la réflexion critique cède le pas à des prises de position identitaires sans la moindre nuance. La vie universitaire tourne continuellement autour des questions de race : Ji-Yoon Kim est la première femme et la première Asiatique à diriger son département; Yazmin McKay (Nana Mensah) pourrait être la première Afro-Américaine à être nommée professeure titulaire de littérature anglaise. Les professeurs en fin de carrière sont tous plus (Elliot Rentz, John McHale) ou moins (Joan Hambling) cons.

Il y a pourtant des moments où les scénaristes, Amanda Peet et Annie Julia Wyman, essaient de sortir de ces clichés. Elliot Rentz (Bob Balaban) est un vieux spécialiste de Melville qui refuse de se renouveler, mais une scène intime avec sa compagne le montre sous un autre jour : sa femme l’oblige à porter une couche, en jouant d’allusions littéraires et en rappelant ce qu’elle a dû sacrifier pour sa carrière à lui, tout cela sans la moindre acrimonie. La médiéviste Joan Hambling (Holland Taylor), après 32 ans à Pembroke, décide de demander qu’on reconnaisse les injustices dont elle a été victime. Si, dans le cas de Hambling, cela mène à un développement narratif bienvenu (pour elle), ce n’est pas vrai pour Rentz; le moment où il pourrait prendre une certaine épaisseur n’est suivi de rien; il reste le vilain unidimensionnel de l’histoire, incapable, comme il se doit, de se servir d’un photocopieur.

Rôles féminins, rôles masculins

En l’occurrence, les rôles féminins sont les mieux réussis dans la série. La petite Ju-Ju terrorise les gens autour d’elle, à la fois par ses gestes, par son vocabulaire et par ses questions : «But why are you a doctor ? You never help anybody», demande-t-elle à sa mère, qu’elle traite à un moment de «puta»; «We’re about to see another penis», prévient-elle Bill Dobson alors qu’ils feuillettent un livre. Yazmin McKay, au cours d’une assemblée départementale, rappelle que, quand on est une professeure en début de carrière, on a intérêt à lire attentivement les règlements de cette assemblée. Joan Hambling, qui est spécialiste de Chaucer, aime parler crûment (et boire beaucoup). Ji-Yoon Kim a eu à choisir : soit elle suivait son compagnon dans une autre université dans des conditions qui ne lui convenaient pas, soit elle restait où elle était, seule. Cet aspect de la série est particulièrement réussi : on voit bien que les conditions des carrières universitaires ne sont pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes.

Ceux-ci ne sont pas gâtés. Bill Dobson (joué par Jay Duplass) est le professeur cool, vaguement adulescent, mal rasé et mal habillé, adoré de ses étudiants, jusqu’au jour où il fait un geste déplacé en classe, puis se met les pieds dans le plat à répétition. Paul Larson (David Morse) est le doyen qui n’entre plus jamais dans une salle de classe et qui est obsédé par le risque du moindre débordement qui pourrait inquiéter les riches donateurs qui l’emploient. John McHale (Ron Crawford) est un personnage complètement ridicule : toujours endormi, volontiers pétant («Was it me or you ?»), il n’a strictement aucune épaisseur dramatique; il serait difficile de faire plus caricatural. David Duchovny fait un caméo dont on espère qu’il soit ironique.

Rire de soi ?

Bien sûr, on rit devant The Chair : les séquences d’ouverture de chaque épisode, notamment, sont efficaces; Holland Taylor est spectaculaire. Oui, on partage les difficultés et hésitations de Ji-Yoon Kim, que rend fort bien Sandra Oh. Certes, les enjeux abordés sont d’importance : la liberté d’expression, le rôle de l’argent dans les établissements universitaires, les relations raciales, le traitement réservé aux femmes et aux minorités. Évidemment que certains professeurs d’université devraient prendre leur retraite au lieu de s’incruster. Tout cela est juste, mais guère neuf.

Il manque à The Chair la volonté de sortir des sentiers battus et rebattus.

P.-S.—Plusieurs professeurs d’université autour de l’Oreille tendue semblent prendre plaisir à la caricature que leur propose The Chair. Ils auraient peut-être intérêt à se demander ce que révèle cette caricature de leur milieu et d’eux-mêmes. Sommes-nous vraiment si nuls ? Et si contents de l’être ?

Interprétation spontanée

Dessin de Jean Jullien, 13 novembre 2015

Comment donner sens aux attentats qui viennent d’avoir lieu à Paris ? Depuis vendredi dernier, on entend sur toutes les tribunes des politologues, des sociologues, des spécialistes de l’étude des religions ou de la sécurité, tant d’autres déjà, s’y essayer. Parmi les concepts qu’ils utilisent, il y a celui de génération.

Ce concept n’est pas nouveau. En histoire de la littérature, par exemple, il a été popularisé par Albert Thibaudet dès 1921, puis développé en 1936 dans son Histoire de la littérature française :

Pour notre part, nous adapterons un ordre dont nous ne nous dissimulons pas les inconvénients et l’arbitraire, mais qui nous paraît avoir l’avantage de suivre de plus près la démarche de la nature, de coïncider plus fidèlement avec le changement imprévisible et la durée vivante, de mieux adapter aux dimensions ordinaires de la vie humaine la réalité et le produit d’une activité humaine : c’est l’ordre par générations (éd. de 1963, p. xiii).

L’idée de génération ne fait pas l’unanimité chez les historiens de la littérature, mais elle est constamment reprise, notamment par des essayistes (François Ricard) et par des historiens (Michel Winock). Elle est omniprésente, aujourd’hui, dans une revue comme Nouveau projet, qui en fait une de ses clés d’interprétation du monde.

Le rapport avec les attentats du 13 novembre ? «Ce qui forgera la génération Bataclan», titre le Devoir d’hier, en reprenant un article du quotidien Libération signé Didier Péron (p. A4). Sous nos yeux, une génération est née, qui côtoie celle de Charlie hebdo :

Deux générations ont été visées. L’assaut des frères Kouachi entendait faire taire la vieille garde de l’esprit gauchiste libertaire et son insolence laïcarde. Tirer à bout portant notamment sur Cabu (76 ans), sur Wolinski (80 ans), sur Bernard Maris (68 ans), c’était pas de pitié pour les rieurs et pas de respect pour les ancêtres. Les événements de vendredi viennent décimer un autre genre de public […]. Une même scénographie de l’irruption violente, dans le bureau de l’hebdomadaire le 7 janvier post-conférence de rédaction et dans la salle surchauffée [du Bataclan] vendredi, alors que le concert bat son plein. […] Si l’on veut bien considérer qu’en France, plus que partout ailleurs, une génération se définit par son baptême de révolte ou de manif, qu’il s’agisse des étudiants de Mai 68 ou des émeutiers de 2005, on a le sentiment que, pour la première fois peut-être, une génération naît et meurt la même année. Un gamin peut ainsi s’être fondu dans l’immense cohorte de la manifestation du 11 janvier, après la tuerie de Charlie Hebdo, et s’être fait tuer dix mois plus tard, selon une ordalie djihadiste qui manie la mort aléatoire et la lisibilité des massacres.

Pour Péron, en bon praticien de la génération, celle-ci se définit par la date de naissance.

Avoir 20 ans en 2015, c’est être né en 1995, l’année des huit attentats islamistes à la bombe avec la traque de Khaled Kelkal, et c’est avoir 6 ans quand les tours jumelles s’effondrent. On ne sait pas décrire la part obscure, invisible des imprégnations politiques qui façonnent les individus au long cours des années d’apprentissage, quand on sait si bien le faire des traumas privés par la psychanalyse.

Comme la génération : une interprétation spontanée.

 

[Complément du jour]

Sur son blogue, l’ami Michel Porret écrit, lui aussi après avoir évoqué Charlie hebdo : «il s’agit de plonger dans l’effroi la génération hédoniste des villes multiculturelles et cosmopolites (au moins 19 nationalités parmi les victimes) qui refusent l’intégrisme au nom de la diversité et de la liberté dans les relations humaines»; «Rétorquer démocratiquement à la stratégie de l’effroi terroriste devrait amener à évaluer lucidement ce qui, depuis une génération au moins, exclut de la République une génération issue de l’émigration. La génération perdue de l’éducation nationale. La génération renvoyée à l’impasse miséreuse de la ghettoïsation socioculturelle, de la prolétarisation galopante, du délit de faciès, de l’accumulation des haines identitaires, du chômage incessant et de la survie dans la petite et grande criminalité organisée» («Stratégies de l’effroi», la Ligne de mire, 16 novembre 2015).

 

[Complément du 18 novembre 2015]

En juin 2015, Malek Boutih, le député de l’Essonne, a remis au premier ministre de la France le fruit d’une «une réflexion sur l’analyse et la prévention des phénomènes de radicalisation et du djihadisme en particulier». Le titre de son rapport ? Génération radicale. On le lit ici.

 

[Complément du 23 novembre 2015]

Sur Mediapart, le 20 novembre, Sarah Roubato publie une «Lettre à ma génération : moi je n’irai pas qu’en terrasse».

 

[Complément du 24 novembre 2015]

Selon les Inrocks, il faudrait parler des Générations Bataclan (au pluriel). C’est ici. (Merci à @machinaecrire pour le tuyau.)

 

[Complément du 30 novembre 2015]

Dans son discours d’hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, François Hollande va aussi dans le sens d’une interprétation générationnelle :

Ces hommes, ces femmes, avaient tous les âges, mais la plupart avait moins de 35 ans. Ils étaient des enfants lors de la chute du mur de Berlin, ils n’avaient pas eu le temps de croire à la fin de l’Histoire, elle les avait déjà rattrapés quand survint le 11 septembre 2001. Ils avaient alors compris que le monde était guetté par de nouveaux périls. Les attentats du début de l’année les avaient bouleversés. Beaucoup, je le sais, avaient tenu à manifester le 11 janvier, comme des millions de Français.

[…]

Avant elle, d’autres générations ont connu, à la fleur de l’âge, des événements tragiques qui ont forgé leur identité. L’attaque du 13 novembre restera dans la mémoire de la jeunesse d’aujourd’hui comme une initiation terrible à la dureté du monde, mais aussi comme une invitation à l’affronter en inventant un nouvel engagement. Je sais que cette génération tiendra solidement le flambeau que nous lui transmettons.

[…]

Malgré les larmes, cette génération est aujourd’hui devenue le visage de la France (le Devoir, 28-29 novembre 2015, p. B5).

 

Références

Ricard, François, la Génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal, 1992, 282 p.

Thibaudet, Albert, «Réflexion sur la littérature : l’idée de génération», Nouvelle revue française, 16, 1921, p. 344-353.

Thibaudet, Albert, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1963, xiii/587 p. «Notice» de Léon Bopp et Jean Paulhan. Édition originale : 1936.

Winock, Michel, l’Effet de génération. Une brève histoire des intellectuels français, Vincennes, Thierry Marchaisse Editions, 2011, 129 p.