Ça, c’est une incise, pontifia-t-il

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

«il a tenté des incidentes»
Jean Echenoz,
les Grandes Blondes

 

En matière d’apposition, on distingue l’incidente de l’incise.

La première s’insère dans la phrase par juxtaposition pour la commenter. Définition du Petit Robert (édition numérique de 2010) : «Se dit d’une proposition qui suspend une phrase pour y introduire un énoncé accessoire.»

Exemple : «Je soutiens que les idées sont des faits; il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors c’est la faute du style» (Gustave Flaubert, cité dans Grammaire Larousse du français contemporain, p. 10).

La seconde est également une proposition juxtaposée, mais elle a une fonction spécifique. Définition du Bon Usage : «Les incises sont des incidentes particulières indiquant qu’on rapporte les paroles ou les pensées de quelqu’un. Elles sont placées à l’intérieur de la citation ou à la fin de celle-ci. Le sujet est placé après le verbe» (éd. de 1986, p. 614).

La forme la plus banale de ce procédé est celle avec un verbe comme dire.

«Vous êtes gai, monsieur, me dit l’autodidacte» (Jean-Paul Sartre, cité dans Grammaire Larousse du français contemporain, p. 10).

«Siècle de vitesse ! qu’ils disent» (Louis-Ferdinand Céline).

«Faites donner la garde, cria-t-il» (Victor Hugo).

«Qu’est-ce donc qu’il regarde ? demanda-t-il» (Mauriac).

Dans leur Grammaire Larousse du français contemporain, Jean-Claude Chevalier, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard hasardent la phrase suivante : «Cette construction est limitée à quelques verbes (dire, penser, répondre, affirmer…)» (p. 67). Il est facile de prouver que ce n’est pas le cas.

On peut créer des incises avec toutes sortes de verbes, ce qui permet d’ajouter du sens à ce qui pourrait simplement relever de l’attribution d’une parole.

Ton de l’interlocuteur

«Il y a quelqu’un, mi-vocalisa-t-il, il n’y a personne ?» (p. 49).

«Rhonf, produisit la voix» (p. 157).

«Ils veulent me lyncher, hennit-il» (p. 236).

Volonté de mettre un terme à un échange

«Bon, raccourcit brusquement Benedetti, alors vous me trouvez cet oiseau, hein» (p. 72).

Nécessité de passer le temps

«Ces trucs sans colorants, meubla Georges, il faut faire attention au goût pour savoir ce que c’est» (p. 91).

Atténuation d’un propos

«Rien, minimisa Crémieux, pas grand-chose» (p. 99).

Emportement

«Louée sois-tu, Belle-sœur, trépigna le masque en agitant vers elle une main de gauche impérative […]» (p. 140).

Flatterie

«Vous n’avez pas tort, flatta le commerçant» (p. 193).

Mouvement dans l’espace

«Monsieur Shapiro ? s’approcha Ripert» (p. 194).

Exaspération

«Qu’il s’incarne, s’exaspéra le chœur» (p. 221).

Indignation

«C’est lui, s’indigna l’un deux» (p. 240).

Voilà ce que l’on peut (notamment) tirer d’un seul roman, Cherokee (1983), de Jean Echenoz. On pourrait multiplier les exemples, tant chez cet auteur que chez d’autres, par exemple San-Antonio.

Bref, la liste des verbes qu’on peut placer en incise est quasi infinie, n’en déplaise aux auteurs de la Grammaire Larousse du français contemporain.

P.-S.—Qu’on se le rappelle : il y a jadis naguère, l’Oreille tendue a rencontré le verbe inciser dans une incise. C’était chez Christian Gailly.

P.-P.-S.—François Bon, sur tierslivre.net, a vu l’importance des incises chez Echenoz. Elles «sont un arrangement de positions verbales sur le thème (on se dit qu’il a dû beaucoup aimer Stendhal), elles ne portent que cet effort invisible d’un déménageur de piano pour seulement instaurer le faux détachement qui est la marque d’Echenoz, et par quoi le signe met en triangle le réel et la langue, et vous-même en flottement dans les rapports ordinaires du monde, sans quoi la poésie ne serait pas […]».

P.-P.-P.-S.—L’apposition ? «Ce mot ne dénote pas une fonction à proprement parler, mais un cas particulier de la construction que nous appelons mise en position détachée. / Un terme (ou un membre) apposé est toujours séparé par une pause (marquée dans l’écriture au moyen d’une virgule) du terme auquel il se rapporte. Il est ainsi mis en relief, qu’il soit antéposé ou postposé» (Grammaire du français classique et moderne, p. 25).

 

[Complément du 23 janvier 2016]

La démonstration vient d’être faite : Jean Echenoz a le sens de l’incise. Relevons encore celle-ci, tirée du récent Envoyée spéciale (2016) : «Entrez, monosyllabe sèchement le général […]» (p. 124). Voilà à la fois un néologisme de fort bon aloi et une indication sûre sur la prononciation du général, qui sait concentrer deux syllabes en une.

 

[Complément du 23 octobre 2017]

Dans un cégep apparaît un «ponctuateur», raconte Emmanuel Bouchard dans la nouvelle «Manipulations syntaxiques» de son recueil les Faux Mouvements (2017, p. 52). De quoi s’agit-il ?

L’installation occupait l’espace de deux postes informatiques, que David avait relocalisés dans la salle réservée aux tuteurs. Ça sera certainement aussi utile. R’garde. Et il avait pris au hasard une plaquette de cèdre : «répond-il», par exemple. Une incise. Essaie de l’accrocher à celle-ci, «Ce n’est pas de tes affaires». Impossible. Puis le cube de bois est sorti de sa poche comme un lapin du chapeau. Le morceau qu’il faut pour joindre les deux plaques, c’est le bloc virgule. Essaie les autres blocs — point-virgule, point, deux-points : aucun ne fonctionne (p. 51).

La ponctuation est affaire bien concrète.

 

[Complément du 2 mai 2021]

Inclinons-nous devant cet extrait d’Adultère, le roman d’Yves Ravey (2021) : «Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante, malgré mon départ» (p. 33).

 

[Complément du 5 novembre 2022]

Yves Ravey paraît avoir un faible pour la formule a-t-il tendu. Ouvrons son récent Taormine (2022) : «Tenez ! a-t-il tendu ma carte de transport, donnez ça à votre collègue du rez-de-chaussée« (p. 123).

 

[Complément du 25 avril 2023]

L’incise préférée des animateurs et chroniqueurs de QUB radio ? «Pester», dixit Olivier Niquet dans son infolettre du jour.

Collage de citations avec le verbe «pester», QUB radio, avril 2023

 

[Complément du 27 janvier 2025]

Pas de trace de «tendu» dans le plus récent roman d’Yves Ravey, Que du vent (2024), mais néanmoins deux jolies incises.

La première est sibylline : «Pire que cela, a-t-elle mentionné mon prénom, elle ne supportait pas sa solitude» (p. 16). Ce prénom, on ne le découvrira que dix pages plus loin.

La seconde est ennuyée : «Je voulais justement, Barnett, a-t-elle tiqué, te parler de lui, je voulais te proposer un petit arrangement» (p. 49).

Oui, il s’agit du même personnage dans les deux citations.

 

[Complément du 11 février 2025]

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ du jour : «Ce ne sera sans doute pas plus facile avec MacKinnon, n’avons-nous pas ajouté.» Belle incise paradoxale : on dit qu’on n’a pas dit quelque chose en laissant entendre qu’on aurait pu le dire.

 

[Complément du 16 février 2025]

On en avait croisé un spécimen ci-haut, en 2016 : «Entrez, monosyllabe sèchement le général […]» (Jean Echenoz, Envoyée spéciale, p. 124).

Double rebelote dans le récent Bristol du même Echenoz : «Cependant l’envoyé spécial émet à présent, d’une voix sourde, trois idéogrammes monosyllabiques» (p. 47). La conversation est, bien sûr, en coréen.

 

Références

Bouchard, Emmanuel, «Manipulations syntaxiques», dans les Faux Mouvements. Nouvelles, Québec, Hamac, 2017, 111 p., p. 49-55.

Chevalier, Jean-Claude, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard, Grammaire Larousse du français contemporain, Paris, Larousse, 1964, 494 p.

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

Grevisse, Maurice, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986, xxxvi/1768 p. Douzième édition refondue par André Goose.

Ravey, Yves, Adultère. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2021, 140 p.

Ravey, Yves, Taormine. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 138 p.

Ravey, Yves, Que du vent. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2024, 122 p.

Wagner, Robert Léon et Jacqueline Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, coll. «Langue, linguistique, communication», 1962, 648 p. Édition revue et augmentée.

Les dix néologismes du lundi matin

«L’absence d’un dictionnaire actuel de néologismes
se fait […] cruellement sentir» (Franz Josef Hausmann).

 

Blogosexuel : «pratique d’écriture extrême de blogue — avec un portable, dans un train, avec café brûlant… Écriture numérique et digitale !» (merci à @culturelibre).

Écoluxe : chic, mais de bon goût (du jour). «Elle a créé une griffe “écoluxe” bien avant qu’on comprenne le sens du terme. Visite à l’atelier de Mariouche Gagné» (la Presse, 22 décembre 2012, cahier Chic ! Mode, p. 7).

Égocuisine : la cuisine du je. «On crée son propre mijoté, puis on publie sa photo sur un blogue. “C’est le même grand courant d’égocuisine, dit M. [Frédéric] Blaise. Je mange, donc je suis”» (la Presse, 29 décembre 2012, p. A3).

Gastropolitique : faire une grève de la faim en espérant obtenir des gains politiques. «Les autochtones et la “gastropolitique” du colonialisme» (le Devoir, 31 décembre 2012, p. A6).

Labeaumegrad : la Vieille Capitale, Québec, a un maire, Régis Labeaume, qui ne voit pas toujours les mérites de la contestation. Sa ville raviverait des nostalgies soviétiques. «Avec Boy Georges comme DJ pour le nouvel an, Labeaumegrad prouve qu’elle peut à la fois être hasbeen et wanabe. #AquandCindyLauper?» (merci à @PaquitLeChameau).

Rockumentary : documentaire rock (merci à @Laelaps).

Sportula : spatule à motif sportif; art pratiqué dans le Wisconsin (merci à @emckean).

Végétecture : faire pousser, pour construire. «La “végétecture” prend bien à Barcelone http://bit.ly/SkTnn7 #neologisme #architectureurbaine» (merci à @marinegroulx).

Watture : voiture électronique. Ce serait le mot de l’année 2012 selon le Festival XYZ du mot nouveau.

Zombiquité : «aujourd’hui il est possible d’être physiquement à un endroit, mais mentalement absent, la faute à un texto, une app ou un compte Facebook. On appelle ça la “zombiquité”» (le Devoir, 18 décembre 2012, p. A4).

La pire de 2012 ?

Il est toujours périlleux de décréter qu’une publicité serait la plus mauvaise d’une année donnée. Cela étant, Molson a frappé fort dans les derniers jours de 2012, histoire de faire mousser sa Molson Canadian 1967.

Sa publicité occupait (partiellement) deux pages dans la Presse du 29 décembre (p. A12-A13).

En page de droite, une image d’une bouteille (fermée), devant un verre (plein), au-dessus d’une question : «Faites-vous une gars-iète ?».

En page de droite, les mots suivants, qui expliquent, si l’on peut dire, la question :

«GARS-IÈTE

[dessin d’une fourchette et d’un couteau]

[1gà-iète] – nom commun

1 Faire de l’exercice, pour pouvoir justifier le fait de manger ce que vous aimez. Comme un burger avec du bacon et des p’tits oignons frits croustillants, vous savez, avec un goût de revenez-y ww !»

En si peu de mots, tant de clichés.

S’il faut créer un nouveau mot pour désigner une pratique comme le régime alimentaire masculin («gars»), c’est que le mot courant (et impropre) diète ne s’appliquerait qu’aux femmes. Elles seraient les seules à faire, et à avoir fait, des diètes; on viendrait d’inventer pour eux les gars-iètes. (Di- serait-elle une racine féminine ? Comment est-on passé de la prononciation «gâ» à «gà» ?)

De plus, l’homme de cette pub se nourrit évidemment de bière, même s’il s’agit d’une «bière légère spécialement brassée à 67 calories par bouteille de 341 ml», et de «burger avec du bacon et des p’tits oignons frits croustillants». N’est-ce pas l’alimentation habituelle de tout mâle normalement constitué ?

À ces clichés, du plus épais sexisme, ajoutons un passage incompréhensible, du moins pour l’Oreille tendue — «un goût de revenez-y ww» — et un bout de phrase qui ne se rattache à rien — «Doit avoir l’âge légal de consommer de l’alcool».

De la bien belle ouvrage. Qui dit mieux ?

P.-S. — Ce sybyllin «ww» renverrait-il aux Weight Watchers, diète oblige ?

Néologismes du jour

D. T. Max, Every Love Story Is a Ghost Story, 2012, couverture

La langue bouge. Évidemment.

Dans le monde du travail : «Graphiste/blogueur/créateur de bijoux, comptable/éleveur de chinchillas ou serveuse/étudiante/bédéiste. Les slashers — qui font référence au signe typographique de la barre oblique — se définissent par plus qu’un seul emploi ou une seule fonction, et ils sont de plus en plus nombreux» (la Presse, 12 décembre 2012, cahier Affaires, p. 11). Il y aurait un «phénomène slash», voire une «génération slash».

Dans le monde des médias : «j’ai des postes de radio dans la chambre, la cuisine, le salon et la salle de bains. Je suis aussi une radio-canadavore» (le Devoir, 15-16 décembre 2012, p. E4).

Dans le monde des médias, bis : «L’infobésité et l’adipodivertissement menacent» (le Devoir, 17 décembre 2012, p. B7). «Infobésité» est attesté depuis quelques années, pas «adipodivertissement».

Dans le monde de la mode : «Les meggings — ou leggings pour hommes — le GQ dit : c’est NON. http://www.gq.com/style/blogs/the-gq-eye/2012/12/gq-addresses-the-meggings-movement.html?mbid=social_twitter_gqmagazine» (@hugodumas).

Dans le monde médical : «#French word du jour : “mamanexiques” – “mommyrexics”, women who diet during #pregnancy. http://www.lapresse.ca/arts/et-cetera/201212/06/01-4601337-maigrir-enceinte-cest-glamour.php via @LP_LaPresse #health» (@wraillantclark).

Dans le monde familial : «Hadn’t heard this term before : was helicopter parents, now it’s “snowplow parentshttp://bit.ly/Xi01Qn #cdnpse» (@Margin_Notes).

Dans le monde de la discrimination : «Qu’est-ce que l’hétérosexisme ? http://j.mp/ZJ6FNV #discrimination #privilège» (@cynocephale).

Dans le monde numérique : «J’ai appris dans ce magazine que mobo vient de la contraction de “mobile bohemian”, une personne qui utilise son téléphone portable (comme le iPhone) dans un nombre varié de circonstances et à des fins multiples et diverses» (blogue le Baiser de la mouche, 21 novembre 2011). Question : le mobo est-il un mobinaute comme les autres ?

Dans le monde numérique, bis : «I allow myself to Webulize only once a week now» (David Foster Wallace, lettre à Erica Neely, 3 juillet 2001, cité dans Every Love Story Is a Ghost Story, p. 286).

Dans le monde de la rétro-immigration : «tiens, un nouveau mot : impat’ http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/11/30/impatries-l-amere-patrie_1797400_3224.html» (@mahiganl). C’est, bien sûr, l’antonyme d’expat’.

Dans le monde, tout court : «Ainsi, la littérature internationale qui lui est consacrée avance parfois la notion de “glocalisme” ou de ?“glocalisation” pour évoquer les relations entre le global et le local» (Jacques Commaille).

À vous de choisir. Tous les (dé)goûts sont dans la nature.

 

Référence

Max, D.T., Every Love Story Is a Ghost Story. A Life of David Foster Wallace, New York, Viking, 2012, 309 p.

La terminaison du jour

Jean-François Vilar, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, 1993, couverture

Ce ne sont pourtant pas les mots en -ade qui manquent en français. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) en donne plus de 200.

On en invente néanmoins de nouveaux, et depuis longtemps.

Il neige ? @rdimatin parle de floconade.

Pour désigner les série télévisées américaines, Tonino Benacquista invente américanade (la Commedia des ratés, p. 98).

Les revues théâtrales de Gratien Gélinas mettaient en scène le personnage de Fridolin, d’où leur intitulé (Fridolinades).

En 1753, Morelly publie Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai.

Dans un registre un brin différent, l’excellent Jean-François Vilar propose enculade (Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, p. 157 et p. 283).

Il faut de tout pour faire un monde.

P.-S. — Au moment de mettre ce texte en ligne, l’Oreille tendue découvre l’existence du compte Twitter @wikinade.

 

Références

Benacquista, Tonino, la Commedia des ratés, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2263, 1991, 242 p.

Vilar, Jean-François, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Roman noir, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1993, 475 p.