Portrait paradoxal

Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, 1991, couverture

«Mr. Grewgious avait été parfaitement choisi pour la mission qu’il avait à remplir, car c’était un homme d’une intégrité incorruptible, mais, à première vue, il n’avait aucune autre qualité particulière. Qu’on imagine un homme aride et sec, qui, s’il avait été pressé dans un moule, aurait produit une poudre aussi fine que du tabac à priser. Mr. Grewgious avait sur la tête de rares cheveux, qui présentaient la consistance et la couleur de la filasse; cela ressemblait si peu à une chevelure humaine qu’on aurait plutôt cru que c’était une perruque; mais comment supposer que quelqu’un pût volontairement se faire une pareille tête ! Les traits de son visage peu expressif semblaient n’avoir été que grossièrement ébauchés; certaine entaille sur son front faisait penser que la Nature, au moment de mettre sur cette figure une touche de sensibilité et de raffinement, de colère avait jeté le ciseau en disant : “Véritablement, je ne me donnerai pas la peine d’achever cet homme; qu’il reste comme il est.”

En haut, le cou de Mr. Grewgious était trop long; en bas, ses chevilles et ses talons étaient trop osseux; il avait, des pieds à la tête, un air gauche et embarrassé, une démarche contrainte, et avec cela la vue si courte qu’il était incapable de voir lui-même le contraste déplaisant que ses longs bas blancs formaient avec ses vêtements noirs. Et pourtant, Mr. Grewgious avait en lui je ne sais quel étrange privilège qui faisait que l’ensemble de sa personne produisait presque une agréable impression.»

Charles Dickens, le Mystère d’Edwin Drood (1870, inachevé), dans Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, Paris, Seuil, 1991, 473 p., p. 139-140. Édition originale : 1989. Traduction de Simone Darses. La traduction du texte de Dickens est de Charles-Bernard Derosne (1874), revue et corrigée par Gérard Hug.

Notes italiennes

Campari soda et vin rouge, Florence, décembre 2023

Il y a peu, l’Oreille tendue séjournait en Italie. Deuxième série de notes. (Les premières sont ici.)

Les plafonds des salles de colloques en Italie, c’est autre chose.

Plafond du Palazzo Greppi, Milan, décembre 2023

Plafond du Palazzo Greppi, Milan, décembre 2023

Du temps où elle enseignait, l’Oreille recommandait à ses étudiants de ne jamais terminer une présentation PowerPoint sur une diapositive contenant quelque chose comme «Merci de votre attention». Il faut, au contraire, y mettre quelque chose d’utile pour les auditeurs (références, liens web, etc.). Au moins trois conférenciers du congrès auquel participait l’Oreille auraient dû suivre ses enseignements.

Tableau pour le premier ministre du Québec, François Legault, en ces temps de grèves, notamment scolaires : «Exclus de l’école» (Emilio Longoni, «Chiusi fuori scuola», Pinacoteca Ambrosiana, Milan).

Emilio Longoni, «Chiusi fuori scuola», Pinacoteca Ambrosiana, Milan

Le vêtement rayé que refuseront de porter les Italiens n’a pas encore été dessiné.

Le 10e cercle de l’enfer ? Florence, un dimanche.

De l’eau en bouteille «ecogreen», à «impact co2 zéro» ? Avoir comme un léger doute.

Bouteille d’eau Ecogreen, Florence, décembre 2023

Anish Kapoor, ça peut être renversant.

Miroir d’Anish Kapoor, Florence, décembre 2023

Lire Patrick Boucheron. Aller à Sienne pour voir les fresques d’Ambrogio Lorenzetti. Tomber sur des salles fermées (en restauration). Soupirer.

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue, dans une rue de la même ville : «Ta faible consommation de Campari soda, c’est scandaleux.» C’était vrai, à ce moment-là.

Campari soda, Rome, décembre 2023

Il se passe de drôles de choses dans les douches romaines.

Avertissement, salle de bain, Rome, décembre 2023

Autopromotion 734

Façade de la Scala de Milan, 2011, photo de Jean-Christophe Benoit

Quand vous lirez ceci, l’Oreille tendue sera en Italie.

Pourquoi ? Pour donner la conférence d’ouverture du congrès de l’Association italienne d’études canadiennes, «Les cultures du Canada : au-delà du passé, vers le futur».

Son sujet ? «Le sport national des Québécois : parler de langue (ou : De quelques idées reçues)».

Le blogue risque donc de tourner au ralenti pour quelques jours. C’est comme ça.

 

Illustration : façade de la Scala de Milan, 2011, photo déposée par Jean-Christophe Benoit sur Wikimedia Commons

 

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Accouplements 196

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la plus récente livraison de l’excellente lettre d’information Sur le bout des langues de Michel Feltin-Palas, l’Oreille tendue découvre un néologisme créé par Umberto Eco, luthomiction («l’art de pisser dans un violon»).

Comment ne pas penser à ce dessin de Thibaut Soulcié pour la Revue dessinée ?

Violons-urinoirs, dessin de Thibault Soulcié, la Revue dessinée, 2022

Accouplements 191

Jean Echenoz, Un an, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

La situation est narrativement banale : x regarde y, puis y regarde x ou dans la même direction que x.

Voici comment Dino Buzzati procède dans le Désert des Tartares (1940) :

Mais Angustina regardait les lumières et, à la vérité, il ne savait plus exactement d’où elles venaient, si c’était du fort ou de la ville lointaine, ou encore de son propre château où personne n’attendait son retour.
Peut-être qu’à ce même moment, sur les glacis du fort, une sentinelle, ayant accidentellement tourné les yeux vers les montagnes, avait aperçu les lumières sur le haut sommet (éd. 1980, p. 140).

Angustina regarde (peut-être) le fort où une sentinelle regarde (peut-être) dans la même direction qu’Angustina, vers «les lumières».

C’est autrement mené par Jean Echenoz dans Un an (1997) :

Elle [Victoire] monta l’escalier [du pavillon] pour aller fermer le battant mais d’abord, accoudée à la barre d’appui, elle considéra la mer vide.
Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d’un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles fasseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d’oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l’autre et du pareil au même. Puis, d’un coup, le vent soudain relevé fit battre sèchement les drapeaux, les voiles se gonflèrent en bulle, un dériveur versa, les chiffres se divisèrent, la banderole ondula dans un spasme et la fenêtre faillit à nouveau claquer cependant qu’à la porte on venait à nouveau de sonner (p. 28-29).

Victoire, à sa fenêtre, regarde vers le radiotélégraphiste, qui regarde vers Victoire, dont la fenêtre claque (presque), l’un et l’autre voyant (en quelque sorte) la même chose. L’art d’alterner et de marier les points de vue, parfois dans la même phrase. Admirons.

 

Références

Buzzati, le Désert des Tartares, Paris, Laffont, coll. «Le livre de poche», 973, 1980, 242 p. Traduction de Michel Arnaud. Édition originale : 1940.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p., p. 87-88.