La saveur du jour

Source : la Presse+

À intervalles parfaitement irréguliers (2009, 2010, 2011, 2013), l’Oreille tendue trie le contenu de sa corbeille de à saveur, cette obsession québécoise.

Ses trouvailles (façon de parler) ?

«USA : ce Satan avec les traits d’Obama finalement retranché d’une télésérie à saveur biblique» (@rdimatin).

«Nouveau blogue à saveur internationale : celui de @Ydb (Yanik Dumont Baron) à Washington» (@JeanFrederic_LT).

«Syrie : une révolution à saveur de crise humanitaire sans fin» (le Devoir, 26 août 2013, p. A7).

«projet d’adressage [numérique] à saveur géographique et culturelle» (le Devoir, 6 mai 2013, p. A2).

«Le documentaire à saveur écologique constitue un genre en soi […]» (le Devoir, 4-5 mai 2013, p. E10).

«Des chansons populaires à saveur country» (la Presse, 1er mai 2013, cahier Arts, p. 2).

«Affrontements et crise à saveur linguistique en Ukraine» (le Devoir, 5 juillet 2012, p. A5).

«Ouf, quelle intéressante Journée mondiale de la traduction, à saveur interassociative ! À l’année prochaine ?» (@patoudit)

Des heures de plaisir à saveur lexicale.

Le vernaculaire du Devoir

Les audiences de la Commission (québécoise) d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction — la Commission Charbonneau, du nom de la juge qui la préside — permettent d’apprendre des masses de choses, et pas seulement sur la corruption et le copinage.

L’autre jour, on a ainsi appris, grâce à l’écoute électronique, que l’ex-président d’un des plus gros syndicats du Québec, la Fédération des travailleurs du Québec, était à tu et à toi avec l’ex-premier ministre du Québec.

Extrait d’une conversation entre Michel Arsenault et Jean Charest : «La marde va frapper la fan tantôt, Monsieur le Premier Ministre» (le Devoir, 30 janvier 2014, p. A1).

Grâce à la commission Charbonneau, on apprend aussi des choses sur la conception de la langue du quotidien le Devoir.

La marde va frapper la fan est un calque de l’anglais The shit will hit the fan. On notera que le Devoir accepte marde comme un mot de la langue vernaculaire du Québec (il n’est pas mis en italique), mais pas fan (qui l’est).

La corruption mène à tout.

 

[Complément du 4 février 2014]

Contexte : cette façon de traiter la marde est nouvelle au Devoir; voir ici.

Le mythe : se tromper et avoir raison

I.

Soit le poème «44» de Trivialités de Michel Beaulieu (2001) :

il finirait bien par déménager
quoiqu’il advienne et Maurice Richard
le tout premier de mes samedis soirs
blessé me forçait à voir Elmer Lach
dont j’obtiendrais l’autographe à la plage
l’été suivant compter le but gagnant
puis s’immortaliser dans les séries
en deuxième surtemps de la septième
sur une passe de son ailier droit
une photo montre Milt Schmidt assis
sur la glace et les bâtons des deux joueurs
en forme de V tandis qu’ils s’étreignent

Le but décrit par le poète, celui des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, a été marqué par Elmer Lach (oui), sur une passe de Maurice Richard (oui), devant un Milt Schmidt effondré (oui), durant les séries éliminatoires (oui), en prolongation (oui). C’est le but gagnant (oui), contre les Bruins de Boston, le 16 avril 1953. Les bâtons de Lach et Richard forment un V (oui); l’atteste une photo célèbre prise par Roger Saint-Jean.

Elmer Lach et Maurice Richard, photographie par Roger Saint-Jean, la Presse, 16 avril 1953

Le poète a toutefois tort. Cela se passait dans le cinquième match (pas le septième) et au début de la première période de prolongation, le «surtemps» (pas la deuxième).

II.

Dans le film Histoires d’hiver de François Bouvier (1998), un oncle raconte à son neveu un but marqué par Maurice Richard le 8 avril 1952 contre les Bruins de Boston, «un des plus beaux jeux qui s’est jamais vus dans l’histoire des séries de la couple Stanley». Il affirme que le match s’est terminé 2 à 1 en faveur des Canadiens contre les Bruins de Boston.

Maurice Richard a marqué ce soir-là (oui) un but devenu légendaire. C’était pendant les séries éliminatoires (oui).

L’oncle a toutefois tort. Maurice Richard a marqué le 2e but de son équipe contre le gardien Jim «Sugar» Henry et le match s’est terminé 3 à 1.

III.

Stéphane Laporte, le chroniqueur de la Presse, livre ses souvenirs du célèbre ailier droit des Canadiens le 15 mars 1998 sous le titre «Mes oncles et Maurice Richard».

Que disent ces oncles ?

«— Une fois Stéphane, le Rocket y’avait passé la journée à déménager des gros meubles. Pis y’était tellement épuisé rendu au soir qu’il a demandé à son coach de ne pas le faire jouer. Mais son coach l’a fait jouer pareil. Et Maurice a compté cinq buts ! Pas deux, pas trois, pas quatre… cinq buts ! Pis Michel Normandin lui a donné les trois étoiles à lui tout seul !
— Ben non Jacques, c’est pas Normandin qui lui a donné les trois étoiles, c’est Lecavalier !
— Voyons Yvan, oussé que tu t’en vas avec ton Lecavalier, c’est Normandin…»
Je me permets d’interrompre mes deux oncles :
«— C’est ni l’un ni l’autre, c’est Charlie Mayer !
— Ben oui, t’as raison ! Comment ça se fait que tu sais ça toi, le p’tit bout ?
— Je l’ai lu dans un de mes livres !»

Le 28 décembre 1944, après une journée de déménagement (oui), Maurice Richard a marqué cinq buts (oui) contre les Red Wings de Detroit dans une victoire de 9 à 1. Charlie Mayer a nommé Maurice Richard première, deuxième et troisième étoile d’un match (oui).

Stéphane Laporte a toutefois tort. Ce n’est pas le 28 décembre que Maurice Richard a reçu les trois étoiles d’un match; c’est le 23 mars de la même année, à la suite de la victoire de son équipe, 5 à 1, contre les Maple Leafs de Toronto.

***

Sur le plan factuel, Michel Beaulieu, François Bouvier et Stéphane Laporte ont tort. Ce qu’ils racontent avec assurance est faux.

Pourtant, ils ont raison, en quelque sorte. Maurice Richard est un mythe; tous les discours sur lui sont vrais.

Sans croyance, pas de mythe.

P.-S. — L’Oreille tendue a consacré tout un livre à ces questions, les Yeux de Maurice Richard (2006).

P.-P.-S. — Les exégètes ne s’entendent pas sur le nom de celui qui a décerné les étoiles du match à Maurice Richard le 23 mars 1944. Outre les noms mentionnés par les oncles de Stéphane Laporte, il y a aussi ceux de Foster Hewitt et d’Elmer Ferguson. Paul Daoust, en 2006, parle même d’un tandem Charles Mayer / Elmer Ferguson (p. 25). L’Oreille ne saurait trancher.

P.-P.-P.-S. — L’exposition «La rue Sainte-Catherine fait la une» du musée Pointe-à-Callière (7 décembre 2010 au 24 avril 2011) entretenait la même confusion : «5 buts et 3 passes en un seul match; il obtient les 3 étoiles de la rencontre !».

 

Références

Beaulieu, Michel, Trivialités, Montréal, Éditions du Noroît, 2001, [s.p]. Ill. Préface de Guy Cloutier.

Daoust, Paul, Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p. Ill.

Laporte, Stéphane, «Mes oncles et Maurice Richard», la Presse, 15 mars 1998, p. A5. Repris dans la Presse, 28 mai 2000, p. A8, dans Stéphane Laporte, Chroniques du dimanche, Montréal, La Presse, 2003, p. 23-26 et dans Alain de Repentigny, Maurice Richard, Montréal, Éditions La Presse, coll. «Passions», 2005, p. 9-11.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Les clichés du temps des Fêtes

La période des fêtes de fin d’année se prête particulièrement bien aux lieux communs, notamment dans les médias. Cinq exemples.

1. «Le visage de la pauvreté a changé.»

2. «Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir.» (Dans le Devoir, le 24 décembre 2012, le professeur André Gagné a réfléchi à cette formule, dans le cadre de la rubrique «Le devoir de philo».)

3. Tout est toujours pire «à quelques jours de Noël» (@OursMathieu).

4. «Constatation : la plupart des Noëls sont blancs, rock ou d’antan» (@machinaecrire).

5. Il faut «réinventer» Noël. (Le Devoir s’y est employé dans son édition des 21-22 décembre 2013, p. A6-A7.)

Vous en connaissez d’autres ? Les suggestions sont bienvenues.