Du huard

Un huard, le dollar canadien

Au Canada, on connaît deux huards. Le premier vole : il s’agit du plongeon arctique. (Plongeon ? «Oiseau palmipède [gaviiformes], de la taille du canard, nichant près de la mer», dixit le Petit Robert, édition numérique de 2007.) Le second sonne et trébuche : un dessin de huard étant gravé sur la pièce de monnaie valant un dollar, on appelle celle-ci, par métonymie, un huard.

Avec le deuxième sens, les journalistes s’en donnent à cœur joie.

Comme le huard est un oiseau, il monte et il descend.

«Le huard plombé par le brut» (la Presse, 13 mai 2005, cahier Affaires, p. 6).

«Spectaculaire plongeon du huard» (la Presse, 24 janvier 2004, cahier Affaires, p. 1).

«Le huard bondit de nouveau» (la Presse, 10 janvier 2004, cahier Affaires, p. 1).

«L’appétit de la Russie fait grimper le huard» (la Presse, 26 novembre 2009, cahier Affaires, p. 1).

Il lui arrive d’être «boiteux» (la Presse, 9 février 2002). On se fait du souci pour lui : «Les banques s’inquiètent de la solidité du huard» (le Devoir, 20 janvier 2005, p. B3). Tout cela est heureusement temporaire : «Le huard reprend des forces pour l’été» (la Presse, 28 mai 2004, cahier Affaires, p. 1).

On lui prête parfois des intentions bien humaines : «Le huard n’aime pas la politique» (la Presse, 15 novembre 2005, cahier Affaires, p. 1); «Le huard hésitant avant l’annonce de la Banque du Canada» (la Presse, 10 septembre 2009, cahier Affaires, p. 5).

Il est souvent source de maux divers.

«Le huard fera mal à la reprise» (le Devoir, 21 octobre 2009, p. B1).

«Le huard commence à faire mal» (la Presse, 4 décembre 2004).

«Le huard est “très pénalisant” pour le secteur forestier» (la Presse, 15 décembre 2004, cahier Affaires, p. 5).

Peu importe : «Le huard épate les cambistes» (la Presse, 10 mars 2010, p. 9).

C’est épatant, en effet.

 

[Complément du jour]

Un lecteur de l’Oreille tendue lui fait remarquer, dans le même ordre d’idées, que personne, dans la vie courante, ne parle de «huard». C’est de la langue de journaliste.

 

[Complément du 8 octobre 2021]

Il est peu commode de transporter cent huards dans sa poche. Le billet de cent dollars est plus pratique : à cause de sa couleur, «Les Québécois appellent ça un brun» (Mille secrets mille dangers, p. 70).

 

Référence

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.

Le temps (maudit) des rétrospectives

La fin d’année entraîne toujours sa foultitude de rétrospectives. Ces jours-ci, il y en a partout, pour 2009 comme pour l’ensemble des années 2000. La langue n’y échappe pas.

L’Oreille tendue a déjà signalé la liste des catchphrases et buzzwords de 2009 du New York Times, de même que les mots de l’année des éditeurs du dictionnaire Merriam-Webster (to admonish) et d’Oxford University Press USA (to unfriend).

Patrick Lagacé, sur son blogue de cyberpresse.ca, a organisé un sondage : corruption serait le mot de l’année 2009 au Québec.

Le Globe and Mail propose ses «mots de la décennie» ici, prononciation à l’appui. Comme on le verra — on l’entendra —, beaucoup de ces mots sont liés à l’air du temps technologique. Attention : site très mal foutu.

The New Yorker cherche — sans succès — une expression pour résumer les années 2000, «this unnameable decade». Le magazine ne doit pas connaître ego.com, la réponse de Céline Harvey à un concours organisé par Marie-France Bazzo en 2004 avec exactement le même objectif.

Le Devoir y va d’une entreprise différente : elle a choisi de consacrer un article par jour aux «Objets de 2009». Le premier, celui du 28 décembre, a le mérite de rappeler que certains de ces objets ont une dimension linguistique plus forte que d’autres : la cravate du criminel à cravate — la variété locale du criminel en col blanc — a pris un nouveau sens à cause des fraudes financières des dernières années; cet accessoire désuet de l’uniforme masculin a dorénavant fort mauvaise presse.

La contribution de l’Oreille à l’entreprise rétro-anthologique pour la décennie écoulée ? Elle tiendrait en un titre d’article : «Le modèle québécois : le Québec se veut un leader au niveau du festival.»

De la germaine

Dans la faune québécoise, une espèce nouvelle est apparue : la germaine.

Qu’est-ce qu’une germaine ?

Le journal la Presse propose la définition suivante : «Dans un couple, la Germaine, c’est elle qui gère et qui mène. D’où son surnom : Germaine» («La Germaine d’Occupation double encaisse son 4 %», 2 décembre 2008, cahier Arts et spectacles, p. 3).

Plus largement, c’est une forte femme, qui aime prendre des initiatives, être aux commandes, conduire plutôt que suivre. Si son efficacité ne laisse aucun doute, on ne peut pas toujours en dire autant de ses qualités en matière de relations interpersonnelles. La germaine ne recule pas, quels que soient les obstacles.

Quels sont les deux verbes préférés de la germaine ?

Opérer. La germaine opère. C’est une fonceuse, une proactive plus que proactive, une de celles qui font ce qu’il faut pour obtenir ce qu’elles veulent, et qui le font vite. Qui opère n’aime pas perdre son temps.

Regarder. Ce verbe, toujours à la deuxième personne du présent de l’impératif, introduit un éclaircissement (je vais t’expliquer), qui devrait être inutile (puisqu’il le faut), doublée d’une menace (mais t’as intérêt à comprendre). Par aphérèse, on entend aussi ’garde.

Exemple :

Heye, t’es une vraie germaine, toé ! T’opères !
’Garde, là : j’chus là pour ça.

Remarque : le mot n’existe qu’au féminin; il n’est pas de germain.

 

[Complément du 26 août 2019]

Le mot est passé dans la langue populaire depuis un certain temps déjà, mais certains, tel Patrick Émiroglou dans Salut l’écrivain ! (2019), hésitent encore à l’utiliser librement : «Il faisait ressortir la “Germaine” en moi, ce que je détestais plus que tout !» (p. 80)

 

[Complément du 23 février 2021]

Se trouve aussi en position adjectivale : «Le gars un peu gnochon avec la fille germaine, Laurent Paquin n’en avait pas envie pour sa série de capsules humoristiques intitulée Je t’aime, sur ICI Tou.tv» (la Presse+, 22 février 2021).

 

[Complément du 1er juin 2021]

On voit aussi la graphie gère-mène, par exemple dans la pièce de théâtre documentaire Tout inclus de François Grisé (2021, p. 44).

 

Références

Émiroglou, Patrick, Salut l’écrivain !, Montréal, Del Busso éditeur, 2019, 167 p. Ill.

Grisé, François, Tout inclus. Tome 1, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 26, 2021, 122 p. Ill. Précédé d’un «Mot des dramaturges». Suivi de «Contrepoint. La ruée vers l’or gris : risques et rentabilité», par Anne Plourde.

L’art d’être grand-père

Les photos ont fait le tour du monde : une jeune Brésilienne participe au sommet du G8 en Italie.

Le Devoir d’aujourd’hui commente, mais sur deux registres, un par photo.

En première page, pour la photo de Reuters, on joue sur le fripon, sous le titre «Accord franco-américain» : «La marche est haute vers le sommet du monde et le chemin, semé d’embûches de toutes sortes. C’est sous l’œil torve et l’attention enjouée de deux très importants présidents, l’un français, l’autre américain, que la jeune déléguée brésilienne du Sommet junior a rejoint celui de son pays, le président Lula da Silva, sur le podium […]» (p. A1).

En dernière page du premier cahier, pour la photo de l’Agence France-Presse, on fait dans le familial : «Comme un grand-père bienveillant, le président du Brésil, Lula da Silva, entraîne de sa main protectrice une des jeunes déléguées de son pays au Sommet junior 8» (p. A10).

Ils ont «l’œil torve»; il a la «main protectrice». Une photo ne vaut pas toujours mille mots.