C’est compliqué

Étienne Kern, le Tu et le vous, 2020, couverture

«Ô vous, que j’aime !
ô toi, que j’adore !
ô vous, qui avez commencé mon bonheur !
ô toi, qui l’as comblé»
(Laclos, les Liaisons dangereuses, lettre CXLVIII).

Tu ou vous ? Quiconque a déjà parlé français a eu un jour à se poser cette question. Il n’est pas facile d’y répondre pour un francophone; imaginez la difficulté pour qui souhaite apprendre une langue qui n’est pas la sienne. Le sous-titre du petit livre que consacrait l’an dernier Étienne Kern au tu et au vous, L’art français de compliquer les choses, est parfaitement approprié.

Les pratiques d’interlocution décrites par Kern changent selon les langues (le français n’est pas seule à posséder des «pronoms d’adresse» avec des fonctions spécifiques), les milieux sociaux (on ne se parle pas de la même façon dans les familles de la vieille bourgeoisie française et dans la classe moyenne) et les espaces (on tutoie plus facilement au Québec que dans l’Hexagone). C’est la même chose dans le temps : certains présidents de la République favorisaient la deuxième personne du pluriel (de Gaulle, Mitterrand), alors que Nicolas Sarkozy est un «hypertutoyeur» (p. 80).

La principale conclusion du livre est incontestable : essayer de déterminer les règles de l’emploi de tu / vous est voué à l’échec. «En fait de tu et de vous, existe-t-il autre chose que des cas particuliers ? Il n’y a de tutoiement ou de vouvoiement qu’au sein d’une situation d’énonciation donnée et, à ce titre, éminemment singulière» (p. 16).

Comment Étienne Kern procède-t-il pour exposer la multiplicité de ces «situations d’énonciation» ? Il chasse les citations et les exemples, souvent inattendus : dans Notre-Dame-de-Paris, de Victor Hugo, Esméralda vouvoie sa chèvre (p. 14). Les anecdotes personnelles qu’il rapporte sont toujours pertinentes, de même que ses statistiques. Citant un article d’Alex Alber paru en 2019, il rappelle «qu’en entreprise, 70 % des hommes tutoient leur chef, contre 49 % des femmes» (p. 21). Autrement dit : «Il n’y a décidément pas d’égalité des sexes devant les tu et les vous» (p. 40).

Le point de vue de l’auteur n’est pas celui du spécialiste, même si sa réflexion est nourrie scientifiquement : «Ce petit livre, ami lecteur, n’est […] l’œuvre ni d’un linguiste, ni d’un sociologue» (p. 23). L’auteur compare le français à d’autres langues, modernes ou anciennes. Il se penche aussi bien sur les échanges amoureux et socioéconomiques que sur le BSDM et la religion («Notre Père qui es / êtes aux cieux»). Il rappelle des entreprises de transformation de la langue promulguées, sans succès durable, par des autorités politiques, en France durant la Révolution, en Italie sous Mussolini.

Étienne Kern clôt ses réflexions sur un «Éloge du vacillement» :

Oui, nous y perdons notre latin, nous hésitons, nous faisons des faux pas; oui, nous pouvons envier le minimalisme d’un you. Mais ce que nous offrent le tu et le vous dépasse ce qu’ils nous coûtent. Et parmi tout ce qu’ils nous offrent, outre la nuance, outre la liberté, il y a aussi, tout simplement, la joie. Qui n’en a pas fait l’expérience ? Telle personne que vous aimez ou que vous admirez profondément vous propose, un jour, de la tutoyer : vous vous sentez alors grandis, adoubés, désirés (p. 192).

Oui, en effet.

P.-S.—Vous ne rêvez pas : l’Oreille tendue parlait de ce sujet hier à la radio.

 

Références

Alber, Alex, «Tutoyer son chef. Entre rapports sociaux et logiques managériales», article électronique, Sociologie du travail, 61, 1, janvier-mars 2019. https://doi.org/10.4000/sdt.14517

Kern, Étienne, le Tu et le vous. L’art français de compliquer les choses, Paris, Flammarion, 2020, 204 p. Ill.

La puck ne roulait pas pour Anne Hébert

Anne Hébert, Œuvres complètes. II, 2013, couverture

À peu près au milieu de son roman Kamouraska (1970), Anne Hébert écrit cette phrase : «L’abbé Foucas, exaspéré par l’air arrogant et méprisant du garçon, le bat sauvagement avec un bâton de hockey» (éd. de 2013, p. 292).

S’il est plausible que George Nelson ait été battu par un religieux du Petit séminaire de Québec durant les années 1820-1830, il l’est beaucoup moins qu’un «bâton de hockey» ait été utilisé.

Dans leur histoire des origines du hockey, Carl Gidén, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel indiquent que le mot «hockey», durant les deux premières décennies du XIXe siècle, n’avait été écrit au Canada que par une seule personne, l’explorateur britannique John Franklin, en l’occurrence dans deux lettres de 1825 (2014, p. 6-7). L’attestation suivante date de 1839, encore une fois sous la plume d’un Anglais, Richard George Augustus Levinge, à Niagara Falls (2014, p. 20).

Mettons cet anachronisme d’Anne Hébert — l’emploi d’un mot qui ne devait pas avoir cours chez les francophones au moment où elle situe son intrigue — sur le compte de son enthousiasme pour le sport national (d’hiver) du Canada.

Ce n’est pas tout.

Tôt dans le roman, on peut lire, dans un passage consacré à des jeux d’enfants, ceci : «Crosse et toboggan» (éd. de 2013, p. 202). Dans leur édition critique du roman, Anne Ancrenat et Daniel Marcheix commentent ainsi le mot crosse : «Bâton recourbé utilisé dans certains jeux, ici le hockey, pour pousser la rondelle (désignée aussi par les termes “disque” et “palet”)» (éd. de 2013, p. 202, note 16). On peut penser que les petits d’Élisabeth Rolland s’apprêtaient plutôt à pratiquer, non pas le hockey, mais l’autre sport national du Canada, la crosse, sport qui se pratique avec une… crosse.

La puck ne roulait ni pour Anne Hébert ni pour ses éditeurs.

P.-S.—Le sens du titre de ce billet vous échappe ? Voyez ceci.

P.-P.-S.—Oui, l’Oreille tendue a déjà présenté l’ouvrage de Gidén, Houda et Martel. Voyez cela.

 

Références

Gidén, Carl, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel, On the Origin of Hockey, Stockholm et Chambly, Hockey Origin Publishing, 2014, xv/269 p. Ill.

Hébert, Anne, Œuvres complètes d’Anne Hébert. II. Romans (1958-1970), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 2013, 488 p. Les Chambres de bois. Édition établie par Luc Bonenfant suivi de Kamouraska. Édition établie par Anne Ancrenat et Daniel Marcheix. Avant-propos de Nathalie Watteyne.

Citation justement modérée du jour

Jean-Martin Aussant, la Fin des exils, 2017, couverture

«On peut soutenir que la langue française serait mieux protégée et promue dans un Québec souverain qui ne souffrirait pas de l’ingérence d’une Cour suprême située hors Québec, laquelle penche périodiquement en sens inverse de nos intérêts particuliers. Mais on peut le faire sans agiter le spectre d’une imminente louisianisation

Jean-Martin Aussant, la Fin des exils. Résister à l’imposture des peurs, avec des œuvres de Marc Séguin, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 12, 2017, 102 p., p. 21.

Quelques clichés pour bien commencer la semaine

La famille des clichés est large et accueillante. Elle apprécie particulièrement les associations obligatoires de mots. Des exemples ?

Vous tombez ? C’est toujours lourdement.

Le citoyen est toujours simple. (Merci à @david_turgeon.)

Au hockey, le bombardement est toujours en règle.

Pourquoi l’indifférence est-elle toujours la plus grande ? (Merci à @machinaecrire.)

Le cynisme est toujours aussi ambiant que la vérité est criante. (Merci à @revi_redac pour ceci et pour cela.)

Le cliché donne toujours une vue imprenable sur l’humanité (toujours profonde).

 

[Complément du 10 janvier 2014]

Aux jeux Olympiques, la médaille — quelle qu’en soit la matière (or, argent, bronze) — doit toujours être raflée. (Merci à @iericksen.)

La solidarité vient toujours par vague ou par élan. Y compris aux Olympiques.

 

[Complément du 21 février 2014]

Le rire est toujours rabelaisien.

 

[Complément du 18 juin 2018]

Sur Twitter, grosse récolte du jour, à la suite du premier tweet ci-dessous.

Chez @LeMonde_correct : «Avez-vous remarqué que, dans la presse, les rapports sont toujours “accablants”, les pluies, “diluviennes” et le déficit, “abyssal” ?»

Chez @lheureuxdaniel : la «découverte» est «macabre». Et encore : «Que dire du crime “morbide”, du froid “sibérien”, de la chaleur “torride” et du thé “brûlant” ?»

Chez @kick1972 : la faune est «bigarrée» et le rapport «dévastateur». Ensuite : «Et des arrêts spectaculaires !»

Chez @alexandrepratt : «budget électoraliste» et «dernier tabou».

Chez @hugodumas : «Le “concept” d’une émission est “déjanté”.» Puis : «ambiance “festive”».

Chez @emilieperreault : «Les flammes d’une “rare intensité”.»

Chez @geff25 : «victoires convaincantes» et «défaites amères».

Chez @R0576 : «Ou le classique : une “violente agression”. Car, c’est bien connu, certaines agressions se font avec une douceur remarquable.»

Ce sera tout pour aujourd’hui.

P.S.—Souvenons-nous aussi, attendris, du «frêle esquif».