Édulcorer Voltaire

Candide, adaptation théâtrale, 2025, affiche

La compagnie Théâtre Tout à trac présente à la salle Denise-Pelletier de Montréal, du 11 novembre au 6 décembre, une adaptation de Candide (1759), le conte de Voltaire. L’adaptateur et metteur en scène, Hugo Bélanger, a voulu protéger les oreilles et les espérances des spectateurs, dont une large partie est d’âge scolaire.

Les oreilles, d’abord. Don Issacar est un juif (chapitre huitième), mais les comédiens n’osent pas dire ce mot au complet. Le frère de Cunégonde est interrompu plusieurs fois quand il veut expliquer qui il essaie de convertir dans la jungle du Paraguay (chapitre quatorzième) : il parlera finalement d’«im… pies». Au chapitre seizième — que les comédiens, en scène, décident de ne pas jouer —, Candide et Cacambo sont menacés par des anthropophages qui leur reprochent d’avoir tué deux singes, amants de «deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie». Le chapitre dix-neuvième est amputé de l’échange entre Candide et Cacambo, et un esclave (le mot en n- y est omniprésent).

Les espérances, ensuite. André Magnan, un des grands spécialistes de Voltaire, disait de Candide que c’était une «encyclopédie du mal» (Candide, éd. 1984, p. 187). Les personnages du spectacle d’Hugo Bélanger n’arrivent pas à comprendre pourquoi quelqu’un écrirait pareilles horreurs. Ils ne se contentent pas de la fin attendue du texte («Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin»); ils lui greffent des échanges bien mièvres sur la nécessité de résister à la noirceur du monde («espérer» est le dernier mot du spectacle). Ces échanges se déroulent entre les personnages, mais aussi entre eux et… Voltaire, grimé en grande folle.

Manifestement, un texte du XVIIIe siècle peut encore choquer dans le Québec d’aujourd’hui.

Qu’en est-il des autres aspects du spectacle ? Le décor est ingénieux et bien exploité, avec des trappes d’où sortent parfois les comédiens, avec ou sans objets. Les éclairages sont soignés, qu’il s’agisse de représenter la pendaison de Pangloss (chapitre sixième) par un seul projecteur blanc ou de faire voir les aventures de la veille (chapitres onzième et douzième) en ombres chinoises. Au chapitre sixième, celui de l’autodafé de Lisbonne, le costume rouge de l’accusateur de Pangloss fait forte impression; celui, avec une cape turquoise, du gouverneur Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza (chapitre treizième) ne laisse pas sa place non plus. La représentation des rames des galériens (chapitre vingt-septième), sous forme d’immenses élastiques, est habile. Les comédiens jouent parfois masqués, comme dans la commedia dell’arte. Parmi la distribution, on peut signaler le travail de Gabriel Favreau et son Candide présent sur scène d’un bout à l’autre du spectacle, et celui de Carl Béchard en Pangloss jamais démonté malgré les avanies qui s’abattent sur son personnage de philosophe.

Des chapitres du conte voltairien ont été retranchés : outre ceux mentionnés, c’est aussi le cas du chapitre vingt-cinquième, «Visite chez le seigneur Pococuranté, noble vénitien», jugé «plate». Le suivant, «D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient», est récrit, au point de devenir quasi incompréhensible (on ne saisit pas qui sont ces monarques et ce qu’ils font là). Des passages changent de place : une énumération de Pangloss au trentième chapitre suit la phrase «il faut cultiver notre jardin», alors qu’elle la précède chez Voltaire. Des personnages changent de sexe : le «bon anabaptiste» Jacques devient Jacqueline; Cacambo est une femme. Peu importe que l’on apprécie ou pas ces transformations; c’est le propre d’une adaptation que de s’approprier un texte, et c’est ce que Hugo Bergeron a fait.

En 1997, dans le même édifice qu’en 2025, le Théâtre du Sous-marin jaune avait donné une adaptation pour marionnettes du conte de Voltaire. Rendant compte du spectacle pour les cahiers de théâtre Jeu, l’Oreille tendue déplorait des anachronismes jetés ça et là pour rendre — du moins le croyait-on — le texte plus drôle, plus farcesque. Elle pourrait reprendre le même compte rendu aujourd’hui, en insistant sur les mêmes aspects : utilisation de la langue populaire québécois («Ayoye !»), présence de pièces musicales modernes (disco, comédie musicale, Gilles Vigneault, Compagnie créole), ruptures fréquentes du quatrième mur, commentaires sur le spectacle pendant le spectacle, humour appuyé proche du slapstick, allusions grivoises (les chiffres 69 apparaissent dans l’arche qui encercle la scène, au milieu de figures cabalistiques), citations visuelles de la culture populaire contemporaine (les Mystérieuses Cités d’or, glisse-t-on à l’oreille de l’Oreille, qui n’y connaît rien).

Peut-être l’Oreille est-elle désormais trop vieille pour ce genre d’adaptation libre qui refuse de faire confiance au texte original.

P.-S.—«Clownesque», écrivent tant le Devoir que la Presse+. On ne les contredira pas.

P.-P.-S.—Dans un article récent de la Revue Voltaire, Charlène Deharbe et Hervé Guay reviennent sur le spectacle pour marionnettes de 1997 et ils citent le compte rendu alors publié par l’Oreille. Ils ne partagent pas sa lecture : «Et pourtant, depuis les mises en scène d’André Brassard dans les années 1960 et 1970, qui ont largement fait école, les cas ne manquent pas de classiques que les créateurs québécois ont volontiers désacralisés, afin que le public puisse mieux se les approprier et les apprécier» (p. 119). Le problème est précisément là : ce qui avait valeur de «désacralisation» dans «les années 1960 et 1970» n’était déjà plus qu’un lieu commun en 1997. C’est bien pire en 2025.

 

Références

Deharbe, Charlène et Hervé Guay, «Voltaire sur les planches : Candide revisité par le Théâtre du Sous-Marin Jaune», Revue Voltaire, 24, 2025, p. 111-123.

Melançon, Benoît, «Moderniser les Lumières ? : Candide / Voltaire et la Seconde Surprise de l’amour / Marivaux», Jeu, 83, juin 1997, p. 44-50; repris dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 150-160. https://id.erudit.org/iderudit/25426ac

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, Bordas, coll. «Univers des lettres Bordas», 1984, 191 p. Édition d’André Magnan.

Ken Dryden avait raison (pas Gary Bettman)

Ken Dryden, Game Change, 2017, couverture

«A hit to the head is a bad thing

Ken Dryden (1947-2025) a eu une vie professionnelle bien remplie. Il a été gardien de but pour les Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, président des Maple Leafs de Toronto — bis —, député au parlement fédéral, et bien d’autres choses encore. Et il a écrit des livres.

The Game. A Thoughtful and Provocative Look at a Life in Hockey a paru en 1983. Il a été plusieurs fois réédité, notamment pour des «éditions anniversaire». Il a été traduit en français, d’abord sous le titre l’Enjeu (1983), puis sous celui de le Match (2008). C’est son ouvrage le plus célèbre.

Dryden a en pourtant publié d’autres, parmi lesquels : Home Game. Hockey and Life in Canada (1989, avec Roy MacGregor), Scotty. A Hockey Life Like no Other (2019, voir ici), The Series. What I Remember, What it Felt Like, What it Feels Like Now (2022, voir ), The Class. A Memoir of a Place, a Time, and Us (2023, voir de ce côté).

Son meilleur est probablement Game Change. The Life and Death of Steve Montador and the Future of Hockey (2017). Dryden s’y attaque à un problème auquel il a consacré beaucoup de textes dans les dernières années de sa vie : les effets à long terme des coups à la tête sur les joueurs de hockey. Il l’aborde de plusieurs façons.

Son point de départ est la carrière d’un défenseur de la Ligue nationale de hockey, Steve Montador, mort à 35 ans (1979-2015). Victime de nombreuses commotions cérébrales, il souffrait d’encéphalopathie traumatique chronique (CTE, chronic traumatic encephalopathy) au moment de sa mort. Dryden ne l’a jamais rencontré, mais le portrait qu’il en dresse, après avoir interrogé des membres de sa famille, des amis et des coéquipiers, est captivant.

Montador n’était pas une vedette, loin de là : jamais repêché, il faisait généralement partie de la troisième paire de défenseurs pour les nombreuses équipes avec lesquelles il a joué, celle qui joue le moins de minutes par match. C’était un joueur d’équipe toujours prêt à défendre ses coéquipiers, un maniaque de l’entraînement, un fonceur. Hors de la glace, il était curieux, enjoué, bavard, énergique, drôle — avant de sombrer dans la dépression durant les dernières années de sa vie, celles où il a ressenti de plus en plus violemment les effets de nombreuses commotions cérébales. Les circonstances de sa mort sont peu claires, mais il consommait nombre de drogues et de médicaments à ce moment-là.

Son parcours est comparé à celui de joueurs qui ont aussi été victimes de coups à la tête, au point de mettre un terme à leur carrière — Keith Primeau, Marc Savard, Clarke MacArthur — ou de devoir l’interrompre pendant de longues périodes — Sidney Crosby. Montador n’est pas du tout un cas isolé. Dryden ne se sert jamais de son propre passé d’athlète; ce sont les autres qu’il veut mettre en lumière.

Dryden aimait les larges panoramas. Dans Game Change, il consacre plusieurs pages passionnantes à l’histoire du hockey et à l’évolution de ses règlements, ainsi qu’à la recherche scientifique sur l’encéphalopathie traumatique chronique et d’autres maladies nées de coups à la tête chez les sportifs de haut niveau.

L’enchevêtrement de ces points de vue — le personnel, le sportif, le médical — est parfaitement maîtrisé. Dryden, qui pouvait parfois être assez pataud sur le plan du style, ne l’est guère ici. Il se permet même une comparaison particulièrement enlevée entre les discussions de commentateurs sportifs et un sketch des Monthy Python (p. 323-326).

L’auteur dépasse le seul constat pour proposer deux pistes de solution à ce qu’il considère une menace profonde quant à l’avenir du hockey. Tout contact avec un joueur qui n’a pas la rondelle devrait entraîner une punition automatique (fini le temps où un joueur devait «compléter sa mise en échec» coûte que coûte). Tout coup à la tête, accidentel ou pas, devrait aussi entraîner une punition automatique; cela inclut les coups de poings donnés durant une bagarre. Ces deux changements à l’interprétation des règlements n’auraient pas constitué une révolution hockeyistique mais une réforme nécessaire. Ils auraient dû être appliqués pour protéger les joueurs d’eux-mêmes.

La démonstration de Ken Dryden dans Game Change et ses solutions sont convaincantes. Malheureusement, Dryden, en indécrottable optimiste, croyait que le président de la Ligue nationale de hockey depuis 1993, Gary Bettman, allait agir en ce sens. Il se trompait complètement : depuis la parution du livre en 2017, la Ligue n’a rien fait de significatif pour mettre fin au fléau des coups à la tête.

On risque d’attendre encore longtemps. Pourquoi ? «Change is a nuisance. It takes time, costs money, and create uncertainty» (p. 272; «Le changement embête. Il demande du temps, il coûte de l’argent et il crée de l’incertitude»). Pour l’imposer, il faut du courage.

 

Référence

Dryden, Ken, Game Change. The Life and Death of Steve Montador and the Future of Hockey, Toronto, Signal, McClelland & Stewart, 2017, 357 p.

Poèmes au travail

Marie-Hélène Voyer, Précieux sang, 2025, couverture

L’Oreille tendue avait lu trois livres de Marie-Hélène Voyer : Expo habitat (2018), l’Habitude des ruines (2021) et Mouron des champs (2022). Elle les a souvent cités ici et elle a même rendu compte du deuxième . En un mot comme en cent : elle les a tous fort appréciés.

Elle vient d’en lire un quatrième, Précieux sang (2025). Ce sera encore une lecture marquante.

Cet ouvrage de «poésie raconteuse» (quatrième de couverture) est découpé en deux parties.

La première tient en cinq «chants». Chacun porte sur une figure féminine et son milieu de travail : Simone (une fabrique d’allumettes), Clémence (un arsenal), Florence (une mine), Marie (un abattoir), Germaine (un atelier de couture). On y raconte des «vies anonymes» (p. 9), des «vies corvéeuses et sans images» (p. 10). Elles sont faites de violences, de douleurs physiques et mentales, de colères et de révoltes, de la mort, d’«humiliations / sans nom» (p. 121), de rapports de pouvoir toujours en défaveur des travailleuses. (Il est aussi question de travailleurs, mais ce sont les femmes qui sont, enfin, à l’avant-plan. Aux uns et aux autres, on redonne nom, âge, activité.) Le chant consacré à «Germaine» montre combien les personnages féminins, même les plus détestables dans leurs relations aux patrons et aux dirigeants, sont tous soumis à la même exploitation : «au fond on savait que Germaine / faisait juste comme nous / rusait de son mieux / pour beurrer son pain» (p. 154). Tous les «corps à l’ouvrage» (p. 184) sont regardés «à pleins yeux» (p. 182).

La seconde partie, «Voir avec des yeux de chair» (Bible, Job 10:4), délaisse les biographies inventées des «occultées de l’histoire» (p. 13) pour évoquer des souvenirs de l’autrice et pour préciser la nature de son geste d’écriture. Qui parle ? «J’ai grandi avec la certitude qu’il était normal de laisser sa peau au travail. D’y perdre des morceaux» (p. 187); «Je viens d’un monde où nos corps — adultes, enfants et bêtes — se confondent dans une seule et même force de travail» (p. 190). Pour faire quoi ? «Quand j’écris, je cherche à nommer au plus juste l’à-vif de l’expérience de vivre. Je ne connais de beauté que la beauté un peu douloureuse, craquelée» (p. 193).

Dès le titre, on est prévenu : les allusions à la religion catholique nourrissent nombre de poèmes (il y a le Seigneur et des saigneurs). La langue est rugueuse, rêche dans ses sonorités, parfois incantatoire (p. 171-172). Rien n’est caché de la déchéance du corps des ouvrières, au Québec d’abord et avant tout, mais aussi aux États-Unis : les ouvrières y ont des «sœurs de défiguration» (p. 39). La difficulté à se défendre collectivement, à se syndiquer, est réelle, mais elle a ses figures d’identification, par exemple Léa Roback. Le je poétique mêle sa voix à nombre d’autres, par des citations et par de très nombreuses épigraphes (l’Oreille, volontiers chichiteuse, se serait contentée de moins).

Marie-Hélène Voyer avoue «une gêne à employer le mot ouvrage» quand elle se met «à l’écriture» (p. 192). Pourtant, Précieux sang c’en est, et de la bien belle.

 

Références

Voyer, Marie-Hélène, Expo habitat, Chicoutimi, La Peuplade, coll. «Poésie», 2018, 157 p.

Voyer, Marie-Hélène, l’Habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, Montréal, Lux éditeur, 2021, 211 p. Ill.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Voyer, Marie-Hélène, Précieux sang suivi de Voir avec des yeux de chair, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Changements de perspective

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

Dans l’Art du roman, en 1986, Milan Kundera proposait sa définition de ce genre : «La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des egos expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de l’existence» (p. 178).

Le projet de Foule monstre (2025), le plus récent livre de Simon Brousseau, rejoint en quelque sorte, mais à une autre échelle, celui de Kundera. Renouant avec la forme brève et fragmentaire de Synapses (2016), l’auteur dresse une série de portraits à partir de quelques règles : ces instantanés tiennent en un paragraphe; ils font une page ou deux; ils mettent en scène des personnages désignés par leur seul prénom. Des détails (un mot, une image, une marque de commerce, une profession, un animal, un lieu, un sport) lient des fragments entre eux.

Brousseau écrit, en guise d’introduction, sous le titre «Dépersonnalisation» : «me voilà débarrassé de l’obligation d’être moi, c’est la plus belle chose qui pouvait m’arriver» (p. 11). Les «egos expérimentaux» de Foule monstre, qui remplacent son «moi», sont de tous âges (bébé, enfant, ado, adulte, personne âgée), hommes ou femmes, nés ici ou venus d’ailleurs, d’orientations sexuelles variées. Il leur arrive des choses, ou rien. Ils changent de vies, ou pas. On reconnaît à l’occasion des événements évoquant des faits divers médiatiques ou l’actualité (épidémiologique, guerrière, climatique, numérique, militante, politique, etc.). Parfois, on vit une situation au présent; parfois, on se souvient.

«Quelques grands thèmes de l’existence» sont abordés — la solitude, la maladie (physique et mentale), l’amour, la parentalité et ses anxiétés, les attentes de la société, la mort (souvent) —, mais aussi l’ordinaire des jours (la pratique du cricket, des reprise de bail, la présence d’un joueur d’accordéon, une première soirée de gardiennage d’enfant). Cela donne un ensemble fort hétéroclite. Des personnages vivent des choses étonnantes, d’autres uniquement des banalités. Les coups d’éclat sont rares, contrairement aux accidents. De rares scènes violentes (une initiation au hockey, une agression dans une chambre d’hôtel, les cris d’un voisin, le texte final) rompent avec l’enchaînement de récits paisibles. Prises individuellement, ces tranches de vie, même avec des chutes bien tournées, ne captent pas toujours l’attention; considérées dans leur ensemble, elles rappellent la diversité infinie des expériences du monde, et la nécessité d’y porter le regard.

Ce n’est pas rien (pour le dire comme un des personnages, p. 224).

P.-S.—Saluons l’imagination de l’auteur pour nommer les groupes musicaux adolescents. Que préférer entre Les civières écervelées (p. 14) et Les laryngites véloces (p. 176) ?

P.-P.-S.—Un puriste pourrait reprocher à l’auteur d’utiliser l’expression «fermer la lumière» (p. 32) ou l’adjectif «dispendieux» (p. 218). N’y a-t-il pas aussi le même mot, «garde-robe», au féminin et au masculin ? En revanche, ce n’est pas être vétilleux que de déplorer la présence de «John Hopkins», au lieu, bien sûr, de «Johns Hopkins» (p. 98).

 

Références

Brousseau, Simon, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p.

Brousseau, Simon, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p.

Kundera, Milan, l’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 199 p.

Éloge de la lecture

Cendrars, Bourlinguer, éd. de 1966, couverture

«depuis ma plus tendre enfance, depuis que maman m’a appris à lire, j’avais besoin de ma drogue, de ma dose dans les vingt-quatre heures, n’importe quoi, pourvu que cela soit de l’imprimé ! C’est ce que j’appelle être un inguérissable lecteur de livres; mais il y en a d’autres, d’un tout autre type, la variété en est infinie, car les ravages dus à la fièvre des livres dans la société contemporaine tient du prodige et de la calamité et ce que j’admire le plus chez les lecteurs assidus, ce n’est pas leur science ni leur constance, leur longue patience ni les privations qu’ils s’imposent, mais leur faculté d’illusion, et qu’ils ont tous en commun, et qui les marque comme d’un signe distinctif (dirai-je d’une flétrissure ?), qu’il s’agisse d’un savant érudit spécialisé dans une question hors série et qui coupe les cheveux en quatre, ou d’une midinette sentimentale dont le cœur ne s’arrête pas de battre à chaque nouveau fascicule des interminables romans d’amour à quatre sous qu’on ne cesse de lancer sur le marché, comme si la Terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer.

Un des grands charmes de voyager ce n’est pas tant de se déplacer dans l’espace que de se dépayser dans le temps, de se trouver, par exemple, au hasard d’un incident de route en panne chez les cannibales ou au détour d’une piste dans le désert en rade en plein Moyen Âge. Je crois qu’il en va de même pour la lecture, sauf qu’elle est à la disposition de tous, sans dangers physiques immédiats, à la portée d’un valétudinaire et qu’à sa trajectoire encore plus étendue dans le passé et dans l’avenir que le voyage s’ajoute le don incroyable qu’elle a de vous faire pénétrer sans grand effort dans la peau d’un personnage. Mais c’est cette vertu justement qui fausse si facilement la démarche d’un esprit, induit le lecteur invétéré en erreur, le trompe sur lui-même, lui fait perdre pied et lui donne, quand il revient à soi parmi ses semblables, cet air égaré, à quoi se reconnaissent les esclaves d’une passion et les prisonniers évadés : ils n’arrivent plus à s’adapter et la vie libre leur parait une chose étrangère.»

Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denoël, coll. «Le livre de poche», 437-438, 1966, 440 p., p. 421-422. Édition originale : 1948.

P.-S.—La réflexion de Cendrars sur la lecture couvre près de vingt pages de l’édition de 1966 (p. 419-438).