«le recueil annoté sans lourdeur
ne ruine pas les prunelles»
L’Oreille tendue rassemble ses notes de lecture dans une base de données.
L’Oreille tendue vient de lire avec plaisir le plus récent recueil du poète Gilles Cyr.
Qu’a-t-elle noté de Voix riches voix sèches dans FileMaker ? Ceci, brut.
Scènes croquées, de la Crète (sections I et II) à des endroits plus familiers. Autodérision (12, 15, 24, 26, 31, 32, 35, 39, 61, 64, 70, toute la section V et toute la section VI). «je m’attarde sur les ambiances» (15). Understatement : «peu sujets à passer inaperçus / les fromages sont excellents» (16). Contre le tourisme de masse : 20, 23. «un texte / s’alarmant sur des riens» (21). Voyage en Crète à deux. Insuffisance des mots à dire le monde (37). Poésie au je. Travail de la nature contre travail des hommes (40, 67). Actualité involontaire : «midi vaches partout» (43). Poésie concrète, matérielle (47-48). Une page = un poème (commençant par une majuscule, sans point final; autrement, seuls les noms propres ont des majuscules). Vacuité des entreprises humaines, durant une réunion (section III) : «Les choses ne tournent pas rond / c’est hyper déprimant» (52). «du coup» (16). Faune, flore. Narquois. Bibi = le poète (70) ? Image forte de la campagne : «un champ de pneus sépare aussi» (70). Une poésie qui ne se prend pas au sérieux, mais qui prend les matières du monde au sérieux (section IV). Les sections V et VI portent sur la poésie, sur la littérature — son écriture, sa lecture, son interprétation : «à toux performative / écriture enrouée» (83); «des périodiques ombrageux / ont expédié leurs comptes rendus» (88); «un essai bien troussé / cela se laisse découvrir» (89); «le recueil annoté sans lourdeur / ne ruine pas les prunelles» (90); «selon le vocabulaire désastreux / généralement en vigueur» (98). Poésie sur la poésie, sur le livre. Quelques allusions à la traduction (94, p. ex.).
«La psychanalyse n’est plus rien dès lors
qu’elle oublie que sa responsabilité première
est à l’endroit du langage.»
Jacques Lacan, Écrits, 1966
Notre «modernité machinique» (p. 22) a entraîné une transformation profonde de la langue, «une accélération de la diffusion du vocabulaire informatique dans le langage courant» (p. 77). Nous baignons — que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou pas — dans un «langage machine» (passim), dans une «novlangue informatique» (p. 14). Dans un court livre, LQI. Notre langue quotidienne informatisée, Yann Diener a voulu comprendre ce que nous sommes en train de perdre : de la parole, nous serions passés à la communication; nous serions de moins en moins sensibles à la polysémie (p. 18, p. 52).
Le projet de Diener est plusieurs fois exposé, p. 50, par exemple :
J’essaye de repérer ce qui est en train de changer dans notre rapport avec la fonction même de la parole. J’aimerais bien que dans cinquante ans on puisse trouver trace de comment, précisément, les rapports fondamentaux de l’homme et de la parole se sont trouvés modifiés par notre usage quotidien des ordinateurs et d’une langue informatisée.
Pour mener son enquête, l’auteur a recours à la psychanalyse, en ce qu’«elle porte fondamentalement une grande attention à la parole et au langage, donc aux glissements et aux torsions sémantiques» (p. 94). Son matériau premier est linguistique. Que signifient, au sens fort, identifiant («une sorte d’avatar du nom», p. 13), digicode et codes («cette folie des codes» [p. 17], mais aussi le code comme langage), login, processeur, chiffrement, algorithme, ordinateur, numérique, disque dur, débrancher, interface, reset, programme, logiciel, profil, présentiel, distanciel, avatar, virage numérique, dématérialisation, déconnexion ?
Il mêle anecdotes personnelles, récits de rêves et réflexions sur l’évolution du monde, afin de percer l’«épais brouillard linguistique» (p 31) du début du XXIe siècle. Le ton est crépusculaire : Yann Diener essaie de résister à la «raison informatique» (p. 14) et à l’«ignorance assistée par ordinateur» (p. 94), mais il sait combien cet espoir est illusoire. «Religions et informatiques sont peut-être les deux faces du même obscurantisme totalisant : le Grand Ordinateur voudrait bien tout organiser» (p. 50), écrit-il.
Pour suivre ce chasseur de signifiés dans ses conclusions, il faut accepter les prémisses, aujourd’hui attaquées (p. 63, p. 93), de la psychanalyse, jusqu’à l’association libre («machine» / «ma Chine») et au diagnostic, en l’occurrence d’autisme (chapitres 6 et ch. 7) et de «jargonaphasie» (chapitre 11). Il faut aussi passer sur des affirmations fausses. Diener avance qu’il y a «bien peu d’historiens de métier qui ont choisi l’informatique comme objet de recherche» (p. 17 et p. 32); il aurait été plus juste de dire qu’il ne les connaît pas. Les eût-il découverts qu’il n’aurait pas écrit qu’Alan Turing est «l’homme qui le premier a eu l’idée d’écrire un programme informatique» (p. 19 et p. 24). Il a été précédé, en ce domaine, par une femme, Ada Lovelace.
Par son titre (LQI) — mais assez peu dans le corps du texte (p. 23, p. 48, le chapitre 8) —, l’auteur rend hommage au grand livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. (L’Oreille tendue en a dit un mot ici.) À la différence du philologue allemand, Diener ne parvient pas toujours à convaincre de la portée collective de son propos. Là où Klemperer montrait l’omniprésence sociale de la langue imposée par le pouvoir nazi, son successeur semble livrer une lecture du monde contemporain fondée d’abord et avant tout sur son rapport personnel à ce monde.
Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.
Aveu préliminaire : l’Oreille tendue n’avait pas été complètement convaincue par le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants (2017). À côté de choses très bien — la description des villages morts des Laurentides ou ceci —, il y en avait qui l’étaient moins : successions d’instantanés, personnages abandonnés en cours de récit, fin ouverte.
Correlieu, du nom du domaine du peintre québécois Ozias Leduc (p. 101), est un roman plus réussi. Il reprend des thèmes du premier — le travail manuel, l’ébénisterie, la famille —, mais il le fait en multipliant les formes, notamment linguistiques, et en déjouant les attentes des lecteurs.
Le romancier mêle des passages narrés, la retranscription d’un monologue filmé et des passages dialogués, parfois avec un chœur (p. 172). Le genre romanesque peut tout accueillir. Pourquoi s’en priver ?
Sur le plan de la langue, pas de prophylaxie typographique. Le français populaire du Québec est partout, sans guillemets ni italiques ni commentaires explicatifs. Voilà comment les personnages parlent, avec des tournures oralisées («faudrait j’dorme l’après-midi», p. 33), des anglicismes (p. 108), des québécismes.
S’il est vrai que l’auteur s’en prend à l’occasion au développement urbain en Montérégie au début du XXIe siècle (p. 131) et qu’un chapitre est intitulé «Les ruines de la Laurentie» (p. 153), ce qui aurait pu n’être qu’un discours nostalgique sur la perte de mémoire de la culture québécoise se transforme heureusement en réflexion sur le legs. Guillaume Borduas est un ébéniste de 70 ans, un peu cynique, comme ses amis qui se rassemblent autour de lui les vendredis soirs pour boire, discuter des films de Pierre Perrault et vitupérer le monde qui a changé autour d’eux. De 45 ans plus jeune que lui, Florence fera un stage sous sa direction, mais elle ne deviendra pour autant son clone. Elle choisit ce qui lui importe dans ce que lui laisse Guillaume — «Avant sa mort, Guillaume a tout légué à Florence, qui n’a conservé que sa collection de rabots» (p. 192) —, car elle sait ce qui compte pour elle dans le monde moderne.
Dans les premières pages, un fils doit sortir «de l’ombre de son père» (p. 16); à la dernière, Florence «remonte les marches en piétinant son ombre» (p. [193]). L’héritage est un choix.
P.-S.—Et la scène finale est parfaitement réussie, autour d’une chaise berçante.
Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), et de l’Oreille tendue. Avec Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Mireille Elchacar apporte sa pierre à l’édifice.
L’an dernier, avec Amélie-Hélène Rheault, Elchacar publiait «La présence des linguistes lors de débats sur la langue dans la presse écrite québécoise». Soucieuse de cette «présence», elle souhaite qu’elle soit de plus en plus importante (p. 11-13, p. 16, p. 17). Elle invite ses collègues à s’en prendre aux «idées reçues» (p. 7, p. 62, p. 121) et «aux discours convenus sur le français au Québec» (p. 17), à rejeter le «discours moralisateur» (p. 10, p. 144), «dénigrant» (p. 16) ou «puriste» (p. 60).
Pour sa part, dans cet «exercice de vulgarisation» (p. 7), elle s’attaque à deux questions, notamment dans une perspective historique : les anglicismes, l’orthographe. Des premiers, elle rappelle qu’ils sont trop souvent uniquement affaire de jugement de valeur. De la seconde, elle montre qu’elle est incohérente, illogique et opaque en français et qu’elle devrait être réformée, et elle insiste sur les difficultés pédagogiques que pose son enseignement. Il faudrait sortir de la «nostalgie d’un passé qui n’a jamais existé» (p. 70).
Mireille Elchacar a recours à un très grand nombre d’exemples. Certains sont bien choisis. Pourquoi remplacer cocktail par coquetel (p. 54, p. 64) ? Comment écrire alibi si on n’a jamais vu ce mot (p. 134-135) ? D’autres sont moins convaincants. Baby-foot n’est pas un «faux anglicisme» spécifique au Québec (p. 34 n. ii). Ni baseball ni camping ne sont du «registre familier» dans cette aire linguistique (p. 49). Pendant des années, le discours médiatique québécois sur la langue a été obsédé par la tournure la fille que je sors avec; est-ce encore d’actualité (p. 59-60) ?
À juste titre, l’autrice insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de toujours distinguer les registres quand on réfléchit aux phénomènes linguistiques, de même qu’aux rapports complexes de l’oral et de l’écrit. Elle fait bien ressortir le fait que le français québécois n’a pas de syntaxe qui lui serait propre (p. 58-61); il n’existe pas de langue qui s’appellerait le québécois. Elle propose d’utiles synthèses (p. 61). Des formules font mouche : «Nous vivons en ce moment la plus grande période de fixité de l’orthographe française» (p. 113).
Délier la langue se termine sur «Quelques pistes pour l’avenir» (p. 139-145). Mireille Elchacar souhaite que le Québec soit à l’«avant-garde» de l’«amélioration de l’orthographe française» (p. 140), en allant plus loin que les réformes de 1990 (p. 140-141) et en revoyant les règles de l’accord du participe passé (p. 142-144). Elle appelle aussi de ses vœux «une nouvelle manière de parler de la langue au Québec» (p. 145) fondée sur les travaux des linguistes et non sur les discours s’en prenant aux seules fautes, réelles ou supposées.
Entendons-la.
P.-S.—L’Oreille tendue, dix-huitiémiste de son état, est tatillonne en matière de Siècle des lumières : non, l’Encyclopédie, qui a paru de 1751 à 1772, ne compte pas 35 volumes (p. 32), mais 28 (17 de textes, 11 d’illustrations). Il ne faut pas confondre l’Encyclopédie dirigée par Diderot et D’Alembert et son Supplément, avec lequel ils n’ont rien à voir.
P.-P.-S.—L’Oreille tendue, bibliographe de son état, est tatillonne en matière de références. Elle ne s’explique pas qu’on puisse évoquer nombre de textes sans en donner ni la référence ni, au moins, le titre ou la date de parution (p. 10-12, p. 14, p. 15, p. 19, p. 33). Elle déplore que, dans la bibliographie finale, le même titre apparaisse sous deux formes (p. 152 et p. 154; p. 157). Des titres cités ne se trouvent pas en bibliographie (p. 89, p. 141). Dire d’Alain Rey qu’il est «coauteur du Petit Robert» (p. 100) est abusif. Tout ça fait désordre.
Elchacar, Mireille et Amélie-Hélène Rheault, «La présence des linguistes lors de débats sur la langue dans la presse écrite québécoise», dans Carmen Marimón Llorca, Wim Remysen et Fabio Rossi (édit.), les Idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives, Berlin, Berne, Bruxelles, New York, Oxford, Varsovie et Vienne, Peter Lang, coll. «Sprache – Identität – Kultur», 2021, p. 277-301.
Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.
Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.
Aujourd’hui, entre 10 h et 10 h 30, l’Oreille tendue sera au micro de Pénélope McQuade, à l’émission radiophonique Pénélope (Radio-Canada), pour parler de la lecture.
Ses propos ressembleront peut-être aux quinze premières minutes de ceci :
La fin de la vidéo ressemble plus à son livre de 2015.
[Complément du jour]
On peut (ré)entendre l’entretien ici. Les références aux auteurs cités se trouvent ci-dessous.
Références
Chartier, Roger, «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne», Littératures classiques, 12, janvier 1990, p. 127-147. https://doi.org/10.3406/licla.1990.1238
Engelsing, Rolf, Der Bürger als Leser : Lesergeschichte in Deutschland 1500-1800, Stuttgart, Metzler, 1974, 375 p.
Melançon, Benoît, «Histoires de lire : demain, aujourd’hui, hier», dans les Futurs possibles du livre, Actes numériques du colloque des 15 et 16 novembre 2001, Montréal, Grande bibliothèque du Québec, 2002, 16 p. Repris dans Christian Vandendorpe et Denis Bachand (édit.), Hypertextes. Espaces virtuels de lecture et d’écriture, Québec, Nota bene, coll. «Littérature(s)», 25, 2002, p. 77-87.