La lettre de 2012

Beaucoup s’esquintent, avant le passage à la nouvelle année, à déterminer quel est le mot — parfois on en choisit quelques-uns — qui incarne l’année qui vient de se terminer. C’est une forme comme une autre du «festival des bilans».

Contre yolo, entre autres possibilités états-uniennes, Oxford University Press a élu GIF (en… novembre). Le Devoir a résumé l’année (québécoise) avec «Polarisation-Polariser», «Pourcentage-Pour cent», «Léo», «Intelligent», «Matricule» (18 décembre 2102, p. A4). Qui préfère les pires mots de l’année lira «An A-to-Z Guide to 2012’s Worst Words» sur The Atlantic Wire. Au dictionnaire numérique Wordnik, on a retenu les mots de la télévision, dont un gros mot québécois de la série télévisée Mad Men.

L’Oreille tendue, elle, abhorre les rétrospectives; elle a eu l’occasion de le dire et de le répéter, plus d’une fois. Elle ne choisira donc pas son mot (ses mots) de 2012. Plus modeste, elle se contentera d’une lettre.

Donc :

collusion (et collusionnaires), corruption, commission (puis Commission d’enquête sur l’industrie de la construction ou Commission Charbonneau), Catania, crime organisé, Casino, cartel des égouts, cadeaux (interdits), (billets pour) Céline (Dion), témoignages-chocs, changements à la mairie, élections, Coalition avenir Québec (CAQ), Parti québécois, Parti libéral du Québec, Québec solidaire, Jean Charest, carrés (de toutes les couleurs), CLASSEE, occupy, matricule 728, sauf une fois au chalet, tchén’ssâ, Éric Plamondon et Éric Chevillard, Jean Echenoz, Clément de Gaulejac, Barack Obama, précipice fiscal, Grèce.

Même les sujets qui fâchent font partie de la famille :

constitution canadienne, Canadiens de Montréal.

C’est dire.

P.-S. — L’Oreille ne pouvait juste pas, sur ce sujet délicat, ne pas citer l’excellent @machinaecrire : «Et l’expression franglaise insupportable de l’année 2012 est… “Non. Juste non”.»

Moyen et moyen

Nicolas Dickner, Tarmac, 2009, couverture

Il est de ces mots dont le sens varie fort — c’est le moins qu’on puisse dire — d’une situation à l’autre. Prenons moyen.

Dans certains cas, il marque le trop, le beaucoup.

«Deux moyens malades, elle a dit…» (Gros mots, p. 89).

«Une conversation butinante, sans but précis : il y a longtemps qu’on t’avait vu, le bar est tranquille, moyenne chaleur, non ?, paraît que les agriculteurs en arrachent» (Tarmac, p. 237).

Dans d’autres, c’est le pas assez. Le fils cadet de l’Oreille tendue raffole de cette réponse, que l’on trouve aussi dans la bouche d’un personnage de Hongrie-Hollywood Express d’Éric Plamondon :

«c’est moyen» (p. 153).

Allez y comprendre quelque chose.

 

[Complément du 28 décembre 2012]

Des sources conjugales proches de l’Oreille insistent pour préciser que ledit fils cadet, à «C’est moyen», préfère, tout simplement, «Moyen». Ces sources sont incontestables.

 

Références

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Ducharme, Réjean, Gros mots. Roman, Paris, Gallimard, 1999, 310 p.

Plamondon, Éric, Hongrie-Hollywood Express. Roman. 1984 — Volume I, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 44, 2011, 164 p.

Grave erreur anthume

David Turgeon, les Bases secrètes, 2012, couverture

Vous avez merdé grave ? Au Québec, vous n’êtes pas mieux que mort.

Exemples

«Si Max t’attrape, t’es pas mieux que morte, dit Sim» (Meurtres sur la côte, p. 106).

«On est pas mieux que morts ! siffla Sim» (l’Enfant du cimetière, p. 103).

«Il y avait ce cauchemar qu’il faisait, petit : poursuivi par je ne sais quelle menace, il voulait fuir, courir à toute vitesse mais ses jambes refusaient de le suivre, elles se traînaient sous lui, pas mieux que mortes» (les Bases secrètes, p. 10).

On ne souhaite cela à personne.

 

[Complément du 29 décembre 2012]

L’expression n’est pas récente. On la trouve dans la bande dessinée Onésime d’Albert Chartier dès 1955 (p. 37; voir aussi p. 8).

 

Références

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

MacGregor, Roy, l’Enfant du cimetière, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 13, 2009, 164 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2001.

MacGregor, Roy, Meurtres sur la côte, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 12, 2008, 162 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2000.

Turgeon, David, les Bases secrètes. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 59, 2012, 189 p.

Non, point du tout

Charlotte Aubin, Toute ou pantoute, 2024, couverture

Pantoute est un adverbe de négation prisé au Québec.

Il peut servir à répondre à une question.

«Le volleyball, un sport de camping ? Pantoute ! Regardez la finale masculine opposant les Russes aux Brésiliens. Quel beau spectacle ! #jo2012» (@JeanSylvainDube).

Il est aussi employé pour caractériser un sentiment, une idée, une opinion, etc.

«J’y ai été avec ma mère, à matin, j’ai pas envie pantoute d’y retourner !» (Un ange cornu avec des ailes de tôle, p. 81).

«J’apporte rien pantoute. Juste ma peau» (Martine à la plage, p. 76).

«En descendant d’l’avion
Plus aucun doute
Même si vos mots
J’les pigeais pas pantoute
Gens du pays
J’ai su qu’on s’aimerait» («L’accent d’icitte»).

Remarque orthographique. On voit, mais exceptionnellement, pentoute.

«Parler à un jeune employé qui comprend pas le sens du mot “sous-vêtements” euh “culottes?!” #PasGenantPentoute» (@PimpetteDunoyer).

 

[Complément du 29 décembre 2012]

Aussi exceptionnellement, on voit «pan toute», en deux mots, par exemple dans la bande dessinée Onésime d’Albert Chartier (p. 13, p. 14, p. 85, p. 148, p. 202). Il est vrai que le même Chartier écrit aussi «pantoute» (p. 183, p. 191, p. 205, p. 212, p. 230, p. 239, p. 240, p. 262).

 

[Complément du 22 avril 2017]

Martin Winckler vit à Montréal depuis quelques années. Cela a-t-il des effets sur son vocabulaire ? Sans aucun doute, comme l’atteste le tweet ci-dessous. (Et il y a aussi ceci.)

Tweet de Martin Winckler contenant le mot «pantoute», 2017

 

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français considérait «Pantoute», mis pour «Pas du tout», comme une «locution vicieuse» (p. 13).

 

[Complément du 30 novembre 2021]

Cela n’a pas empêché l’auteur de Meurtre au Forum de l’utiliser deux fois en 1953 :

— Vous avez pensé qu’il était malade ? dit Alain.
— J’ai rien pensé pantoute, dit l’homme (p. 6).

— C’est deux gamblers. Ça joue aux courses et c’est toujours prêts à gager sur n’importe quoi ?
— Ben ça, c’est intéressant, dit Saturnin. Car moi itou, j’suis assez gambler. [Je] déteste pas ça pantoute» (p. 27).

 

Références

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Gaël, «L’accent d’icitte», Diamant de papier, Productions de l’onde, 2010.

Tremblay, Michel, Un ange cornu avec des ailes de tôle. Récits, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 1994, 245 p.

Verchères, Paul [pseudonyme d’Alexandre Huot ?], Meurtre au hockey, Montréal, Éditions Police journal, coll. «Les exploits policiers du Domino Noir», 300, [1953], 32 p.