Ceci n’est (toujours) pas une rétrospective

C’était le 1er janvier 2011 : «Tout un chacun le sait : l’Oreille tendue n’aime pas les rétrospectives — du millénaire, du siècle, de la décennie, de l’année, du mois, du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde.» Elle ne va donc pas se dédire et annoncer son «Mot de l’année 2011». Cela étant, ce genre d’annonce mérite réflexion. D’où ces «mots de l’année» sortent-ils ?

Les médias raffolent de l’exercice. «“Autrement”, mot vague de l’année», titre Antoine Robitaille dans le Devoir des 17-18 décembre 2011 (p. B2). Son collègue Christian Rioux, le 6 janvier 2012, énumère «Les mots de 2011» (p. A3) et propose qu’on les laisse de côté pendant au moins un an : «autrement», «indignés», «ouverture», «intelligent», «persévérance», «patente à gosse» seraient des «mots-valises», «de véritables béquilles de la pensée».

On pourrait pousser l’énumération plus loin. Pour le Québec médiatique de 2011, certaines séries lexicales ont connu un succès incontestable. La série des C : la triade «collusion» / «corruption» / «commission», «commotion (cérébrale)», «cônes (oranges)» et «(Randy) Cunneyworth». Celle des P : «paralume», «printemps arabe» (il y a aussi «rue arabe»), «pont» et «PPP» (le pauvre parti de Pauline). On a déjà vu celle des I : «indigné» et «indignation».

Quand les médias ne s’en occupent pas, d’autres prennent leur place. En France, le Festival XYZ du mot nouveau vient, par exemple, de retenir «attachiant» comme néologisme de 2011.

La pratique de choisir les mots de l’année n’est évidemment pas propre au monde francophone. Le 26 décembre, le Philadelphia Inquirer, sous la signature d’Amy S. Rosenberg, publiait «Occupied with the Word of the Year 2011». Et il n’y a pas que les journaux à s’en mêler : ainsi qu’elle le fait depuis 1990, l’American Dialect Society (ADS) a annoncé, le 5 janvier, le résultat du vote de ses membres. En 2011, comme pour le quotidien de Philadelphie, ils ont sélectionné «occupy».

Ces mots, locaux ou universels, s’imposent de deux façons. D’abord, par la répétition, la redite, le martèlement : utiliser le même mot jour après jour l’impose dans les consciences. Ensuite, par l’adaptation : il s’agit moins de reprendre un mot dans son contexte premier que de le placer dans de nouveaux. C’est particulièrement visible dans les médias dits «sociaux». On postulera même l’hypothèse que l’adaptation est plus efficace que la simple répétition pour assurer la pérennité d’un mot.

Soit le cas d’«occupy» / «occupons». Originellement employé pour désigner un mouvement social protéiforme («Occupy Wall Street»), il a par la suite été repris à toutes les sauces, comme le note Ben Zimmer, de l’ADS, interviewé par Amy S. Rosenberg. En anglais : «Occupy Christmas !», «Occupy Amazon», «Occupy Sesame Street», «OccupyTheCell», «Occupy Music», «Occupy NYT». En français (en quelque sorte) : «OccupyFrance», «OccupyParis», «occupons_les_superhéros», «Occupons le Bye Bye 2011 !!», «Occupez le Pôle Nord, et l’esprit de Noël», «Occupons St-Hubert» (la «plaza» de ce nom), «OccupyLesCentreDachats». On fera une place à part à la manchette suivante : «Occupy le train et le potager» (la Presse, 16 novembre 2011, p. A14). Comme «fusion» / «défusion» au Québec au début des années 2000 et comme «tsunami» partout dans le monde en 2004 et en 2011, le couple «occupy» / «occupons», par sa plasticité, devrait avoir un bel avenir.

On n’en fera cependant pas un prévision officielle, car les choses changent vite en ce domaine. Hier, Marie-France Bazzo, sur Twitter, pouvait écrire, par allusion à la situation parlementaire québéco-canadienne : «Le mot de janvier 2012 : “transfuge”. “Autrement”, ça fait teeeelllement décembre 2011…»

P.-S. — Quel est le mot de l’année pour les lecteurs de l’Oreille tendue ? On peut penser qu’il s’agit de swag. Ils sont plus de 15 000 à avoir consulté la page consacrée à ce mot. L’Oreille ne se l’explique pas.

 

[Complément visuel du 15 mars 2012]

«Occupy Bourdieu», Université de Montréal, 2012

«Occupy Rousseau», 2012

Le CHUM est là pour ça

Il y a quelques mois que le verbe quitter employé sans complément ne s’était pas rappelé au bon souvenir de l’Oreille tendue et de ses lecteurs.

L’administration du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) s’est chargée de corriger la situation, rue Sanguinet à Montréal, pas plus tard qu’hier matin.

Message de sécurité, Centre hospitalier de l'Université de Montréal, 8 janvier 2012

Merci d’avoir pensé à nous.

N’est-ce pas ?

Quiconque voyage au Québec (par ses routes, dans ses médias, sur Internet) le sait : on y vénère le spa. Il y en a d’urbains, de nordiques, de scandinaves. Quelqu’un a même inventé le spatio.

Un tweet du 5 janvier de @PimpetteDunoyer révèle l’existence d’une nouvelle espèce : le spa dentaire.

La preuve ici :

«Spa dentaire», publicité, 2012

On imagine — n’est-ce pas ? — les mauvais jeux de mots : C’pas vrai !, C’pas possible !, C’pas terrible comme nom, etc. On n’en fera aucun.

L’Oreille trouve enfin un pouce

Le premier courriel provenait d’un lecteur du Dictionnaire québécois instantané. Le second, de l’agent de l’Oreille tendue qui a infiltré la capitale de la Belle Province. Les deux parlaient du nouveau sens de l’expression faire du pouce

(Nouveau sens ? Au Québec, faire du pouce ou partir sur le pouce revient habituellement à pratiquer l’autostop.)

L’Oreille tendue avait noté la chose, mais elle n’avait jamais rencontré elle-même cette nouvelle acception. Depuis un tweet de @cvoyerleger du 4 janvier, c’est chose faite : «Le spécialiste, c’est vous! Vraiment? http://t.co/tpHVU0ys La Fondation Chagnon fait du pouce sur un lieu commun.» Voilà : faire du pouce sur. Mais qu’est-ce à dire ?

Les deux épistoliers de l’Oreille lui proposaient des définitions semblables : dans une réunion, qui fait du pouce sur quelqu’un reprend l’idée d’un autre, la prolonge, voire se l’approprie. C’est précisément à cela que pense Catherine Voyer-Léger dans ses réflexions sur la publicité de la Fondation Chagnon, celle à laquelle renvoie son tweet : «C’est que cette publicité fait du pouce sur un des lieux communs les plus nocifs à avoir cours dans l’espace public actuellement : l’idée que toutes les opinions, et, par le fait même, toutes les expertises, se valent.»

Un synonyme ? Surfer, peut-être, que Catherine Voyer-Léger utilise plus loin dans son texte : «Cette légitimation de la parole expérientielle au détriment de la parole spécialiste, c’est exactement ce sur quoi surfe le Sénateur Boisvenu dans le cadre du projet de loi C-10.»

En matière de pouce, l’Oreille avait besoin d’autres oreilles que la sienne. Merci à ces petites mains.

 

[Complément du 7 janvier 2011]

Cela est immortalisé sur YouTube : l’Oreille tendue n’est pas vite sur ses patins — au sens littéral du terme. Elle ne pourra jamais rejouer la fabuleuse séquence d’ouverture du film Mystery, Alaska (1999), et elle le déplore.

Au sens figuré, elle espère ne pas l’être. Pourtant.

Partie hier en expédition de patin — ça ne s’invente pas — dans la nature, avec sa progéniture, elle a eu une illumination tardive, sur l’autoroute. Un synonyme hexagonal de faire du pouce sur ? Bon sang : rebondir fait parfaitement l’affaire.

Le proverbe le dit : vieux motard que jamais.

 

[Complément du 22 janvier 2016]

Variation entendue en réunion cette semaine : «Je vais faire du millage sur ce qui vient d’être dit.»

 

[Complément du 28 juillet 2019]

Entendu hier soir pendant la télédiffusion du match de l’Impact de Montréal — c’est du soccer, donc du football — sur les ondes de TVA sports : «Je vais faire du surf sur ça.» Variante estivalo-nautique.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture