Le sexe de Don Draper (et celui de Nate Fisher)

Gros plan du visage de Don Draper dans la finale de Mad Men

«Es-tu heureux ? Après quoi cours-tu ? J’ai cru
comprendre que tu lisais de moins en moins;
comme tout le monde, tu délaisses le cinéma pour les séries télé.»
Patrick Nicol, Terre des cons (2012)

«Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments
les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée.»
Diderot, lettre à Damilaville, citée dans Esprit de Diderot

«Climbing a mountain ? Is that what making love is to you ?»
Betty Draper, The Better Half,
neuvième épisode de la sixième série de Mad Men

 

L’Oreille tendue n’est devant sa télé que pour deux choses : le sport et les grandes séries américaines (The West Wing, Homeland, Damages, The Good Wife, The Newsroom). Elle a suivi, comme tout le monde, Mad Men (voir ici, et encore là) : d’abord avec intérêt, puis de moins en moins. Pour le dire d’une question : «Who cares about Don Draper ?» (Pour qui l’ignorerait, Don Draper est le personnage principal de la série.)

Lui, le nec plus ultra des «créatifs», l’incarnation, en apparence, de la réussite professionnelle, est de plus en plus grossier au fil des épisodes : il expose sa richesse, il boit comme un trou, il ne tient aucune de ses promesses, il est violent, il baise tout ce qui bouge. Il faut le comprendre, soulignent à gros traits ses créateurs : c’est un enfant illégitime, son père (violent et alcoolique) est mort sous ses yeux, il a grandi dans un bordel. Cette psychologie de bazar suffirait à enlever tout intérêt au personnage. Quand on ajoute à cela le fait que d’autres personnages de la série (Joan, Peggy, Roger) sont autrement plus intéressants que lui, le verdict devrait être sans appel.

Ajoutons cependant une autre pièce au dossier d’accusation : comme Nate Fisher dans la série Six Feet Under, Don Draper est mené par son sexe; comme lui, cette obsession le transforme en personnage unidimensionnel. Une fois que l’on a compris que tout s’explique par leur libido, on se désintéresse d’eux, radicalement.

Un contre-exemple ? Tony Soprano, dans The Sopranos. Situation familiale non optimale : son père était violent; sa mère a essayé de le faire assassiner; il dispute le contrôle de la mafia du New Jersey à son oncle; il aide sa sœur à se débarrasser du cadavre de l’amant qu’elle vient de révolvériser; sa fille est un temps attiré par un mauvais garçon; son fils n’arrive pas à en être un. Profession exigeante : à défaut de faire vendre, tel Don Draper, il sait comment obtenir ce dont il a besoin, qu’il y ait ou pas un prix à payer (on entendra prix au sens littéral comme au figuré), et personne ne lui fait de cadeau. Sexualité non restrictive : ses conquêtes (façon de parler) sont nombreuses (euphémisme), rémunérées ou pas. Et pourtant il n’est défini ni par ses coucheries, ni par ses beuveries, ni par sa violence. Contrairement à Don Draper et à Nate Fisher, Tony Soprano s’interroge sur l’origine du mal qu’il inflige et de celui qui le ronge, il ne fait pas que les expliquer par un événement ou une série d’événements de son enfance. Pour le dire simplement : il se pose des questions — voir sa fascination pour les émissions historiques à la télé —, ce que ne font jamais les deux autres.

On pourrait appliquer à Matthew Weiner, le concepteur de Mad Men, et au personnage de Don Draper des remarques de David Foster Wallace sur John Updike (1998) dans son recueil Consider the Lobster :

[Turnbull, le narrateur du roman Toward the End of Time d’Updike] persists in the bizarre, adolescent belief that getting to have sex with whomever one wants whenever one wants to is a cure for human despair. And Toward the End of Time’s author, so far as I can figure out, believes it too. Updike makes it plain that he views the narrator’s final impotence as catastrophic, as the ultimate symbol of death itself, and he clearly wants us to mourn it as much as Turnbull does. I am not shocked or offended by this attitude; I mostly just don’t get it. Rampant or flaccid, Ben Turnbull’s unhappiness is obvious right from the novel’s first page. It never once occurs to him, though, that the reason he’s so unhappy is that he’s an asshole.

Un adolescent, un être désespéré et malheureux qui se laisse mener par sa queue (avant de devenir Don, ce personnage s’appelait Dick : queue, en anglais) et un «trou de cul» : on croirait lire le portrait de Don Draper.

P.-S. — Sur Tony Soprano, écouter, à France Culture, la livraison du 13 août 2013 de l’émission les Bons Plaisirs, avec Emmanuel Burdeau, auteur de la Passion de Tony Soprano (2010).

 

Références

Burdeau, Emmanuel, la Passion de Tony Soprano, Nantes, Capricci, coll. «Actualité critique», 1, 2012, 97 p. Édition originale : 2010.

Loty, Laurent et Éric Vanzieleghem, Esprit de Diderot. Choix de citations, Paris, Hermann, 2013, 157 p.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Wallace, David Foster, Consider the Lobster and Other Essays, New York, Little, Brown and Company, 2005. Ill. Édition numérique.

L’art du demi-portrait

Jonathan Franzen, Freedom, 2010, couverture

«Eliza was exactly half pretty. Her head started out gorgeous on top and got steadily worse-looking the lower down you looked. She had wonderfully thick and curly brown hair and amazing huge eyes, and then a cute enough little button nose, but then around her mouth her face got smooshed up and miniature in a disturbing sort of preemie way, and she had very little chin

Jonathan Franzen, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p., p. 50.

Un trou dans son élan

John Grisham, Calico Joe, 2012, couverture

«Baseball is only dull to dull minds» (Red Smith).

Comme tout un chacun, l’Oreille tendue consacre une partie de son temps de lecture, surtout estivale, aux livres sur le baseball.

Il y a les livres savants (The Meaning of Nolan Ryan, Double jeu), les livres de journalistes (Moneyball, Men at Work), les recueils d’articles (Triumph and Tragedy in Mudville), les romans (You Know Me Al, The Art of Fielding ou, sommet indépassé, The Great American Novel).

Voilà pourquoi l’Oreille vient de lire Calico Joe de John Grisham. Elle avait déjà lu des romans policiers de cet auteur — aucun ne lui laissant de profonds souvenirs, ni en bien ni en mal — et son roman sur le football, Playing for Pizza — aucun souvenir non plus. De Calico Joe, elle se souviendra, car c’est un texte particulièrement mauvais.

Un père va mourir. Cela ne touche personne, car c’est une ordure : violent, alcoolique, égocentrique. Lanceur pour les Mets de New York, Warren Tracey n’existe plus, dans la mémoire populaire inventée par le romancier, que comme celui qui a mis un terme à la carrière d’un joueur phénoménal, Joe Castle (Calico Joe). Comment ? En lui lançant volontairement une balle rapide à la tête. Ce geste, en langage de baseball, est appelé beaning. (Sur un sujet semblable, il vaut mieux lire Rat Palms de David Homel.) Le fils de Warren raconte la rencontre improbable, en 2003, trente ans après les faits, de son père et de Joe Castle. C’est lacrymal, inécrit, sans aucun intérêt.

En lisant, l’Oreille est cependant retombée sur une de ces étranges expressions propres au baseball : «Every rookie’s got a hole in his swing» (p. 57). Dans l’élan (swing) de toute recrue (rookie), il y aurait un trou (hole). Qu’est-ce à dire ? Qu’un joueur n’arriverait pas à frapper la balle si elle était placée à un endroit bien précis, qui n’est pas le même pour tous, et que les lanceurs essaieraient d’exploiter cette faiblesse. Voilà qui vous épargnera la lecture de Calico Joe.

P.-S. — Et il y a bien sûr les livres sur Jackie Robinson.

 

Références

Gould, Stephen Jay, Triumph and Tragedy in Mudville. A Lifelong Passion for Baseball, New York et Londres, W.W. Norton, 2003, 342 p. Ill. Foreword by David Halberstam.

Grisham, John, Calico Joe. A Novel, New York, Dell, 2013, 262 p. Édition originale : 2012.

Grisham, John, Playing for Pizza. A Novel, New York, Doubleday, 2007, 262 p.

Harbach, Chad, The Art of Fielding. A Novel, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2012. Édition numérique. Édition originale : 2011.

Homel, David, Rat Palms, Toronto, HarperCollins, coll. «HarperPerennial», 1993, 276 p. Édition originale : 1992.

Lardner, Ring, You Know Me Al, Kessinger Publishing, [s.d.], 119 p. Reprint. Édition originale : 1916.

Lewis, Michael, Moneyball. The Art of Winning an Unfair Game, New York et Londres, W.W. Norton, 2003, xv/288 p.

Nareau, Michel, Double jeu. Baseball et littératures américaines, Montréal, Le Quartanier, coll. «Erres Essais», 2012, 395 p.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Trujillo, Nick, The Meaning of Nolan Ryan, College Station (TX), Texas A & M University Press, 1994, x/163 p. Ill.

Will, George F., Men at Work. The Craft of Baseball, New York, HarperPerennial, 1991, ix/353 p. Ill. Édition originale : 1990.

Baseball et numérique

Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson (2013)

L’Oreille tendue aime le numérique, de courriel en site, de Tumblr en blogue.

Elle admire Jackie Robinson, le premier joueur noir du baseball dit «moderne». Celui-ci a commencé sa carrière avec les Dodgers de Brooklyn en 1947, après avoir joué un an avec les Royaux de Montréal.

L’Oreille devait donc lire le livre numérique «augmenté» ou «enrichi» — texte, photos, vidéos, liens — de Lyle Spencer, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson (2013), conçu spécifiquement pour le iPad.

Les textes ne lui laisseront pas une impression durable : qui a lu les livres de Jules Tygiel (1997), d’Arnold Rampersad (1997) ou de Jonathan Eig (2007) n’y apprendra rien de nouveau. La prose est édifiante et patriotique. Le livre est bref et pourtant répétitif : chaque chapitre est précédé de son résumé. L’auteur trouve aussi le moyen d’y inclure deux passages sur des joueurs sans rapport direct avec la carrière de Jackie Robinson, George Brett (lui et Robinson sont au Temple de la renommée du baseball) et Ron Santo (lui et Robinson étaient diabétiques).

Les images, fixes et mobiles, sont bien intégrées au texte et elles sont belles, iPad oblige, mais, elles aussi, répétitives. Combien de fois doit-on montrer Robinson en train de voler le marbre durant le premier match des Séries mondiales de 1955 contre les Yankees de New York, et le receveur des Yankees, Yogi Berra, devenir furieux à la suite de la décision de l’arbitre sur ce jeu ? (Note pour les non-initiés : voler le marbre est un exploit rarissime au baseball, et Robinson y excellait.)

On pourrait reprocher aux concepteurs du livre, l’auteur mais aussi l’organisation des ligues majeures de baseball (Major League Baseball), de ne pas avoir tenu compte du tout des représentations culturelles de Jackie Robinson. Il y des romans, par exemple ceux de Don DeLillo et de Robert B. Parker, qui ont transformé Robinson en personnage. Pourquoi ne pas les citer ? Il y a des chansons sur lui : pensons à «Did You See Jackie Robinson Hit that Ball», disponible sur YouTube. Pourquoi ne pas les faire entendre ? Avant 42 (2013), il y a au moins eu un autre film sur JR, The Jackie Robinson Story (1950), qu’on peut voir ici. Pourquoi ne pas en diffuser des extraits ? On aurait pu aller bien plus loin qu’on ne l’a fait dans l’utilisation des ressources du numérique.

Il faut toutefois signaler deux choses dans Fortitude, dont l’une tient à la dimension «augmentée» du livre.

En 1962, dès sa première année d’éligibilité, Jackie Robinson est élu au Temple de la renommée du baseball : il y est le premier joueur noir. Comme c’est d’usage, il doit livrer un discours d’acceptation lors d’une cérémonie tenue à Cooperstown. Le livre contient le texte de ce discours, mais aussi une lecture, captée sur vidéo, de ce discours par des boursiers de la fondation Jackie-Robinson. Cette lecture est doublement touchante, notamment parce qu’il s’agit d’un texte fait essentiellement de remerciements : Jackie Robinson remerciait ceux qui avaient rendu sa carrière possible; les étudiants d’aujourd’hui le remercient, lui, même s’il est mort en 1972, de ce qu’il a fait pour eux.

La seconde chose à retenir est une anecdote, probablement pas nouvelle, concernant Rachel Robinson, la veuve du joueur. Après la mort de son mari, elle se serait promenée, dans leur maison, de pièce en pièce, avec à la main une photo de lui volant le marbre. Comment dit-on voler le marbre en anglais ? Stealing home. On lui avait volé sa maison.

 

[Complément du 23 avril 2013]

C’est à s’en mordre le lobe : l’Oreille tendue n’a pas tout de suite remarqué que dans Fortitude (courage, fermeté, détermination, force de caractère) on doit entendre forty-two (Jackie Robinson portait l’uniforme numéro 42). Honte à elle.

 

Références

DeLillo, Don, Pafko at the Wall. A Novella, New York, Scribner, 1997. Édition numérique. Édition originale : 1992.

Eig, Jonathan, Opening Day. The Story of Jackie Robinson’s First Season, New York, Simon & Schuster, 2007, 323 p. Ill.

Parker, Robert B., Double Play. A Novel, New York, Berkley Books, 2005, 289 p. Ill. Édition originale : 2004.

Rampersad, Arnold, Jackie Robinson. A Biography, New York, Ballantine Books, 1998, 512 p. Ill. Édition originale : 1997.

Spencer, Lyle, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson, New York, MLB.com Play Ball Books, et Ecco. An Imprint of HarperCollins Publishers, 2013. Préface de Kareem Abdul-Jabbar. Deuxième édition. Édition pour iPad.

Tygiel, Jules, The Jackie Robinson Reader. Perspectives on an American Hero, with Contributions by Roger Kahn, Red Barber, Wendell Smith, Malcolm X, Arthur Mann, and more, New York, Dutton, 1997, viii/278 p.

Portrait en vert et en anglais

 Michael Connelly, The Fifth Witness, 2011, couverture

«It was the first time I saw Opparizio in person. He was a block of a man who somehow appeared as wide as he was tall. The skin on his face had been stretched tight by the scalpel or by years of anger. By the cut of his hair and of his suit, he looked like money

Michael Connelly, The Fifth Witness. A Lincoln Lawyer Novel, New York, Little, Brown and Company, 2011. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)