Citation gastronomique du soir

Londres, Paris, Hachette, coll. «Guides bleus», 1973, couverture

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue évoquent un séjour londonien. Elles viennent d’avoir accès à l’ouvrage de la série des «Guides bleus» consacré par Hachette, en 1973, à Londres. Sous la rubrique «Cuisine anglaise», on y lit ceci :

On ne vient évidemment pas en Angleterre pour faire bonne chère, mais il peut être intéressant d’avoir quelques détails sur la nourriture que l’on se fera servir dans les restaurants qui ne se réclament pas de quelque gastronomie étrangère à ce pays.

Précisons tout de suite que cette nourriture est saine, pour ainsi dire aseptisée, mais d’une grande monotonie dans l’absence de saveur. Une soupe fabriquée industriellement ou un jus d’un fruit quelconque compose généralement l’entrée. Vient ensuite un plat de viande, toujours bouillie ou cuite à l’étouffée, même si elle est annoncée rôtie. Le plat de résistance est accompagné d’un choix de légumes assaisonnés à l’eau dont on aura éprouvé toutes les variétés après deux ou trois repas. Celui-ci s’achève par quelque glace, très crémeuse, que l’on soupçonne invariablement d’être parfumée à la vanille, ou encore par un gâteau dont les cuisiniers anglais détiennent jalousement le secret. Tel est le menu type de la plupart des restaurants à prix fixe, ou de ceux dont la carte est limitée à un nombre restreint de plats.

Ce genre de restaurant est omniprésent, mais Londres offre cependant la possibilité d’y échapper, notamment en fréquentant les établissements à spécialités étrangères, en particulier les restaurants français, italiens, espagnols, hongrois, etc., bien qu’il soit nécessaire d’indiquer en passant que ces diverses gastronomies ne se sont pas améliorées après leur transplantation (p. 69).

Miam.

Parlons manger

L’Oreille tendue ne veut pas faire la fine bouche, mais elle a du mal à s’extasier sur le contenu d’une assiette et, surtout, à partager cette extase urbi et orbi. Ce n’est donc pas une cuisinomane : «Personne qui se passionne pour la nourriture et l’art culinaire», selon le terme que l’Office québécois de la langue française préfère à foodie.

Cela étant, il lui arrive de s’intéresser à la langue culinaire, notamment pour déplorer l’obsession de l’épicurisme (le mot) ou les cocasseries de la langue de margarine.

En outre, elle s’intéresse aux néologismes de cette langue.

Récemment, elle a ainsi croisé l’orthorexie, cette «fixation sur l’ingestion d’une nourriture saine», dixit Wikipédia. On peut supposer que ce genre de pratique est particulièrement compatible avec la consommation de mocktails, ou «cocktails sans alcool» (mock comme dans simili, faux).

Reste une question : cela relève-t-il de la culture bistronomique ? On peut en douter.

L’analyse de texte du lundi matin

On peut pratiquer l’analyse de texte sur de grandes œuvres comme sur des écrits communs. Les premières résistent plus que les seconds, mais la démarche d’interprétation reste la même. Qui parle ? Comment ? Pourquoi faire ?

Ce matin, plutôt que d’une œuvre dense, il sera question d’une critique de restaurant parue dans le quotidien la Presse du 28 mars 2015, «Chinois inédit» (cahier Gourmand, p. 4). Le «chinois» du titre est un établissement montréalais, la Maison June Rose.

L’article met d’abord en scène un «je» clairement affirmé. Le registre dominant est celui du plaisir : «j’ai aimé» (quatre fois, avec valeur d’anaphore); «J’ai […] apprécié»; «m’a plu»; «j’ai […] adoré». La subjectivité domine : «Cette maison est un de mes coups de cœur de 2015.» Par la suite, quand il sera question de la nourriture servie, ce «je» se transforme en «on», mais il désigne toujours la même personne : «On paie», «on commande tout ce que l’on veut», «On module», «On choisit», «On […] commande», «on aimerait», «On imagine», «On finit», «On préfère», «On conclut». En complément à la critique, le «Verdict» distingue «On aime» et «On aime moins». Pareille énonciation exige que celui qui parle puisse démontrer qu’il est qualifié pour le faire.

La narratrice assoit son autorité de trois façons principales (outre le fait que son journal lui confie une chronique «gastronomique» régulière, ce qui est bien la preuve de sa légitimité). Elle construit sa compétence par la mise en rapport de ce nouveau restaurant avec d’autres établissements des mêmes propriétaires, restaurants dont elle montre qu’elle les connaît : «La Maison June Rose, la nouvelle table que les propriétaires du restaurant Big in Japan et du bar Big in Japan ont ouvert à l’automne dans l’ancien Ginger, à deux pas de leurs deux autres adresses, n’offre pas le genre de cuisine qui nous jette à terre parce qu’à ce point précise et savoureuse.» La comparaison n’est pas que locale : la narratrice ne manque pas de comparer le nouveau restaurant montréalais à ceux qu’elle a visités — du moins le texte le donne-t-il à supposer — à Los Angeles (Formosa Cafe) et à New York (Mission Chinese Food). L’assertion implicite de compétence passe enfin, dans le segment «Les nouilles de Singapour au curry, donc relevées», par la conjonction de coordination (donc) : chacun devrait le savoir, les nouilles de Singapour sont relevées; la narratrice, elle, le sait.

Souligner sa compétence est une chose. Marquer son appartenance à son époque en est une autre. La chroniqueuse ne manque pas de rappeler qu’elle est au fait des tendances les plus actuelles en matière de décoration culinaire : «Le concept chinois néo-rétro cool franchement original, qui dépayse dans un univers montréalais où beaucoup de nouveaux restaurants finissent par trop se ressembler»; «Ici, on n’est pas chez les néo-rustiques et leurs têtes de cerf empaillées, ni dans un bistro réinventé, ni dans un restaurant chinois traditionnel — sans décor —, ni dans un lieu post-industriel aux ampoules nues» (les habitués de l’auteure auront reconnu quelques formules qu’elle affectionne; voir ici). La description du décor s’appuie sur des références culturelles qui marient culture populaire et culture lettrée, certaines plus anciennes, d’autres contemporaines : le décor «donne l’impression de remonter dans le temps en plongeant dans une Chine façon In the Mood for Love ou même un peu Lotus bleu»; «C’est vraiment la première qualité de ce lieu. Des murs très rouges, un bar de bois laqué très noir. Des lanternes suspendues qui donnent à l’espace un caractère romanesque, façon un peu Tintin, un peu Wong Kar-wai, un peu Tarantino.»

L’extrême contemporanéité affichée est aussi affaire de vocabulaire. Certains adverbes sont banals («franchement», trois fois), mais d’autres peuvent être rattachés à une tendance lourde de la langue médiatique actuelle, par exemple «résolument». De même, le substantif «posture», si fréquent aujourd’hui en études littéraires, est utilisé pour parler des «jeunes restaurateurs bien nord-américains, mais heureux de mettre de l’avant leurs références familiales». L’aubergine est un légume «décadent». Le signe de l’actualité de la cuisine ? On «joue avec les références». Voilà quelqu’un qui connaît les mots de passe de son époque.

La signataire de «Chinois inédit» met de l’avant ses choix subjectifs pour mieux leur donner valeur universelle («On y retourne ? C’est sûr !»; le «on» dépasse le «je»). Si elle peut le faire, c’est que son expérience — montréalaise, nord-américaine, voire mondiale (la carte des vins est «très italienne») — le lui permet. Elle ne se contente cependant pas de parler nourriture; elle rend compte d’une expérience qui englobe le décor (minutieusement détaillé) et le service («Chaleureux, attentionné, efficace»). La basse continue de l’article est la recherche du neuf, tant dans l’objet traité (ce restaurant est «inédit», il procure une «expérience inédite», il «conjugue» ses influences «de façon résolument actuelle», on y trouve «originalité» et «nouveauté») que dans le style (le vocabulaire à la mode contraste avec le «rétro», qu’il soit «néo» ou pas).

Ce texte ne risque pas de devenir un classique de la critique journalistique — on peut supposer que ce n’est pas son objectif —, mais il donne néanmoins à penser, et pas seulement sur la langue de celle qui le signe. N’est-ce pas plutôt la langue de la critique gastronomique médiatique qui est en jeu ?

Se nourrir de hockey

Soit un passage du texte «S comme surbite», tiré de Langue de puck, cet Abécédaire du hockey que l’Oreille tendue faisait paraître en février 2014.

L’amateur de hockey se souvient de Max Pacioretty inconscient sur la glace à la suite d’un coup à la tête, de Clint Malarchuk baignant dans son sang, victime d’une lame de patin, de Trent McCleary à l’article de la mort après avoir reçu une rondelle dans la gorge, de Lars Eller étendu dents en moins. Plus banalement, sur une patinoire, les coups sont communs : les six-pouces, par exemple, se donnent, discrètement, avec le bout du manche du bâton. Le hockey est un sport dangereux (p. 100).

Soit un emballage de saucisse séchée fabriquée au Québec.

Emballage de Si pousse, une saucisse séchée fabriquée au Québec

 

Bref, on peut dorénavant aussi bien manger un six-pouces qu’un si pousse.

 

[Complément du jour]

Pour The Deadliest Season (1977), illustration d’un six-pouces (non comestible), gracieuseté de @TigrouMalin.

The Deadliest Season (1977)

 

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 125 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Oreille(s) en goguette

L’Oreille tendue est donc allée se promener. Notes.

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Adolescente, l’Oreille a séjourné quelques heures à Baie-Saint-Paul. Elle se souvient clairement y avoir entendu pour la première fois le mot gourgane. Elle y a récemment passé deux jours. Elle en rapporte plutôt le mot champignon, celui sur lequel on appuie. Touristes ou non, au volant, on ne ralentit pas. On n’est quand même pas en Nouvelle-Angleterre ici !

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Location de vélo, Baie-Saint-Paul, août 2013

Pour qui souhaite remplacer ses quatre roues par deux, il existe un service appelé Baiecycle (bécik => bicycle => bicyclette => vélo — de Baie-Saint-Paul). L’Oreille se demande ce qu’en penserait le créateur de jeuxdemotsdemarde.tumblr.com.

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Elle séjournait dans le bel, et cher, hôtel La Ferme. On y prétend qu’il faut dire «en Charlevoix». Snobisme.

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Au Musée d’art contemporain de la petite ville, une exposition de Marc Séguin. Sur l’un des murs, on peut lire ceci, de la commissaire invitée : «Peintre des failles d’une humanité à la fois démiurge et autodestructrice [etc.].» Une «humanité démiurge» ? Plus loin, il est question d’une «dimension de sublimité». Snobisme, bis. C’est la variante picturale de la langue de margarine.

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Parlant gastronomie et peinture, au menu d’un casse-croûte de La Malbaie, le hamburger est un hamberger. On peut supposer que cette graphie a été retenue pour évoquer la prononciation «hambeurgeur», fréquente chez l’autochtone. Ce n’est pas particulièrement réussi.

Hamburger ou Hamberger (La Malbaie) ?

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À table, ce matin-là, du fils cadet de l’Oreille : «Papa, tes yeux sont verts comme des câpres.» Elle est restée sans réponse.

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Toujours à table, le même soir, autre expérience, pas seulement linguistique : ce moment où ton fils de quinze ans te dit que sa sauce goûte la vodka et où tu lui demandes comment il connaît le goût de la vodka.

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Ceci, saisi dans les toilettes d’un restaurant Normandin de Donnacona, près de l’autoroute 40, entraîne deux questions : s’agit-il, «piles incluses», d’une information (utile) sur les mœurs sexuelles des habitants des environs ou de l’idée qu’on se fait des celles des voyageurs en transit ?

La sexualité selon Normandin

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Être en vacances, c’est, souvent, faire de la route. De nos jours, c’est aussi l’occasion, technologie oblige, d’écouter, en direct, le Masque et la plume ou, en différé, nombre de balados : les Lundis de l’histoire, Des Papous dans la tête, The New Yorker Out Loud, etc. C’est aussi le moment où entendre du Chateaubriand et se rendre compte de la boursoufflure un peu ridicule de son écriture.

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Et revoici l’Oreille chez elle.