Les zeugmes du dimanche matin et de Simon Brousseau

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

«L’instant d’après, elle le croquait sans quitter Catherine des yeux; il était si dodu qu’il lui a fallu trois bouchées pour en venir à bout. Croyant l’affaire réglée, elle a senti dans son œsophage les mouvements spasmodiques des premières pattes avalées. N’en pouvant plus, elle a tout rendu, et la scutigère et sa volonté aux limites enfin connues» (p. 36).

«Pour le surprendre, son dernier amant lui a offert une semaine à Riviera Maya dans un tout-inclus, emportant dans ses bagages une bague de fiançailles et beaucoup d’espoir» (p. 158).

Simon Brousseau, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p.

 

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 25 septembre 2025.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Simon Brousseau

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

«Petite marmotte, il creuse avec ses pattes de devant en rejetant la neige entre ses jambes, dans la hâte de se retrouver seul, enfin, tout au tond de son terrier. Quand il s’y cache, il s’amuse à souffler son haleine contre la paroi du mur jusqu’à ce qu’elle durcisse et brille. Il tend l’oreille au son étouffé des voitures, à la voix des passants, aux sirènes au loin.»

Simon Brousseau, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p., p. 123.

 

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 25 septembre 2025.

Changements de perspective

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

Dans l’Art du roman, en 1986, Milan Kundera proposait sa définition de ce genre : «La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des egos expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de l’existence» (p. 178).

Le projet de Foule monstre (2025), le plus récent livre de Simon Brousseau, rejoint en quelque sorte, mais à une autre échelle, celui de Kundera. Renouant avec la forme brève et fragmentaire de Synapses (2016), l’auteur dresse une série de portraits à partir de quelques règles : ces instantanés tiennent en un paragraphe; ils font une page ou deux; ils mettent en scène des personnages désignés par leur seul prénom. Des détails (un mot, une image, une marque de commerce, une profession, un animal, un lieu, un sport) lient des fragments entre eux.

Brousseau écrit, en guise d’introduction, sous le titre «Dépersonnalisation» : «me voilà débarrassé de l’obligation d’être moi, c’est la plus belle chose qui pouvait m’arriver» (p. 11). Les «egos expérimentaux» de Foule monstre, qui remplacent son «moi», sont de tous âges (bébé, enfant, ado, adulte, personne âgée), hommes ou femmes, nés ici ou venus d’ailleurs, d’orientations sexuelles variées. Il leur arrive des choses, ou rien. Ils changent de vies, ou pas. On reconnaît à l’occasion des événements évoquant des faits divers médiatiques ou l’actualité (épidémiologique, guerrière, climatique, numérique, militante, politique, etc.). Parfois, on vit une situation au présent; parfois, on se souvient.

«Quelques grands thèmes de l’existence» sont abordés — la solitude, la maladie (physique et mentale), l’amour, la parentalité et ses anxiétés, les attentes de la société, la mort (souvent) —, mais aussi l’ordinaire des jours (la pratique du cricket, des reprise de bail, la présence d’un joueur d’accordéon, une première soirée de gardiennage d’enfant). Cela donne un ensemble fort hétéroclite. Des personnages vivent des choses étonnantes, d’autres uniquement des banalités. Les coups d’éclat sont rares, contrairement aux accidents. De rares scènes violentes (une initiation au hockey, une agression dans une chambre d’hôtel, les cris d’un voisin, le texte final) rompent avec l’enchaînement de récits paisibles. Prises individuellement, ces tranches de vie, même avec des chutes bien tournées, ne captent pas toujours l’attention; considérées dans leur ensemble, elles rappellent la diversité infinie des expériences du monde, et la nécessité d’y porter le regard.

Ce n’est pas rien (pour le dire comme un des personnages, p. 224).

P.-S.—Saluons l’imagination de l’auteur pour nommer les groupes musicaux adolescents. Que préférer entre Les civières écervelées (p. 14) et Les laryngites véloces (p. 176) ?

P.-P.-S.—Un puriste pourrait reprocher à l’auteur d’utiliser l’expression «fermer la lumière» (p. 32) ou l’adjectif «dispendieux» (p. 218). N’y a-t-il pas aussi le même mot, «garde-robe», au féminin et au masculin ? En revanche, ce n’est pas être vétilleux que de déplorer la présence de «John Hopkins», au lieu, bien sûr, de «Johns Hopkins» (p. 98).

 

Références

Brousseau, Simon, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p.

Brousseau, Simon, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p.

Kundera, Milan, l’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 199 p.

Où faire le pli ?

Albert Chartier, Onésime, août 1981, case comportant les mots «Ça m’fait pas un pli !»

Le français de référence connaît l’expression ne pas faire un pli : «être sûr, assuré ou fatal» (Larousse). Le français populaire du Québec propose un autre sens : «laisser complètement indifférent» (Usito).

Exemples du premier usage :

«Deviennent-ils insolents ? il est aisé d’y remédier. On leur donne quelques coups de bâton; on les paie, et on les renvoie : cela ne fait pas le moindre petit pli» (Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse, p. 98-99).

«Mais quand même en cinquième maison, Vénus conjointe, en principe ça ne faisait pas un pli» (Jean Echenoz, l’Équipée malaise, p. 50).

Exemples du second usage :

«Ça ne lui fait pas un pli. C’est drôle, quand ça ne la concerne pas ça l’ennuie» (Réjean Ducharme, Dévadé, p. 96).

«Il aurait pu m’enduire la tête de morve de bison, ça ne m’aurait pas fait un pli» (Suzanne Myre, Humains aigres-doux, p. 152).

Compliquons un peu les choses. Le pli québécois peut toucher diverses parties du corps.

Le pis, s’agissant de vaches : «Qu’on leur pique leur lait pour l’envoyer chez Provigo plutôt que de le donner à leur veau, ça ne leur fait pas un pli sur le pis» (Pierre Foglia, «Un vrai job, enfin», la Presse, 16 octobre 2010, cahier Plus, p. 2).

Le ventre : «À bien y penser, il n’est pas un restaurant dans Manhattan, in ou pas, où Lafleur ne pourrait pas dîner en paix avec sa femme, sans que son voisin de table ne se doute une seconde de qui il est et s’en douterait-il que ça ne lui ferait probablement pas un pli sur le ventre» (Pierre Foglia, «Flower Loves New York», la Presse, 22 octobre 1988).

La différence : «C’est juste que ma mère dit qu’il existe deux types de monde dans le monde : les ceuses qui se sentent solidaires avec un fugitif juste parce qu’il a échappé aux bœufs, même si c’est un criminel ou s’il a blessé ou volé du monde, pis les ceuses pour qui ça fait pas un pli sur la différence» (William S. Messier, Dixie, p. 136).

La poche : «Je pense à tous les astres en chute libre vers leur étoile et que ça ne fait pas un pli sur la poche à personne» (Marie-Andrée Gill, Uashtenamu, p. 16); «“Ça m’fait pas un pli su’a poche” / ça veut dire que quelque chose ne nous dérange / ne nous perturbe pas» (Fabien Cloutier, Trouve-toi une vie, p. 70).

À votre service.

P.-S.—Rappelons la polysémie québécoise de la poche.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a présenté Dixie en 2015 et Trouve-toi une vie en 2016.

 

Illustration : Albert Chartier, Onésime, août 1981 (éd. de 2011, p. 216)

 

Références

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Cloutier, Fabien, Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, Montréal, Lux éditeur, 2016, 140 p. Dessins de Samuel Cantin.

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Echenoz, Jean, l’Équipée malaise. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 251 p.

Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse, Cadeilhan, Zulma, coll. «Dix-huit», 1992, 119 p. Édition originale : 1750. Présentation de Michel Delon.

Gill, Marie-Andrée Gill, Uashtenamu. Allumer quelque chose, Saguenay, La Peuplade, 2025, 102 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.

Pierre Foglia (1940-2025)

Photo d’Armand Trottier, la Presse, 5 mai 1990

Chroniqueur pendant des décennies au quotidien montréalais la Presse, Pierre Foglia vient de mourir. L’Oreille tendue ne le prend juste pas.

Comme tout le monde, pendant des années, elle a commencé sa lecture du journal par ses textes. On les a longtemps publiés dans le premier cahier du journal. Qui se souvient qu’on les a aussi publiés avec les petites annonces, à sa demande ?

Il ne comprenait rien à la mécanique automobile; en vélo, ça allait. Il était poète à ses heures. On pouvait se servir de lui en classe (sur la lecture du journal) ou dans un mémoire de maîtrise. Il a écrit sur Voltaire et sur La Poune. Dans sa famille, on ne sifflait pas à table. Lui, qui a tant écrit sur le sport, ressemblait à un joueur de hockey, Jim Roberts. Il était une des rares personnes à ne pas chanter les mérites de René Lecavalier (ni de Patrick Roy). Comme quiconque a le cœur à la bonne place, il aimait Guy Lafleur, «le plus fin, le moins fucké par sa gloire» des joueurs de hockey. «Pépère-la-virgule» autoproclamé, il n’appréciait ni le mépris linguistique ni la «lalaïsation». Il connaissait l’existence de la «crossette espagnole» et du «char (de marde)». L’alcool ? Non. Le pot ? Oui.

Au moment de l’annonce de sa mort, on a évoqué Flaubert et Annie Ernaux; on aurait sûrement dû parler d’Alexandre Vialatte, qu’il appréciait tant. On peut légitimement se demander si Monique Proulx («Madame Bovary», dans les Aurores montréales) et William S. Messier (Dixie, p. 126 et suiv.) n’ont pas été inspirés par lui.

Un jour, Pierre Foglia a dit du bien d’un livre coécrit par l’Oreille; elle ne s’en est pas encore remise.

Sa mort est parfaitement injustifiée.

 

Références

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.