L’oreille tendue de… Arnaldur Indridason

Arnaldur Indridason, la Pierre du remords, 2021, couverture

«L’homme dans la cuisine continuait à hurler, surplombant sa femme d’un air menaçant. Les enfants restaient silencieux. L’homme se raidit brusquement et tendit l’oreille. Il avait entendu un bruit. Sa femme gisait sur le sol, il la releva, lui remit un peu d’ordre dans les cheveux et lui fit signe de rester tranquille et de l’attendre.»

Arnaldur Indridason, la Pierre du remords, Paris, Seuil, coll. «Points. Policier», P5547, 2021, 375 p., p. 9. Édition originale : 2019. Traduction d’Éric Boury.

Glace conversationnelle

Éric Forbes, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, 2024, couverture

Soit l’extrait suivant du roman policier québécois le Fugitif, le flic et Bill Ballantine (2024) :

«Elle sourit.
—Ah, ça… De l’imagination, il en a pour dix, ce môme !
—Ça fait longtemps qu’il… euh… t’aide à… (Il toussote dans sa main.) Que tu l’utilises pour… euh…
Chénier patine, mal à l’aise. Il ne veut surtout pas qu’elle croie qu’il la juge.
—Que je l’utilise pour mes casses ?» (p. 172-173)

Que vient faire le patinage dans cette affaire ? Réponse du Petit Robert (édition numérique de 2018), sous patiner : «Fig. Région. (Canada). Éluder une question, éviter d’y répondre.»

À votre service.

P.-S.—En effet : il est question de patin par là.

 

Référence

Forbes, Éric, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2024, 274 p.

L’oreille tendue de… Pierre Roberge

Pierre Roberge, le Dernier Rayon sur la gauche, 2024, couverture

«La bibliothèque est à peu près vide en ce début d’après-midi. L’animation reprendra de plus belle à la fin des classes. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans ce silence relatif, l’ouverture de la porte principale attire notre attention. Sa fermeture feutrée est suivie d’un bruit lancinant de roues mal huilées et d’un amas de ferraille qui s’approche. Winnie et Tigrou tendent immédiatement l’oreille. J’ai l’impression qu’ils blêmissent tous les deux.»

«Le conseiller Landry plisse les yeux et tend l’oreille pour tenter de capter au moins quelques mots, mais c’est peine perdue. J’essaie de faire cesser la prestation de l’harmonie, mais le maître de musique n’a manifestement pas l’intention de s’interrompre avant la fin de la pièce et, comme il reste encore plusieurs pages à la partition devant lui, j’en déduis que nous devrons passer à l’intérieur de la bibliothèque si nous voulons nous entendre. En revenant vers le conseiller, je remarque que son garde du corps et lui ont levé les yeux au ciel et semblent observer attentivement quelque chose. Le drone du directeur !»

Pierre Roberge, le Dernier Rayon sur la gauche, Lanoraie, Les Éditions de l’Apothéose, 2024, 196 p. Édition numérique.

 

On trouve un compte rendu du roman ici.

Les (non-)langues de Montréal

Trois couvertures de livres de Ricochet

Il y a plusieurs lustres, l’Oreille tendue a collaboré aux travaux du groupe de recherche Montréal imaginaire (bibliographie ici). Dans ce contexte, elle a lu beaucoup de romans anglomontréalais.

Cette expérience lui est revenue récemment, quand elle a lu trois romans republiés (malheureusement sans tout le soin éditorial nécessaire) par les éditions Véhicule Press, à l’enseigne de Ricochet Book. Il s’agit de romans policiers montréalais écrits en anglais et longtemps tombés dans l’oubli.

Que peut-on tirer de ces trois œuvres sur le plan de la représentation romanesque des langues de Montréal au début des années 1950 ?

The Mayor of Côte St. Paul (1950), de Ronald J. Cooke, fait se rencontrer deux jeunes Canadiens, Cherie Williams, de la Nouvelle-Écosse, et l’apprenti écrivain Dave Manley, du Manitoba. Sur la rue Saint-Laurent, ils peuvent entendre une variété de langues étrangères («A variety of foreign languages», p. 112) — mais pas de français. En effet, cette langue n’existe, sous la plume de Cooke, que par des noms de lieux (y compris le quartier «St. Henry», p. 41) et des marques commerciales so Frenchyl’Aimant perfume», p. 116; champagne «Vieux bleu, 1913», p. 122). Pareille absence étonne un brin.

The Body on Mount Royal (1953), de David Montrose, met notamment en scène un francophone, le policier Framboise (!). Chez Cooke, ce sont les Chinois qui parlent un anglais approximatif (p. 33, p. 59). Chez Montrose, c’est ce policier : «“T’at’s a new word,” Framboise said delightedly. He took out a small, dirty notebook and a greasy pencil stub and painfully wrote “yestermorning” on one of the pages. “Trying to himprove my Henglish,” he said in explanation» (p. 47). Il note un nouveau mot («yestermorning»), ce qui devrait le connoter positivement, mais il manque de hT’at’s» pour «That’s») ou il en a de trop («himprove» pour «improve»; «Henglish» pour «English»), ce qui le disqualifie linguistiquement.

En 1945, Hugh MacLennan publiait son célèbre roman Two Solitudes. Le constat est encore juste une décennie plus tard pour ces deux romans.

Blondes Are My Trouble (1954), de Douglas Sanderson, est plus intéressant sur le plan de la représentation des langues montréalaises. On y apprend que la maîtrise du français est indispensable à qui veut gravir les échelons de la prostitution jusqu’à ses plus hautes sphères (p. 47, p. 65), ne serait-ce que pour savoir ce qu’est un «maquereau» (p. 50). Cette maîtrise peut s’acquérir grâce à des enregistrements sonores : une phrase est dite en anglais, puis en français, avant que l’apprenti(e) ne la répète (p. 12, p. 61, p. 64-65, p. 187). Le bilinguisme n’est pas monnaie courante : «He [le capitaine Masson] still didn’t see how I could claim to speak both languages properly» (p. 9). Contrairement à ce qu’on voit partout, la partition linguistique montréalaise, entre anglophones et francophones, ne passerait pas par la rue Saint-Laurent, mais par la rue Bleury (p. 125-126). L’arsenal des jurons serait mieux garni en français qu’en anglais (p. 165).

Il est dit périodiquement du héros, Mike Garfin, qu’il passe du français à l’anglais, et vice versa (p. 11-12, p. 47, p. 60), mais aucune phrase en français n’est reproduite. Le traitement des disques pédagogiques n’en donne pas plus à entendre, ce qui paraît contre-productif : «I stood at the door listening and a guy said to her in English, “That’s a very pretty dress you’re wearing today.” He didn’t sound really interested. Another voice said in French : “That’s a very pretty dress you’re wearing today”» (p. 70). La dernière phrase serait donc en français ? Ces disques viennent de Paris, ainsi que l’atteste l’accent des collaborateurs (p. 70).

Continuons à tendre l’oreille : il se passait des choses dans le polar anglomontréalais des années 1950.

P.-S.—Le 22 novembre 1992, pour la table ronde «Montréal imaginaire» de la Eighth Biennial Conference de l’American Council for Québec Studies, à Montréal, l’Oreille faisait une intervention intitulée «La difficile cohabitation des langues dans le roman anglophone de Montréal». Ça ne la rajeunit pas.

P.-P.-S.—On ne peut rien vous cacher : l’Oreille a déjà cité The Body on Mount Royal, de ce côté, puis .

 

Références

Cooke, Ronald J., The Mayor of Côte St. Paul, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2015, 127 p. Édition originale : 1950. Introduction de Brian Busby.

Montrose, David, The Body on Mount Royal, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2016, 237 p. Édition originale : 1953. Introduction de Kevin Burton Smith. David Montrose est le pseudonyme de Charles Ross Graham.

Sanderson, Douglas, Blondes Are My Trouble, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2015, 199 p. Édition originale : 1954 sous le titre Darker Traffic et le pseudonyme de Martin Brett. Introduction de J.F. Norris.

Maigret vu de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson

Georges Simenon, Maigret à New York, 1947, couverture

Il y a souvent, dans les romans de Georges Simenon, des allusions à la méthode bien peu orthodoxe de son personnage fétiche, le commissaire Jules Maigret.

Dans Maigret à New York, rédigé en 1946, Simenon ne se contente pas d’allusions; la méthode de Maigret est un des leitmotive du roman.

Désormais à la retraite, l’ex-commissaire s’est laissé embarquer dans une affaire familiale américano-française. Ne maîtrisant pas bien l’anglais, il a du mal à faire son travail, malgré l’aide de collègues états-uniens. Comment procède-t-il ?

Il n’a jamais d’idées (p. 37). Il flâne : «il avait toujours été un flâneur» (p. 67). Il ne sait pas «exactement» ce qu’il cherche (p. 87). Il ne s’intéresse pas particulièrement aux «faits» (p. 122) et aux «idées» précis (p. 143). Il se dit «pas intelligent» (p. 142) et il refuse de se «faire une idée sur une affaire avant qu’elle soit terminée» (p. 142). Il se laisse porter par ce qu’il voit, entend, ressent :

Je nage, lieutenant… Sans doute nageons-nous tous les deux. Seulement, vous, vous luttez contre le flot, vous prétendez aller dans une direction déterminée, alors que moi je me laisse aller avec le courant en me raccrochant par-ci par-là à une branche qui passe (p. 143).

Arrive pourtant un moment où les choses prennent forme dans son esprit : il entre alors «en transe» (p. 145), il se trouve «dans le bain» (p. 145).

Pendant des jours, parfois des semaines, il pataugeait dans une affaire, il faisait ce qu’il y avait à faire, sans plus, donnait des ordres, s’informait sur les uns et sur les autres, avec l’air de s’intéresser médiocrement à l’enquête et parfois de ne pas s’y intéresser du tout. […] Puis soudain, au moment où on s’y attendait le moins, où on pouvait le croire découragé par la complexité de sa tâche, le déclic se produisait. […] les personnages du drame venaient, pour lui, de cesser d’être des entités, ou des pions, ou des marionnettes, pour devenir des hommes. […] Tel individu, à un moment de sa vie, dans des circonstances déterminées, avait réagi, et il s’agissait, en somme, de faire jaillir du fond de soi-même, à force de se mettre à sa place, des réactions identiques (p. 145-147).

Rien de compliqué : «Il ne fallait pas courir après les vérités qu’on voulait découvrir, mais se laisser imprégner par la vérité pure et simple» (p. 149-150); «Se rendre compte, tout simplement» (p. 151); «Seulement, pour comprendre cette simplicité-là, il fallait aller tout au fond et non se contenter d’explorer la surface» (p. 152).

Ça ne marche pas trop mal.

P.-S.—Pourquoi Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson ? Le roman y a été rédigé.

 

Référence

Simenon, Georges, Maigret à New York, Paris, Presses de la Cité, coll. «Le livre de poche», 14242, 2019, 189 p. Édition originale : 1947.