Histoire de pont et de hockey

La Presse+, 16 décembre 2013

«notre nom est Maurice Richard»
(Roch Carrier, le Rocket, 2000)

 

Montréal est une île. Pour y accéder ou pour en sortir, il faut donc des ponts (et un tunnel). Parmi ceux-ci, le pont Champlain n’est pas le plus ancien (il date de la fin des années 1950), mais il est le plus abîmé. On doit le remplacer. On s’attellera à la tâche sous peu.

On discute déjà coût, calendrier, architecture — et nom. Pour des raisons assez obscures, certains aimeraient rebaptiser le pont Champlain. Les suggestions ne manquent pas, comme le révèle la Presse+ du 16 décembre : pont Lemoyne, pont Kondiaronk, pont Hochelaga, pont Maurice-Richard.

Maurice Richard ? Un célèbre joueur de hockey des Canadiens de Montréal, de 1942 à 1960. (L’Oreille tendue a écrit une «histoire culturelle» de celui qu’on appelle «Le Rocket», le mythique numéro 9.) Des villes, une province et un pays l’ont déjà beaucoup encensé. Doit-on faire plus ?

À Montréal, Maurice Richard a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. (Il a aussi sa place sur le Walk of Fame du Madison Square Garden de New York et sur le Canada’s Walk of Fame de Toronto.) À quatre statues : devant l’aréna qui porte son nom, à côté du Centre Bell, au rez-de-chaussée des cinémas AMC-Forum-Pepsi, dans le Complexe commercial Les Ailes. À son gymnase, celui de l’école Saint-Étienne.

Il y a un lac Maurice-Richard, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. Il y a le lac et la baie du Rocket près de La Tuque. Il y a une rue Maurice-Richard et une place Maurice-Richard, à Vaudreuil-Dorion, en banlieue de Montréal.

Le Canada n’est pas en reste. L’État fédéral a érigé une statue de Maurice Richard devant le Musée canadien des civilisations, celui où a été montée en 2004 l’exposition, devenue itinérante depuis, «Une légende, un héritage. “Rocket Richard”. The Legend — The Legacy». Il a émis un timbre à l’effigie du hockeyeur et il lui fait allusion, par Roch Carrier interposé, sur les billets de banque de 5 $. L’Oreille s’est laissé dire que, à Calgary, une «Richard’s Way» (ou serait-ce une «Richard’s Road» ?) l’aurait honoré. Du temps où les affaires allaient moins mal, il y avait une salle Maurice-Richard au siège social de Research in Motion (le Blackberry), à Waterloo; peut-être y est-elle toujours.

N’est-ce pas suffisant pour celui qui disait de lui-même «Chus juste rien qu’un joueur de hockey» ? L’Oreille aurait tendance à le croire.

P.-S. — On a souvent comparé «la diva de Charlemagne» à Maurice Richard. Est-ce à dire qu’il faudra un jour penser baptiser un pont Céline-Dion ? Ce serait une bonne raison de ne pas renommer le pont Champlain. Ne créons pas de précédent dangereux.

P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois qu’une pareille opération toponymique est évoquée. Il en été question dans la Presse du 6 octobre 2011, sous la plume de Stéphane Laporte, et dans le Devoir du 20 juin 2012, dans une caricature de Garnotte. Celui-ci fait dire au ministre fédéral responsable du projet, Denis Lebel : «En son honneur, je songe à un pont… suspendu !» Maurice Richard a en effet, au cours de sa carrière, été suspendu plusieurs fois.

 

[Complément du 1er novembre 2014]

Le Parti conservateur de Stephen Harper, au pouvoir au gouvernement fédéral canadien à Ottawa, en fait une obsession. «Exclusif. Le Rocket aura son pont», affirme le quotidien la Presse en une aujourd’hui : «Le pont Champlain cédera sa place au pont Maurice-Richard, a tranché Ottawa. Le gouvernement Harper devrait en faire l’annonce le 9 décembre, un clin d’œil au numéro de la légende du Canadien.» En page 3, en titre : «Maurice Richard déloge ChamplainL’Oreille n’en croit pas ses oreilles.

 

[Complément du 5 novembre 2014]

Dans la Presse+ de ce matin, l’Oreille tendue découvre qu’un «corridor emprunté par le quart des vols en partance ou à destination de Montréal» porte, depuis 2012, le nom MORIC (pour Maurice Richard). Plus précisément, il s’agit d’«un point de cheminement en haute altitude situé au nord-ouest de Montréal». Maurice Richard au / dans le ciel.

P.-S. — Le Rocket n’est pas seul :

En 2012, les contrôleurs de Montréal guidant les pilotes ont commencé à utiliser les points de cheminement MORIC (pour Maurice Richard), LFLER (Guy Lafleur), BLIVO (Jean Béliveau) et ARVIE (Doug Harvey), tandis que GAINY (Bob Gainey) était le nom d’une procédure d’arrivée vers les pistes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, à Dorval — YUL pour les aviateurs. Ces cinq anciens joueurs sont membres du Temple de la Renommée du hockey. De plus, le principal corridor en direction ouest, vers Chicago et Toronto, a été baptisé HABBS, qui a la même sonorité que le vénérable surnom du Canadien, «Les Habitants», prononcé à l’anglaise. […] Les Expos sont aussi dans le ciel montréalais : deux procédures de départ dans le corridor arrivant des États-Unis s’appellent CARTR, en l’honneur du receveur Gary Carter, membre du Temple de la renommée du baseball majeur. […] Une position de départ de l’aéroport Jean-Lesage, à Québec, s’appelle NORDIK.

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Antidote littéraire

Réjean Ducharme, HA ha !…, 1982, couverture

Hier, à Ottawa, le gouverneur général du Canada, David Johnston, a fait lecture du discours du Trône du gouvernement fédéral.

Article du Devoir :

Le septième discours du Trône de Stephen Harper lu mercredi par le gouverneur général se veut [sic] le plan de match des troupes pour le dernier sprint d’ici la prochaine élection générale. Et pour ce faire, il table sur des valeurs conservatrices sûres : la gestion financière serrée de l’appareil étatique, le resserrement de la justice criminelle et la glorification des exploits militaires.

À ce genre de texte, l’Oreille tendue préfère Réjean Ducharme :

Des déclics de magnétophone, des cris de bande rembobinée. Lumières. Roger qui recommence l’enregistrement de son «Bedit Discours». Il le lit sur un bout de papier froissé en se bouchant le nez.

Roger : Bedit Discours du trône à quatre pattes dont deux molles : «La nouvelle pissance bio-dégradante du Danemark amélioré aux enzymes ravive les gouleurs foncées du Saint-Relent, le fleuve qui l’arrose, comme une mouffette. (Il fait jouer le nouvel enregistrement. Il se félicite en s’écoutant : ) Infect !… Abject !… Ignoble !… Répugnant !… Ah stextra ! stexcellent ! (HA ha !…, p. 15)

Cet incipit théâtral change de la prose de Stephen Harper.

 

Référence

Ducharme, Réjean, HA ha !…, Montréal, Lacombe, 1982, 108 p. Préface de Jean-Pierre Ronfard.

Glasnost pour tous

Depuis plusieurs mois, la société québécoise est traversée de gros mots, qui commencent tous par la lettre c : corruption, collusion, collusionnaires, cartel, construction, commission, Charbonneau, construction, crime organisé, crosseurs, etc. (Ça ne va pas se calmer : les travaux de la Commission [québécoise] d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction reprennent aujourd’hui.)

Comment mettre fin à la morosité entraînée par pareils mots ? En leur opposant un mot constructif : transparence.

Pourquoi le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, avoue-t-il publiquement avoir fumé de la marijuana ? Par souci de transparence (la Presse, 23 août 2013, p. A2).

Que reproche-t-on à Stephen Harper ? De manquer de transparence. C’est du moins l’avis du commentateur politique Alec Castonguay sur Twitter : «Ça fait un bon moment que le gouv. Harper amène la transparence et les comm. vers le bas fond.» Pourtant, «Ottawa promet des réformes au nom de la transparence» (le Devoir, 11 août 2013, p. A1).

Non seulement, transparence est un mot avec lequel on ne saurait être en désaccord, il a aussi une dimension internationale. Partout dans le monde, on souhaite être transparent.

Le gouvernement américain a espionné ses propres citoyens ? Il est déchiré «Entre transparence et sécurité» (la Presse, 10 août 2013, p. A21).

La Chine fait un procès à un des anciens dirigeants ? «Procès de Bo Xilai, transparence ou propagande 2.0 ?» (la Presse, 27 août 2013, p. A13).

Vous êtes sur Facebook ? «“La transparence et la confiance sont des valeurs fondamentales chez Facebook”, a affirmé l’avocat général du groupe, Colin Stretch» (la Presse, 28 août 2013, p. A13).

Bref, le noir n’est plus la couleur à la mode. Soyez positifs ! Soyez transparents !

P.-S. — Il y a encore des sceptiques : «Les risques de la communication transparente» (la Presse, 29 août 2013, cahier Affaires, p. 4). Ils seront confondus.

 

[Complément du 28 juillet 2015]

Ceci, chez Jean-Marie Klinkenberg, dans la Langue dans la Cité (2015) : «Mais il faut assurément se défier du mot “communication”, un mot qui, avec son compère “transparence”, monte à notre firmament au fur et à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de nous» (p. 21).

 

Référence

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Autopromotion 036

Camion d’Ikea

Dimanche dernier, au micro de Franco Nuovo (Dessine-moi un dimanche), à la radio de Radio-Canada, l’Oreille tendue a présenté quelques-uns des mots de la Saint-Jean(-Baptiste), donc de la fête nationale du Québec (on peut (ré)entendre l’entretien ici).

Ce matin, rebelote, en quelque sorte : à la même antenne, il sera question, entre 9 h et 10 h, des mots de la Fête du Canada.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

Trois néologismes du dimanche matin

Vous ne faites pas confiance à Stephen Harper, l’ex (?)-premier ministre du Canada ? C’est en effet un Harpercrite, dit @NotLisaRaitt. À chacun, d’ici lundi, jour du scrutin, de se faire son idée.

Vous en avez assez d’entendre les médias et votre entourage vanter la bonne odeur du papier des vrais livres ? Selon Ben Ehrenreich, dans la Los Angeles Review of Books du 18 avril 2011, ils souffrent de bibilionecrophilia, «the retreat of the print-faithful into a sort of autistic fetishization of the book-as-object». Ça devrait les faire taire.

Vous ne voulez pas jailbreaker votre iPhone ? En France, la Commission générale de terminologie et de néologie vous suggère de le débrider. La proposition est bienvenue.