De l’inégalité des langues

Westmount était une ville sur l’île de Montréal. Brièvement, elle en a été un arrondissement. Elle est aujourd’hui une de ces villes que l’on dit défusionnées.

Des élections s’y tiendront le 3 novembre.

Philip A. Cutler est candidat. Voici une de ses publicités.

Philip A. Cutler, Westmount

On notera la symétrie linguistique : «Votez» / «Vote», «Conseil Municipal» / «City Council».

On notera aussi qu’elle n’est pas complète : la date est présentée à l’anglo-saxonne («Nov. 3 2013») et le nom du groupe Facebook est en anglais (facebook.com/VoteCutler), à moins que le candidat n’ait choisi de s’adresser à ses électeurs à la deuxième personne du singulier.

Le slogan est encore plus intéressant : «Everyone gets a say in OUR city !» Tout le monde a le droit de se prononcer à Westmount. En anglais seulement ?

Le mépris de Bell

I.

Bell est un des géants des télécommunications au Canada. On ne s’étonnera pas que l’entreprise multiplie les campagnes publicitaires : la compétition est féroce dans ce secteur de l’économie.

Dans un de ses plus récents messages télévisés, une femme interroge une de ses amies au sujet d’un groupe d’hommes enfermés dans le garage de celle-ci : «Ça leur dérange pas […] ?»

La faute est grossière : déranger est un verbe transitif direct (Ça les dérange pas […] ?).

On pourrait penser qu’il s’agit d’une faute involontaire.

Quand on compare cette publicité à d’autres de Bell, certaines commentées par l’Oreille tendue, une autre par le chroniqueur Pierre Foglia dans la Presse, on est plutôt porté à penser qu’il s’agit d’un choix délibéré des concepteurs de ses publicités : mal parler pour vendre.

II.

Sur un plan différent, on notera que ce message télévisé peint, une fois de plus, les hommes québécois comme de joviales andouilles.

Ils s’enferment dans un garage pour regarder un match de hockey et tonitruer quand leur équipe marque un but. Leur décor ? Fauteuils, tête d’animal empaillée au mur, vélos, moto. La maîtresse de maison explique à son interlocutrice, celle qui dit «leur dérange», que ce lieu serait, selon ses occupants, le «temple de la testostérone».

Il y avait les hommes des cavernes. Il y a maintenant les Québécois des garages.

III.

La femme qui pose la question est Noire. Elle parle mal. Elle est donc parfaitement intégrée à la société québécoise.

IV.

Cela s’appelle du mépris.

 

[Complément du 26 octobre 2013]

Le commentateur Pierre Foglia, dans la Presse du jour, partage la position de l’Oreille tendue sur cette nouvelle publicité.

 

[Complément du 19 mai 2014]

On recommence à rediffuser cette publicité. Si les oreilles de l’Oreille ne la trompent pas, la faute a été corrigée. Merci.

Jurons mou

Duchateau et Denayer, les Casseurs, 1988

On a eu maintes fois l’occasion de le constater : au Québec, plusieurs jurons (tabarnak) ont une forme euphémisée (tabarnan[ne]).

Il en va de même avec crisse dont on connaît une variante en crime, voire en crimepoff(e).

Exemple publicitaire. La brasserie Sleeman, à la télévision, aime bien mettre en scène son passé trouble, voire criminel. Son slogan ? Sa bière est «bonne en crime.»

P.-S. — L’illustration ci-dessus est tirée de la bande dessinée les Casseurs (éd. de 1988, p. 17).

 

[Complément du 29 août 2016]

Crimepoff(e) a vraisemblablement transité par l’anglais (cream puffs, choux à la crème).

 

[Complément du 25 août 2019]

Un personnage de la pièce Lignes de fuite (2019) de Catherine Chabot lance ceci : «Je suis peut-être vieux jeu, mais crime-pof !» (p. 31) Dire «crime-pof» est la preuve que l’on est «vieux jeu».

 

[Complément du 11 décembre 2021]

Dans la Presse+ du jour, une pub jouant de l’homophonie crime / crème.

«Crème qu’on aime les Fêtes», publicité, la Presse+, 11 décembre 2021

 

Références

Chabot, Catherine, Lignes de fuite, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 20, 2019, 130 p. Ill. Suivi d’Aurélie Lanctôt, «Une génération dans le miroir».

Duchateau, André-Paul et Christian Denayer, les Casseurs. Match-poursuite. Une histoire du journal Tintin, Bruxelles et Paris, Éditions du Lombard, coll. «Les casseurs», 15, 1988, 48 p. Repris dans Denayer & Dûchateau, les Casseurs. L’intégrale, Bruxelles, Le Lombard, 2010, vol. 5.

Dictionnaire des séries 57

La rondelle des Rolling Stones (Montréal, 2013)

«La p’tite rondelle noire est une étoile filante»
(Robert Charlebois, «Champion», chanson, 1987).

 

Sans rondelle, point de hockey. (Il existe des rondelles de substitution, mais ce n’est vraiment pas la même chose.)

La preuve ? Quand un entraîneur veut punir ses joueurs, il les fait s’entraîner sans : en 2010, Jacques Martin, qui dirigeait alors l’équipe de Montréal, «a convié le Canadien à une réunion d’équipe à 10 h 30, suivie d’une courte séance de patinage sans rondelle, puis d’un entraînement intensif» (la Presse, 24 novembre 2010, cahier Sports, p. 2). Il était mécontent de leur performance de la veille.

Indispensable, donc, la rondelle. Et qui porte plusieurs noms, outre celui-là.

Il y a disque.

Lafleur derrière son filet
Prend bien son temps
Cède le disque à Boucher
(Daniel Boucher, «Boules à mites», chanson, 1999)

Il y a caoutchouc, comme chez Albert Chartier (éd. de 2011, p. 43).

Albert Chartier, Onésime, détail

 

Il y a puck, au masculin.

Quand sur une passe de Butch Bouchard i prenait le puck derrière ses goals
(Pierre Létourneau, «Maurice Richard», chanson, 1971)

Il y a puck, au féminin. (L’Oreille tendue défend cette position.)

«Passe-moé la puck», chanson des Colocs (1993).

Attention : on ne confondra pas puck et poque, même s’il est vrai que la première peut causer la seconde.

L’entraîneur Pat Burns, au lieu de rondelle, disque ou puck, utilisait, dit-on, la noire. C’est joli.

Les non-autochtones emploient souvent palet. Il ne faut pas : comme gouret au lieu de bâton, cela vous chasse à l’extérieur des membres de la communauté hockeyistique.

Dans ma ruelle, les soirs d’hiver, j’entends mes petits voisins jouer au hockey. Le garçon hurle en frappant le palet comme un sourd (Ils sont fous, ces Québécois !, p. 128).

Que fait-on avec l’objet ? On le tire, on le passe, on le droppe (dropper : se débarrasser de la rondelle avant d’entrer dans la zone adverse en la tirant dans le fond de celle-ci).

Ça droppe le puck dans l’fond pis ça joue comme des chaudrons
(Les Cowboys fringants, «Salut mon Ron», chanson, 2002)

Il est mal de manger la puck (conserver la rondelle alors qu’on devrait la passer à un coéquipier).

Serguei, c’t’un gars d’la Russie
Qui passe son temps sur la galerie
Qui mange la puck, qui vire en rond
(Alain-François, «C’est pour quand la coupe Stanley ?», chanson, 2007)

Attention : on ne confondra pas manger la rondelle et manger les bandes.

Quand la rondelle est libre, il faut s’en emparer. Quand on l’a, il faut la protéger.

On ne s’étonnera pas qu’un objet de cette importance ait servi de base à des expressions passées dans la langue commune.

Qui niaise avec la puck manque d’esprit d’initiative, sur la glace comme ailleurs.

Qui a la puck qui roule pour lui est favorisé du sort; qui ne l’a pas s’en plaint.

Quand la puck roulait pour nous autres
(Mes Aïeux, «Le fantôme du Forum», chanson, 2008)

Comme la rondelle semblait rouler à mon avantage, il fallait exploiter la situation sans attendre (Sainte Flanelle, gagnez pour nous !, p. 105).

Depuis hier soir, la saison étant terminée, la puck ne roule plus pour personne, littéralement et dans tous les sens. Les joueurs peuvent raser leur barbe des séries et l’Oreille tendue mettre un terme à son «Dictionnaire des séries». Un livre sera tiré de celui-ci; il sera publié en octobre 2013 par Del Busso éditeur.

 

[Complément du 13 mai 2014]

«Je sais qu’on prétend que les synonymes parfaits n’existent pas. Pourtant, que l’on dise le caoutchouc, le disque ou la rondelle, on désigne le même objet et personne ne peut s’y tromper. De toute façon, les synonymes peuvent enlever un peu de la monotonie que pourrait créer la répétition trop fréquente des mêmes mots. […] Les joueurs se disputent une rondelle, un disque ou un caoutchouc. Malheur à qui s’acharnerait à vouloir le “puck”.»

Michel Normandin, «La langue des sports», Vie française, 12, 1-2, septembre-octobre 1957, p. 34-46, p. 42 et 43.

 

[Complément du 17 juillet 2014]

L’Oreille tendue vient de découvrir une bande dessinée sur le hockey parue à Bruxelles en 1957, «La revanche de Terry». On y parle de puck (p. 29) au masculin. (On y utilise aussi dribbler et stick.)

Jean Graton, «La revanche de Terry», 1957, p. 29

 

 

[Complément du 14 juin 2021]

De la puck à la pomme, il n’y aurait qu’un pas. (Merci à Pierre Cantin.)

«On niaise pas avec la pomme» (publicité, avril 2021)

 

[Complément du 30 décembre 2021]

Domper la puck : synonyme de dropper la puck. Ce n’est pas mieux.

 

[Complément du 14 décembre 2024]

«Mangeux de puck» n’est positif ni à l’aréna ni dans l’arène politique : «François Legault est un “mangeux de puck”, dit Marc Miller» (la Presse+, 13 décembre 2024).

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Références

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Graton, Jean, «La revanche de Terry», dans Ça, c’est du sport ! 7 histoires complètes, Bruxelles, Lombard, «Collection du Lombard», 1957, p. 28-31.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.