Banal comme la mort

Bernardin de Saint-Pierre, Voyage de Normandie. 1775, éd. de 2015, couverture

«Terre n’est faite que pour y voyager.»

En mars 1775, Bernardin de Saint-Pierre quitte Paris pour la Normandie; il est de retour en mai. Entre-temps, il a parcouru 600 kilomètres, un peu à cheval et en bateau, surtout à pied : «Ma douleur au pied m’ôte une partie du plaisir de voyager» (p. 149); «J’avais terriblement mal aux pieds» (p. 181). Il rapporte de cette excursion un récit de voyage inachevé, fait de courts textes bruts, à la syntaxe bousculée, volontiers énumératifs, parfois incomplets.

Le voyageur note ce qu’il voit, ce qu’il entend («quel chant grégorien vaut la musique des rossignols ?», p. 192), ce qu’il mange et boit (et combien ça coûte). Il est sensible au temps qu’il fait, à la faune et à la flore, au commerce et à l’industrie, aux formes multiples de la pauvreté («Tant d’objets d’affliction», p. 151). Il passe quelques jours à Dieppe (chez sa sœur Catherine), à Sainte-Marguerite-des-Loges, au monastère de La Trappe. Il propose des mesures politiques, par exemple la création d’un ministère de l’Agriculture. Il compare la province — «Tout n’est pas plaisir et dissipation à la campagne» (p. 119) — à la capitale, Paris, «cette grande ville qui dévore ses environs» (p. 43), ce «grand arbre dont les racines s’étendent dans toutes les provinces» (p. 119). Il tend l’oreille : «Les gens du pays appellent ces ravins des cavins» (p. 99); «Je trouvai petit garçon monté dans des pommiers pour cueillir du gui pour des agnats, me dit-il, pour agneaux» (p. 146).

Sous sa plume, la mort est très souvent présente, mais banalisée. Certains meurent de mort naturelle, notamment de la «maladie de Livarot» (p. 132-133), d’autres de mort violente, sans que cela paraisse sortir de l’ordinaire. Un jeune homme tombe à l’eau et se noie : «Ce spectacle attrista. Nous arrêtâmes à Mantes, près du pont, où, en entrant dans une petite écurie, je vis un spectacle, genre différent, mais non moins triste : une jument mourante» (p. 44). On assassine à coups de hache (p. 45), on arrache la tête (p. 151), on s’interroge, au milieu d’une description lyrique, sur la possibilité de «tuer un père de famille ou un amant» (p. 192). À l’exception du récit du crime d’«un fou dont la folie était de s’habiller en femme et de vouloir être appelé madame» (p. 160), aucune de ces «histoires funèbres» (p. 46) ne mérite de développement. C’est ainsi que les hommes meurent.

Fort sentiment d’étrangeté.

P.-S. — Les goûts vestimentaires de Bernardin de Saint-Pierre peuvent étonner : «Traversant le taillis de Saint-Germain avant de monter la hauteur, je vis beaucoup de bouleaux dont le tronc couleur blanc de plâtre était tigré de mousse jaune. Pourquoi était-il ainsi tigré ? Pourquoi la mousse ? Cet effet était fort agréable et je me promis que, quand j’habillerais ma femme, de lui donner une robe blanche tigrée de chenilles orange» (p. 38).

 

Référence

Bernardin de Saint-Pierre, Voyage de Normandie. 1775, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. «Lumières normandes», 2015, 231 p. Ill. Texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain.

Les 9 R

Grégoire Courtois, les Lois du ciel, 2016, couverture

Résumé. Une gastro, puis seize morts, dont une majorité d’enfants, en forêt, dans l’horreur maintenue mais renouvelée en ses formes.

Rouge : sang.

Représentativité. Cette phrase n’est pas du tout représentative du ton du roman : «Parfois les enfants aiment à se perdre dans la contemplation des choses simples» (p. 126). Surtout pas du ton des pages finales, plus gore que gore.

Répétitions. Grégoire Courtois aime beaucoup l’expression tendre l’oreille; il l’utilise au moins sept fois.

Rhétorique. L’amateur de zeugmes se régalera.

Réflexivité. La littérature n’est pas morale (p. 154-155). Pas du tout.

Recommandation. À lire. Ouf et ouf et ouf.

Restricted, comme on dit au cinéma. Âmes sensibles, cependant, s’abstenir. Vous aurez été prévenues.

 

[Complément du jour]

Allons-y pour un autre R.

Remarquable. L’écriture de ce roman l’est.

 

Référence

Courtois, Grégoire, les Lois du ciel. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p.

Il fallait le faire

Éric Chevillard, Ronce-Rose, 2017, couverture

Avec un pareil cahier des charges, ça n’allait pas être facile.

• Une narratrice enfant (cette engeance), «raisonneuse» autoproclamée.

• Une intrigue qui n’a de sens que si cette narratrice fait preuve d’une naïveté inoxydable, notamment quant au métier de ses protecteurs, Mâchefer et Bruce, disparus sans explication.

• Des phrases — ô combien volontairement ! — improbables : «Mais moi, là, je suis toute seule à la maison avec personne d’autre à manger» (p. 35); «Mais la vie continuait. Quelquefois, on se demande pourquoi» (p. 57); «J’ai repris en mangeant mon orange les forces que j’avais perdues en l’épluchant» (p. 108).

• Un journal intime — «mon carnet secret» (p. 12) — que la narratrice écrit sous les yeux des lecteurs en disant aux lecteurs qu’elle écrit un journal intime sous leurs yeux, en temps réel : «J’ai repris ma marche dans la ville, comme si je sortais de mon carnet pour continuer l’histoire en vrai, debout dans une phrase nouvelle qui va je ne sais où et que je ne pourrai écrire que quand je serai arrivée au bout» (p. 101).

• L’absolue nécessité d’intéresser son lecteur au sort de la narratrice, malgré les prouesses verbales.

• Un renversement radical, qui ne bousille pas tout, bien au contraire, en quelque sorte.

Vous devriez aller le constater sur place : Éric Chevillard réussit à faire tenir tout ça dans Ronce-Rose (2017). Ce n’est pas donné à tout le monde.

P.-S. — Un conte plutôt qu’un roman ? Peut-être bien.

 

Référence

Chevillard, Éric, Ronce-Rose. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 139 p.

Cinéphilie(s)

André Habib, la Main gauche de Jean-Pierre Léaud, 2015, couverture

«Que reste-t-il de nos amours cinématographiques ?»

Cinéma Marseille (pourquoi ce nom ?), boulevard Industriel, Repentigny : découverte du kung-fu, de la peur des rats (Willard, de Daniel Mann, 1971), de parties anatomiques jamais vues.

Cinéma Granada, rue Ontario Est, Montréal, qui n’était pas encore le théâtre Denise-Pelletier : Ilsa, la louve des SS (de Don Edmonds, 1975), un samedi soir, tard, en bande.

Cinéma Outremont, rue Bernard, Outremont : Harold et Maude (de Hal Ashby, 1971), pour un journal étudiant, en 1976.

Cinéma Desjardins 2, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal : Possession (d’Andrej Zulawski, 1981), pour un autre journal étudiant. (Aucune image du film.)

Mais nul souvenir de première fois pour Casablanca (de Michael Curtiz, 1942), pourtant vu plus de vingt fois. (Au Séville ?)

Pourquoi ces notations ?

Parce que l’Oreille tendue vient de lire un essai fascinant sur la «mémoire intime» des films, l’émotion cinématographique, la «phénoménologie cinéphilique». Cela s’appelle la Main gauche de Jean-Pierre Léaud (2015). Ce que son auteur, André Habib, dit de son amour («fou, déraisonnable») du cinéma, des conditions concrètes de projection et de réception des films, de la vie cinématographique au Québec depuis les années 1930 (par les souvenirs de cinéphiles amis), entre autres sujets abordés, est passionnant. C’est bourré d’informations, de noms propres, de titres, de dates, de noms de salles, cela mis au service d’une subjectivité, d’expériences, d’«actes de spectateur», et de hautes exigences d’écriture : «Je tente seulement de saisir, de décrire, de nommer, de faire parler, au plus proche, ces tessons de temps scintillants que je porte en moi, les faire tourner entre mes doigts. Décrire ces états de fascination qui me dépassent.» Voilà un essai qui force le lecteur à repenser (et à revivre, avec ses propres moyens) son passé de spectateur.

 

Référence

Habib, André, la Main gauche de Jean-Pierre Léaud, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2015, 309 p. Ill.

La vie par les livres

Alison Bechdel, Fun Home, 2006, couverture

«I still found literary criticism to be a suspect activity.»

Alison Bechdel, l’auteure du roman graphique Fun Home (2006), aime les écritures de soi : la lettre, le journal intime, l’autobiographie («my own compulsive propensity to autobiography», éd. de 2014, p. 140). Pour comprendre sa vie, elle a besoin des livres : les siens, ceux de son père, ceux de sa mère, ceux de sa première amante. Fun Home conjoint ces deux façons de s’inscrire dans le monde. Bechdel essaie d’y comprendre, avec une clarté de vue qui force l’admiration, son rapport à son père, qui est mort quand elle avait 20 ans.

Ce père, Bruce Allen Bechdel (1936-1980), est complexe. Lecteur avide, il enseigne l’anglais à l’école secondaire et il s’occupe d’un salon funéraire (le «fun home» du titre). Marié et père de famille, il couche avec de jeunes garçons («But would and ideal husband and father have sex with teenage boys ?», p. 17). Sa fille est convaincue qu’il s’est suicidé, mais un doute plane. Elle a nombre de reproches à lui faire, mais elle ne peut se déprendre de lui et de son influence, allant jusqu’à emprunter à Marcel Proust le mot inverti pour se désigner, et lui avec elle : «Not only were we inverts, we were inversions of one another» (p. 98).

Quels auteurs pour donner sens à cela ? Il y en a plusieurs dizaines, dont se détachent Albert Camus (la Mort heureuse) dans le deuxième chapitre («A Happy Death»), F. Scott Fitzgerald dans le troisième («That Old Catastrophe»), Proust dans le quatrième («In the Shadow of Young Girls in Flower»), Oscar Wilde dans le sixième («The Ideal Husband») et James Joyce et Homère dans le septième («The Antihero’s Journey»). Il y a pire compagnie que celle-là.

Ce n’est pas seule raison de lire Fun Home, qui est un livre remarquable.

 

Référence

Bechdel, Alison, Fun Home. A Family Tragicomic, New York, A Mariner Book, Houghton Mifflin Harcourt, 2014, 232 p. Édition originale : 2006.