Accouplements 191

Jean Echenoz, Un an, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

La situation est narrativement banale : x regarde y, puis y regarde x ou dans la même direction que x.

Voici comment Dino Buzzati procède dans le Désert des Tartares (1940) :

Mais Angustina regardait les lumières et, à la vérité, il ne savait plus exactement d’où elles venaient, si c’était du fort ou de la ville lointaine, ou encore de son propre château où personne n’attendait son retour.
Peut-être qu’à ce même moment, sur les glacis du fort, une sentinelle, ayant accidentellement tourné les yeux vers les montagnes, avait aperçu les lumières sur le haut sommet (éd. 1980, p. 140).

Angustina regarde (peut-être) le fort où une sentinelle regarde (peut-être) dans la même direction qu’Angustina, vers «les lumières».

C’est autrement mené par Jean Echenoz dans Un an (1997) :

Elle [Victoire] monta l’escalier [du pavillon] pour aller fermer le battant mais d’abord, accoudée à la barre d’appui, elle considéra la mer vide.
Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d’un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles fasseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d’oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l’autre et du pareil au même. Puis, d’un coup, le vent soudain relevé fit battre sèchement les drapeaux, les voiles se gonflèrent en bulle, un dériveur versa, les chiffres se divisèrent, la banderole ondula dans un spasme et la fenêtre faillit à nouveau claquer cependant qu’à la porte on venait à nouveau de sonner (p. 28-29).

Victoire, à sa fenêtre, regarde vers le radiotélégraphiste, qui regarde vers Victoire, dont la fenêtre claque (presque), l’un et l’autre voyant (en quelque sorte) la même chose. L’art d’alterner et de marier les points de vue, parfois dans la même phrase. Admirons.

 

Références

Buzzati, le Désert des Tartares, traduction de Michel Arnaud, Paris, Laffont, coll. «Le livre de poche», 973, 1980, 242 p. Édition originale : 1940.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p., p. 87-88.

L’oreille tendue de… Dino Buzzati

Dino Buzzati, le Désert des Tartares, éd. de 1980, couverture

«À ce moment-là, il entendit un second “floc”, comme le bruit de la chute d’un objet dans l’eau. Ce bruit allait-il se répéter encore ? L’oreille tendue, il guetta le bruit, bruit de souterrains, bruit de marécages, de maisons mortes abandonnées. Des minutes passèrent, immobiles, le silence absolu semblait, finalement, le maître incontesté du fort. Et de nouveau se pressaient autour de Drogo des images de la vie lointaine.»

Dino Buzzati, le Désert des Tartares, traduction de Michel Arnaud, Paris, Laffont, coll. «Le livre de poche», 973, 1980, 242 p., p. 37. Édition originale : 1940.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Erri de Luca

Erri de Luca, Impossible, 2020, couverture

«La pièce qui m’accueille vingt-trois heures par jour s’appelle cellule d’isolement, mais elle ne m’isole pas du tout de toi et de ce qui compte pour moi. J’ai vécu dans des endroits plus inconfortables. J’ai du papier, un stylo et du temps. Je fais de la gymnastique, je répète mentalement ce que je sais, chansons, vers, proverbes.»

«À mon âge, la prison prive de peu. Une peine appropriée serait de retirer les montagnes de mon passé, de les effacer de mes mains, de ma respiration.»

«J’ai retrouvé ensuite mes origines, elles étaient devenues des souvenirs, des années, des bouteilles vidées.»

Erri de Luca, Impossible. Roman, Paris, Gallimard, coll. «Du monde entier», 2020. Traduction de Danièle Valin. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les zeugmes du dimanche matin et de Giosuè Calaciura

Giosué Calaciura, Borgo Vecchio, 2019, couverture

«Le ventre de Nanà lui aussi faisait un bruit de mer tandis que, chez le boulanger, on ouvrait le four pour sortir la dernière fournée : le parfum du pain se libéra de l’étreinte de la chaleur en se répandant dans l’air pour le purifier de la saleté des soucis, des gaz d’échappement des voitures, de la puanteur du poisson invendu, du poison des remugles d’égout qui remontaient le long des conduits bouchés depuis des siècles en proposant la même odeur de merde qu’à la préhistoire» (p. 46).

«C’était lui le préféré, le complice des débuts dans le métier, lui qui surveillait les halls d’immeuble des premiers guets-apens, lui qui conduisait la moto à l’époque des premiers vols à l’arraché simples et brutaux, quand Totò, à l’arrière, tendait le bras en pleine vitesse pour tirer fort sur le sac, et emporter le monde entier en même temps que la foulure des membres ou la fracture des fémurs de ceux qui résistaient à la première secousse mais cédaient à la seconde sans pouvoir amortir de leurs mains, toujours agrippées à la bandoulière arrachée, la chute sur le sol» (p. 98).

«Carmela le retrouva face à elle, les yeux rougis du manque de sommeil et des tortures du désespoir» (p. 101).

«Il n’y avait ni ordre ni emplacement désigné, les vendeurs exposaient des objets d’usage quotidien que, durant la nuit, à force de crèmes, cirages et huile de coude, ils avaient fait revenir à l’éclat propre aux marchandises du commerce, et il ne leur restait plus de forces pour marchander. Ils laissaient tout un chacun fixer le prix le plus approprié» (p. 106-107).

«Cristofaro était rentré chez lui et avait traversé le couloir avec la prudence et la boule au ventre de toujours» (p. 119).

«Les hommes restaient debout. Ils n’avaient connu Carmela que dans l’extase des volets clos et ils la voyaient très belle, telle qu’ils n’avaient jamais pu la contempler, dans sa simplicité de femme, dans la gêne de son silence, parce qu’ils ne l’avaient jamais regardée dans les yeux, n’avaient jamais vu son profil dans la pleine lumière de l’après-midi. Et cette vision dessinait un sourire sur leurs lèvres car ils se sentaient partie prenante du miracle de la Vierge au Manteau qui s’était faite femme, était descendue de son cadre puis dans la rue en laissant derrière elle son Paradis du premier étage» (p. 119).

Giosuè Calaciura, Borgo Vecchio, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2019, 150 p. Traduction de Lise Chapuis. Édition originale : 2017.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les zeugmes du dimanche matin et de Rosa Montero

Rosa Montero, Des larmes sous la pluie, 2013, couverture

«On la logea au douzième étage, deux en dessous d’Annie Heart, et la rep [réplicant] monta dans sa nouvelle chambre, où elle s’était enregistrée sous son véritable nom, en traînant les pieds et une vague désolation.»

«Elle était en train de marcher à toute allure dans le couloir vers la sortie, tout absorbée à ruminer ses doutes et ses dettes, quand elle tomba sur Habib, l’assistant personnel de la présidente rep.»

Rosa Montero, Des larmes sous la pluie, Paris, Métailié, coll. «Suites», 2013. Traduction de Myriam Chirousse. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)