Citation venue du passé

Qiu Xiaolong, la Danseuse de Mao, 2008, couverture

«La base économique conditionne la superstructure idéologique…»

Quel âge a cette phrase ? Dans les faits, plusieurs décennies. Pour l’Oreille tendue, 35 ans. Elle la retrouve dans un polar sino-américain et elle a l’impression, évidemment fausse, de l’entendre comme si elle n’avait pas pris une ride.

Chacun est fait des strates de son passé linguistique.

 

Référence

Xiaolong, Qiu, la Danseuse de Mao. Une enquête de l’inspecteur Chen. Roman, traduction de Fanchita Gonzalez Batlle, Paris, Seuil, coll. «Points. Policier», P2139, 2008, 315 p., p. 9. Édition originale : 2007.

Du bon usage de l’italique

Annie Ernaux, la Place, éd. 1984, couverture

Il arrive souvent aux romanciers contemporains, pour ne prendre qu’eux, de marquer un langage, ou un niveau de langage, qui n’est pas le leur en mettant les mots de ce langage ou de ce niveau de langage en italique dans leur texte. Leurs motivations pour ainsi marquer leurs distances sont diverses.

Dans la Place (1983), Annie Ernaux a un usage particulièrement complexe de cet attribut typographique. Parfois, il sert à indiquer qu’un mot relève du patois (p. 28). Le plus souvent, il remplace la citation directe, généralement notée entre guillemets, pour donner aux propos rapportés une permanence plus grande. Cela est souvent lié à des sociolectes particuliers, à des niveaux de langage qui marquent l’appartenance de classe.

On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim […], on avait chaud dans la cuisine et le café, seules pièces où l’on vivait. Deux tenues, l’une pour le tous-les-jours, l’autre pour le dimanche (la première usée, on dépassait celle du dimanche au tous-les-jours). J’avais deux blouses d’école. La gosse n’est privée de rien. Au pensionnat, on ne pouvait pas dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant que les filles de cultivateurs ou de pharmacien en poupées, gommes et taille-crayons, chaussures d’hiver fourrées, chapelet et missel vespéral romain (p. 56).

Chez Marie Darrieussecq, dans Truismes (1996), la répartition n’est pas moins complexe. D’un côté, la citation généralisable : «Je savais que la cliente n’avait jamais eu d’enfant, un client m’avait dit qu’elle était lesbienne, que c’était l’évidence même» (p. 22). De l’autre, le marquage d’un type de langage dont on pourrait dire qu’il est le langage autorisé, une sorte de prêt-à-parler idéologiquement déterminé (sans qu’il soit besoin de dire par quelle idéologie) : «Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie» (p. 82-83). Le langage de la pub, enfin : «J’étais toujours aussi fatiguée, ma tête était toujours aussi embrouillée, et le gel micro-cellulaire spécial épiderme sensible contre les capitons disgracieux de chez Yerling ne semblait même pas vouloir pénétrer» (p. 46). Entre la deuxième et la troisième catégorie, il est souvent difficile de faire la part des choses, comme sur tel panneau politique : «Edgar quelque chose, pour un monde plus sain» (p. 64).

(Le Michel Houellebecq des Particules élémentaires, en 1998, fait pareil, à longueur de page; voir, par exemple, p. 69-72.)

Dans un registre différent, le polar, Diane Vincent emploie l’italique pour souligner l’utilisation des mots de la langue populaire :

Au mieux, quelqu’un va nous mettre dans les pattes un bouc émissaire qui sera accusé de voies de fait ayant causé la mort, mais des témoins prétendront que le jeune Fred l’avait provoqué en le blastant sur un deal de dope (p. 174).

Le verbe blaster et le substantif deal sont en italique; ils viendraient de la langue populaire. Dope, en revanche, non. Problème, cependant, quelques lignes plus bas : «Je suis trop crevé pour te faire un compte rendu, mais si toi, tu as quelque chose, envoie, shoote» (p. 175). Pourquoi shooter — ici entendu au sens de parler tout de suite — n’a-t-il pas droit, lui, à l’italique ?

C’est bien le signe qu’il est difficile de départager, en matière de langue, ce qui est à soi et ce qui est aux autres.

 

Références

Darrieussecq, Marie, Truismes, Paris, P.O.L, coll. «Folio», 3065, 1998, 148 p. Édition originale : 1996.

Ernaux, Annie, la Place, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1722, 1994, 113 p. Édition originale : 1983.

Houellebecq, Michel, les Particules élémentaires. Roman, Paris, Flammarion, 1998, 393 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Polar franco-québécois

Luc Baranger, Aux pas des raquettes, 2009, couverture

Aux pas des raquettes est un polar simplet — narrativement, politiquement, sexuellement, comportementalement.

Sur le plan de la langue, trois choses à signaler.

L’argot qu’affectionne l’auteur est celui, mutatis mutandis, de la «Série noire» des années cinquante ou soixante : pas toujours facilement compréhensible, mais enlevé, et un peu caricatural.

La création lexicale est fréquente. La plus intéressante est du côté des verbes, souvent fondés sur le nom propre : «Allez, casse-toi, pauv’ con ! sarkozia Pichon» (p. 9); «avec trois copains il chuckberrisait des reprises des Stones et des Hollies» (p. 23); «C’est de la merde ! jeanpierrecoffe Vladimir» (p. 30); «Si tu cries, j’te mesrine» (p. 31).

La langue parlée au Québec est rendue de façon assez juste, malgré quelques broutilles. Les noms géographiques sont parfois écorchés : Gâtineau pour Gatineau (p. 43), La Colle pour Lacolle (p. 71). Dans «couple de pouponnes» (p. 74), «couple» devrait être au masculin. Ce devrait être «Y’a pus personne qui voulait rien savoir de lui» (p. 75), au lieu de «peu». Le glossaire final contient surtout, mais pas seulement, des expressions québécoises, et leur définition est correcte. (Cela dit, pour sa part, l’Oreille tendue n’a jamais entendu où que ce soit «Casser dans pan» pour «Se faire sauter le caisson»…) Bref, ça se discute, mais ce n’est heureusement pas du Fred Vargas.

 

Références

Baranger, Luc, Aux pas des raquettes, Paris, Éditions La branche, coll. «Suite noire», 31, 2009, 95 p. Suivi d’un glossaire.

Vargas, Fred, Sous les vents de Neptune, Paris, Viviane Hamy, coll. «Chemins nocturnes», 2004, 441 p.

Faune urbaine

Il fut un temps où l’on parlait des clochards, des mendiants ou des vagabonds. Au Québec, il y avait aussi des robineux, ce qui supposait quelque imbibition.

En France, on parle désormais plus volontiers du S.D.F., le sans domicile fixe, cette «Personne démunie qui n’a pas de logement régulier» (dixit le Petit Robert).

Au Québec, S.D.F. est peu utilisé; on lui préfère d’autres termes.

Le sans-abri, l’itinérant ou le sans-logis est l’équivalent du S.D.F. : «Personne qui n’a pas de logement fixe» (selon le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Il se tient, à Montréal, une Nuit des sans-abri et les itinérants ont leur magazine, l’Itinéraire.

Le squeegee n’a pas non plus de domicile fixe, mais c’est son activité «professionnelle» qui le caractérise. C’est un jeune entrepreneur spécialisé dans le récurage inopiné des pare-brise (contre rétribution).

Selon la Presse vient d’apparaître un nouveau mot pour désigner cette espèce, mais en sa variante saisonnière et montréalaise : crevette.

Pourquoi nomme-t-on «crevettes» les jeunes qui choisissent de vivre dans les rues ou les parcs de la métropole en période estivale ? Personne ne saurait vraiment le dire. Mais dans le milieu, ce terme a été adopté pour désigner des jeunes, souvent des mineurs, provenant parfois de milieux aisés. Venus chercher «l’expérience» de la rue, ils adoptent un style vestimentaire marginal. Certains lavent des pare-brise, d’autres quémandent pour vivre. Lorsque les premiers signes de la belle saison se font voir, ils convergent au centre-ville. Si certains sont des régions du Québec ou de la métropole, d’autres viennent d’aussi loin que Vancouver, Halifax, Toronto ou les États-Unis (29 juillet 2009, p. A3).

L’activité de ce «jeune de la rue» ? «Du tourisme sans abri» ou du «Camping urbain». Si le journal le dit, ce doit être vrai.

 

[Complément du 21 mai 2016]

À cela, il fallait un autre substantif :

 

[Complément du 24 septembre 2024]

Dans son roman Petite-Ville (2024), Mélikah Abdelmoumen parle des «sans-maisons» (p. 75) ou des «gens sans maison» (p. 81).

 

Référence

Abdelmoumen, Mélikah, Petite-Ville, Montréal, Mémoire d’encrier, 2024, 290 p.

Citation touristico-gatinoise du jour

Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, 2004, couverture

Le commissaire Adamsberg et son fidèle Danglard débarquent au Québec, près de Hull (avant que la ville ne devienne Gatineau).

— C’est l’usage, de tutoyer tout le monde ?
— Oui, ils le font très naturellement.
— On doit faire pareil ?
— On fait comme on veut et comme on peut. On s’adapte.

Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, Paris, Viviane Hamy, coll. «Chemins nocturnes», 2004, 441 p., p. 132.

On appréciera le «naturellement».

 

[Complément du 13 janvier 2021]

La linguiste Nadine Vincent, en 2104 et en 2020, a étudié la façon dont Fred Vargas a représenté le français parlé au Québec, tant dans son roman que dans le téléfilm qui en a été tiré. À juste titre, elle n’est pas tendre.

 

Références

Vincent, Nadine, «Écrire dans la variante de l’autre : le cas de Sous les vents de Neptune de Fred Vargas», article électronique, Continents manuscrits. Génétique des textes littéraires — Afrique, Caraïbes, diaspora, 2, 2014. https://doi.org/10.4000/coma.317

Vincent, Nadine, «Qu’est-ce que la lexicographie parasite ? Typologie d’une pratique qui influence la représentation du français québécois», article électronique, Circula. Revue d’idéologies linguistiques, 11, printemps 2020. https://doi.org/10.17118/11143/17843