Enquête lexicale du jour

Fenêtre encyclopédique, Montréal

Le quotidien montréalais le Devoir a demandé à ses lecteurs quels étaient leurs «mots préférés» dans le français du Québec. Les résultats de cette consultation ont été publiés dans l’édition des 22-23 juin.

L’Oreille tendue a-t-elle déjà abordé ces mots ?

Si on enlève les mots qui ont une circulation très limitée ou qui relèvent carrément du folklore (contraireux, canard, jarnigouenne, par sauts par buttes, farlouche), la récolte est excellente : patente (à gosses), garrocher, tabarnak, poudrerie, frette, magasiner, s’enfarger, pantoute, courriel, dépanneur, tataouiner, écrapouti, cossin, quétaine, la série des mots en -oune.

Un lecteur suggère mot, «dans le sens “je vais te”», qui se prononcerait motte. L’Oreille, en ce cas, écrirait plutôt m’as.

Une autre propose on est tu ben. Ce tu se trouve ici. Toujours dans le Devoir, Julie Auger en rappelle l’origine.

Il ne manque donc que brunante (crépuscule).

P.-S.—Si elle avait eu à choisir, l’Oreille aurait probablement opté pour tabarnak.

Un classique québécois

Sérafin, service financier numérique

«Moi, je mourrai un jour
mais Séraphin, lui, ne mourra jamais»
(Claude-Henri Grignon, 1969).

Du temps où elle était professeure, l’Oreille tendue a souvent donné des cours sur les classiques, histoire d’essayer de comprendre leur nature et leur évolution. Autrice, elle a écrit un livre sur ces questions, Nos Lumières (2020), pour une période, le XVIIIe siècle, surtout français.

Selon elle, le processus de «classicisation» peut tenir en deux mots : réduction; accumulation. On condense; on répète.

Réduction. Au Québec, Candide, le conte de Voltaire, est souvent ramené à une seule phrase, qui se trouve au début du vingt-troisième chapitre, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient». Candide discute alors avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

Accumulation. Reprenons un texte d’Edmond Paré paru en… 1899 : «Pour ma part, je commence à en avoir assez de ces quelques arpents de neige. Je n’aurais pas d’objection qu’on en parlât quatre à cinq mille fois. Mais en mentionnant cette fameuse phrase deux millions de fois, cela lui ôte beaucoup de son originalité.» Cela continue depuis. (Pour une vidéo explicative sur l’expression «arpents de neige», c’est ici. Pour un florilège, .)

En littérature québécoise, les choses ne sont pas différentes. À cet égard, le cas du roman Un homme et son péché, publié par Claude-Henri Grignon en 1933, est exemplaire.

Réduction I. Au Québec, un «séraphin» n’est pas un ange, mais un avare. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) connaît ce sens du mot, date son apparition de 1941 (pourquoi ?) et en explique ainsi l’étymologie : «du n. d’un personnage de roman». Il est facile d’être plus précis : Séraphin Poudrier est le héros (noir) d’Un homme et son péché. (L’Oreille en a déjà parlé de ce côté.) Voilà pourquoi on trouve le mot dans la presse — «le gardien protège ses mots comme Séraphin son argent» (la Presse+, 27 janvier 2021), «Vos réactions à la “Séraphinflation”» (la Presse+, 29 juillet 2022) — et dans la caricature — un éphémère chef du Parti conservateur du Canada, Andrew Scheer, aurait apprécié, selon Serge Chapleau, l’«approche budgétaire» de Séraphin (la Presse+, 17 octobre 2019). Même l’intelligence artificielle s’en mêle : «Le projet Sérafin […] vise à éclairer les Québécois sur leurs finances personnelles», économies (espérées) à la clé.

Réduction II. Séraphin avait un juron favori : «viande à chien». «Viande à chien Luc, chu ton père !» crie un personnage, appelé Poudrier, dans la bande dessinée Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque (p. 23). Dans sa novella Des lames de pierre, Maxime Raymond Bock évoque une revue intitulée Viande à chiens.

Accumulation. Après sa parution en papier, le texte a été adapté à la radio (de 1939 à 1962), en bande dessinée (par Albert Chartier, de 1951 à 1970), à la télévision (de 1956 à 1970, puis de 2016 à 2021), au cinéma (en 1949, en 1950 et en 2002). Séraphin a eu son village (touristique) à Sainte-Adèle. Dans son livre l’Émergence des classiques, Daniel Chartier recensait, en 2000, 22 éditions d’Un homme et son péché, certaines avec plusieurs tirages (p. 56), dont une édition critique dans la prestigieuse collection «Bibliothèque du Nouveau Monde» en 1986. Il a été traduit en anglais (The Woman and the Miser). Des dizaines de travaux critiques lui ont été consacrés. Une statue de son auteur accueille les visiteurs à l’Espace Claude-Henri-Grignon de Saint-Jérôme. Vous souhaitez vous sustenter ? À quelques centaines de mètres de là, Un homme et son café vous offre ses services. La toponymie est généreuse : il y a des rues, des parcs, des bibliothèques Claude-Henri-Grignon. Les titreurs s’en donnent à cœur joie : «Une fonderie et son péché» (la Presse+, 22 juin 2022); «Arlette et son péché» (le Devoir, 4 août 2022); «Un diocèse et ses péchés» (Radio-Canada, 2 mars 2023).

Un homme et son café, Saint-Jérôme, Québec, été 2022

Toujours en matière d’accumulation, on cite Grignon (ses textes, ses adaptations, ses personnages) à l’envi, dans tous les registres.

«— Tu ne me dis pas, ma femme, que tu as réussi à ménager $750 ?
— Eh oui, je te le dis, grand fou…
— Adorable séraphine !» (le Hockey et l’amour, p. 15)

«Bien de l’eau a coulé par les moulins de la rivière du Nord depuis la mort du curé Labelle… Ne devrions-nous pas revisiter l’image que nous a laissée de ce personnage Claude-Henri Grignon, dans ses Belles Histoires des Pays-d’en-haut ?» (Coups de feu au Forum, p. 242)

«Henri, au nom de tous, encaissa les récriminations entremêlées de répliques des Belles histoires des pays d’en haut» (la Bête creuse, p. 605).

«Je m’étais donc forcée à penser à Marilyn Monroe, à Elizabeth Taylor, à Jenny Rock, qui n’actait pas mais fumait sûrement, et à Donalda, la femme de Séraphin, qui pouvait bien se permettre de fumer en cachette avant d’être canonisée […]» (Bondrée).

«C’est pas que j’aime mieux la télévision anglaise, c’est juste que le lundi soir à huit heures, quand ton père travaille de nuit pis qu’y est pas là pour insister pour qu’on regarde Les belles histoires des pays d’en haut, j’aime mieux regarder Lucille Ball faire ses grimaces que Donald laver son plancher en prenant des airs de martyre. Lucy, a’ me fait rire. Donalda, a’ m’énarve» (Conversations avec un enfant curieux, p. 131).

«mes draps forment un théâtre
tragique
où se démènent
enfants teigneuses
petites Aurores ébouillantées
Corriveau encagées
Donalda souffreteuses» (Mouron des champs, p. 77).

C’est ainsi que naissent et fleurissent les classiques, pas autrement.

P.-S.—N’oublions évidemment pas la séraphinade.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Brisebois, Robert W., Coups de feu au Forum, Montréal, Hurtubise, 2015, 244 p.

Chartier, Daniel, l’Émergence des classiques. La réception de la littérature québécoise des années 1930, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», 2000, 307 p. La citation de Grignon en épigraphe vient de cet ouvrage (p. 35).

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p.

Grignon, Claude-Henri, The Woman and the Miser, Toronto, Harvest House, coll. «French Writers of Canada», 1978, 112 p. Traduction d’Yves Brunelle.

Grignon, Claude-Henri, Un homme et son péché, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 1986, 256 p. Édition critique par Antoine Sirois et Yvette Francoli. Édition numérique.

Loslier, Thérèse, le Hockey et l’amour. Roman d’amour mensuel, Montréal, Éditions PJ, numéro 22, s.d., 32 p.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition originale : 2014. Édition numérique.

Paré, Edmond, Lettres et opuscules, Québec, Dussault et Proulx, 1899, 253 p. Cité par Marcel Trudel dans l’Influence de Voltaire au Canada, Montréal, Fides, les Publications de l’Université Laval, 1945, t. II, p. 198.

Raymond Bock, Maxime, Des lames de pierre. Novella, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 104 p.

Tremblay, Michel, Conversations avec un enfant curieux. Instantanés, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, 2016, 148 p.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Statut de l’écrivain, Espace Claude-Henri-Grignon, Saint-Jérôme, été 2022

Pudibonderie télévisuelle

Message télévisuel : «Désolé, Je ne peux pas traiter cette requête avec ce genre de langage.»

L’Oreille tendue peut donner des commandes vocales à sa télévision.

Elle apprécie aussi beaucoup les sacres (les jurons).

Elle ne peut pas, cependant, marier ces deux choses. Quand elle dicte des gros mots à son appareil, celui-ci refuse de lui répondre : «Désolé, Je ne peux pas traiter cette requête avec ce genre de langage.»

Elle en est un peu marrie.

Citation carcérolinguistique du jour

Maud De Palma-Duquet, Bénévolat, 2023, couverture

Anthony a tué quelqu’un. En prison, histoire de respecter son «plan correctionnel» (p. 40), il suit un cours de français.

Le cours est donné par une bénévole, Amaryllis, qui souhaite bonifier, par cette activité, son dossier de candidature à l’école de médecine.

Ils ne viennent pas du même milieu et ils n’ont pas tout à fait la même conception de la langue. Qu’Anthony ait des difficultés à écrire ne l’empêche pas de voir en quoi la langue peut servir des intérêts de classe.

J’écris comme d’la marde. J’ai toujours écrit comme d’la marde pis j’vas continuer d’écrire comme d’la marde. C’est ben plate, mais c’est d’même ! Bien écrire ça sert yinke à du monde comme toi. Les règles compliquées, les câlisses de ph qui se prennent pour des f ou les i avec deux points au-dessus au lieu d’un, ç’a été inventé pour que vous puissiez vous reconnaitre ent’vous aut’ ! Si le monde comme moi se mettait toute à ben écrire pis à ben parler, vous serriez fourrés en tabarnak… vous sauriez pu comment nous différencier ! (p. 22-23)

C’est à se demander qui est le maître et qui est l’élève.

 

Référence

De Palma-Duquet, Maud, Bénévolat, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 36, 2023, 99 p. Précédé d’un «Mot de l’autrice». Suivi de «Contrepoint. Le chanter ou le dire ?», par Mohamed Lotfi.

Bâtard !

Nuage de jurons, Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, 2012, case

Le 8 juin, le site du Robert accueillait une réflexion de la linguiste Anne Abeillé sur le mot bâtard : étymologie, sens, évolution, etc. Si le mot, dans le français du Québec, a les mêmes emplois qu’ailleurs dans la francophonie, il y a aussi un autre usage : c’est un juron.

Selon une «Analyse de l’utilisation des jurons dans les médias québécois» publiée en septembre 2003 par Influence Communication — étude qui paraît avoir disparu du Web —, celui-là arrivait en 28e position (sur 52) dans la liste «Les jurons les plus populaires» (p. 11).

Le personnage de Gérard D. Laflaque le pratiquait volontiers.

On l’a déjà vu chez le romancier Jean-François Chassay en 2006 : «J’ai l’impression de ne jamais avoir de bâtard de vocabulaire quand j’ouvre la bouche pis pas une ostie d’idée quand j’ouvre mon cerveau !» (p. 288)

On le croise dans Morel (2021) de Maxime Raymond Bock : «Prendre le métro aujourd’hui est une aventure, mais, bien qu’il trouve que le train roule vite en bâtard, cela lui fait plaisir de raconter à Catherine comment il l’a construit, ce métro qu’elle emprunte tous les jours […]» (p. 304).

On le trouve sous la plume de Michel Tremblay dans Albertine en cinq temps (1984) : «La rue Fabre, les enfants, le reste de la famille… bâtard que chus tannée…» (éd. de 2007, p. 16)

La richesse des jurons québécois ne se dément jamais.

 

Illustration : Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p., p. 86.

 

Réféfences

Chassay, Jean-François, les Taches solaires. Roman, Montréal, Boréal, 2006, 366 p., p. 288-289.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Tremblay, Michel, Albertine, en cinq temps, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, coll. «Papiers», 2007, 61 p. Édition originale : 1984.