Le Petit Robert (édition numérique de 2014) connaît la bordée.
Connotation religieuse oblige, le Québec pratique volontiers le chapelet de sacres, voire la litanie.
Dans son roman Oscar (2016), Mauricio Segura parle de «diarrhée de jurons» (p. 64). C’est moins religieux que le chapelet ou la litanie et moins militaire / hivernal que la bordée. Et plus cru.
Référence
Segura, Mauricio, Oscar. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 231 p.
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)
La scène se déroule dans Je m’en vais de Jean Echenoz (1999) :
Et pendant qu’on dînait, Angoutretok apprit à Ferrer quelques-uns des cent cinquante mots qui concernent la neige en idiome iglulik, de la neige croûteuse à la neige crissante en passant par la neige fraîche et molle, la neige durcie et ondulée, la neige fine et poudreuse, la neige humide et compacte et la neige soulevée par le vent (p. 67).
C’est Geoffrey K. Pullum qui aurait eu des choses à dire à Angoutretok. Ce linguiste considère que la multiplicité supposée des mots pour désigner la neige chez ceux qu’il appelle «les Esquimaux» est un canular («hoax»). Il entend déboulonner cette idée reçue dans un article paru en 1989, «The Great Eskimo Vocabulary Hoax». En voici le deuxième paragraphe :
Few among us [les professeurs de linguistique], I’m sure, can say with certainty that we never told an awestruck sea of upturned sophomore faces about the multitude of snow descriptors used by these lexically profligate hyperborean nomads, about whom so little information is repeated so often to so many. Linguists have been just as active as schoolteachers or general knowledge columnists in spreading the entrancing story. What a pity the story is unredeemed piffle (p. 275).
Suivent quelques pages où, avec un panache stylistique qu’il faut louer («lexically profligate hyperborean nomads», «unredeemed piffle»), Pullum s’en prend aux créateurs de ce «mythe» (le mot est partout), au premier rang desquels Benjamin Lee Whorf, «Connecticut fire prevention inspector and weekend language-fancier» (p. 276). Il s’amuse notamment à relever le nombre supposé de mots nommant la neige selon les sources citées (p. 278). Neuf ? Quarante-huit ? Cinquante ? Cent ? Deux cents ? (Il n’avance pas le chiffre de cent cinquante.)
Un dîner entre Angoutretok et Pullum aurait été amusant à suivre.
P.-S. — Pullum prend appui sur un article de Laura Martin, paru en 1986, sur le même sujet et dans la même perspective.
[Complément du 3 février 2016]
Parmi les connaissances de l’Oreille tendue, il y a un anthropologue. Son nombre ? Treize.
L’Encyclopédie canadienne, également appelée Historica Canada, consacre un fort intéressant article à la question. On y évoque, entre autres possibilités, deux dizaines de mots, cinquante-deux et quatre-vingt-treize. (Merci à @Homegnolia pour le lien.)
Le mystère, telle la glace, s’épaissit.
[Complément du 25 août 2016]
Pour certains, ce serait la neige. Pour d’autres, le sexe ou la parole. C’est du moins le point de vue de Trevanian dans The Main : «“You know, sir ? Joual seems to have more words for aspects of sex than either English or French-French.” / LaPointe shrugs. “Naturally. People talk about what’s important to them. Someone once told me that Eskimos have lots of words for snow. French-French has lots of words for ‘talk’» (éd. de 1977, p. 171).
[Complément du 26 novembre 2016]
Pas question de neige chez le Georges Perec de «Penser/Classer» (1982), rubrique «Les Esquimaux», mais de glace.
Les Esquimaux, m’a-t-on affirmé, n’ont pas de nom générique pour désigner la glace; ils ont plusieurs mots (j’ai oublié le nombre exact, mais je crois que c’est beaucoup, quelque chose comme une douzaine) qui désignent spécifiquement les divers aspects que prend l’eau entre son état tout à fait liquide et les diverses manifestations de sa plus ou moins intense congélation (éd. de 1985, p. 157).
«Quelque chose comme une douzaine», donc, «m’a-t-on affirmé».
[Complément du 13 décembre 2017]
«Des centaines de mots pour dire la neige», titre la Presse+ du jour. Combien exactement ? Entre autres chiffres avancés : cinquante-deux, vingt-cinq, deux cents.
[Complément du 9 janvier 2018]
Inversement…
Did you know that the Eskimos have NO words in their language that mean anything other than "snow"? True fact. https://t.co/nodehY4MY4
Le toujours excellent @machinaecrire fait découvrir à l’Oreille cette vidéo, particulièrement bien menée, d’Anna Lietti, dans sa série Sur le bout des langues (janvier 2018).
[Complément du 6 juin 2018]
L’ami Michel Francard, dans ses Tours et détours. Les plus belles expressions du français de Belgique (2016), est prudent : «On s’extasie des multiples dénominations de la neige chez les Inuits. Mais chaque langue, chaque variété de langue sait trouver les mots pour dire son quotidien. N’allons donc pas chercher trop loin les preuves de l’influence du milieu sur la créativité lexicale : les pays où il fait cru, c’est le Nord, mon petit !» (p. 64) «Multiples» permet d’éviter, élégamment, les nombres trop précis, et qui peuvent fâcher.
[Complément du 25 mars 2019]
Lu ceci, aujourd’hui, dans le Devoir, sous la plume de Jean-François Nadeau :
Un vieil homme du village, Tamusi Tukalak, un des seuls à avoir fréquenté quelque peu l’université, travaille avec acharnement, depuis des années, à la rédaction d’un glossaire consacré à une centaine de mots qui décrivent des états et des usages de la neige.
«Une centaine», donc.
[Complément du 20 janvier 2022]
Inversons la perspective : parlons gazon et pelouse («lawn»).
[Complément du 5 mai 2022]
Beaucoup de Québécois aiment jurer (sacrer), d’où ceci, de Nicolas Guay, dans Extension du domaine de tous les possibles (2021) : «Ce peuple est connu pour posséder plus de 100 mots pour dire “tabarnac”.»
[Complément du 20 décembre 2022]
Variation romanesque chez Vincent Fortier, dans les Racines secondaires (2022) : «En yupik [en Alaska], il existe cinquante termes pour désigner la neige» (p. 106). Cinquante, donc.
[Complément du 29 décembre 2022]
Selon un article de la BBC du 23 septembre 2015, qui cite une étude de l’Université de Glasgow, les Écossais auraient 421 mots pour désigner la neige, plus que les «cinquante» généralement attribués aux Inuits. Inclinons-nous.
[Complément du 6 janvier 2023]
Sur Facebook, Marie-Hélène Voyer (merci à elle) apporte sa pierre à l’édifice avec cette citation de Juliana Léveillé-Trudel :
Quanik, la neige qui tombe.
Aputi, la neige au sol.
Aniu, la neige propre qu’on fait fondre pour avoir de l’eau.
Pukak, la neige cristallisée qui s’effrite.
Masak, la neige mouillée qui tombe.
Matsaaq, la neige mouillée au sol.
C’est tout. Presque. Avant, je croyais que l’inuktitut contenait des centaines de mots pour dire neige. Ça faisait rire Mary.
C’est une légende pour les Qallunaat.
[Complément du 3 août 2023]
Comme Pierre Morency — voir les commentaires ci-dessous —, l’anthropologue Bernard Arcand penche pour quatorze : «Peut-être avions-nous autrefois, comme les Inuit, quatorze mots pour décrire et distinguer toutes les sortes de neiges, mais nous sommes en train de les oublier un par un; et ce n’est pas parler de neige que d’engager une querelle linguistique obscure entre le “banc” et la “congère”» (p. 58).
Perec, Georges, «Penser/Classer», le Genre humain, 2, 1982, p. 111-127; repris dans Penser/Classer, Paris, Hachette, coll. «Textes du XXe siècle», 1985, 140 p., p. 151-177.
Dans «Taboo Word Fluency and Knowledge of Slurs and General Pejoratives : Deconstructing the Poverty-of-Vocabulary Myth», deux psychologues, Kristin L. Jay et Timothy B. Jay, essaient de démontrer que, contrairement à la croyance populaire, les gens qui emploient beaucoup de gros mots ont un vocabulaire plus étendu et une meilleure maîtrise de la langue que les autres («Contrary to popular belief, those who were well-versed in swear words also had a more expansive vocabulary and a better grasp on language»).
L’Oreille tendue, qui aime beaucoup sacrer et sacrer beaucoup, aurait spontanément tendance à se ranger derrière pareille conclusion.
En 1968, à Montréal, le Théâtre de Quat’sous, que dirigeait Paul Buissonneau, présente l’Osstidcho. Il rassemble Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier, Mouffe.
Pour parler de ce spectacle, les annonceurs de Radio-Canada sont bien embêtés. À cette époque-là, les jurons (osti) ne sont pas acceptables en ondes. Solution ? Dire de show ou un show, sans son osti («une expression bien de chez nous que je n’ose vous répéter ici à une heure d’écoute familiale»).
On peut (ré)entendre ces formules pudiques dans la série radiophonique consacrée à Robert Charlebois par Francis Legault et diffusée actuellement par la radio de Radio-Canada (quatrième épisode, «Chanter en joual l’affirmation d’une collectivité», 20e minute).
[Complément du 9 janvier 2017]
Ces annonceurs auraient-ils encore du mal aujourd’hui s’il leur fallait décrire l’Osti d’jeu ou donner l’itinéraire de l’Osstidtour ?
Germain, Jean-Claude, Diguidi, diguidi, ha ! ha ! ha ! [suivi de] Si les Sansoucis s’en soucient, ces Sansoucis-ci s’en soucieront-ils ? Bien parler, c’est se respecter !, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre québécois», 24, 1972, 194 p. Ill. Introduction de Robert Spickler. Citation : p. 33.