Double aveu du jour

Roger Simon, Cul-sec, 1981, couverture
L’Oreille tendue est une fan de Malcolm Gladwell : de ses articles dans The New Yorker, de ses livres, de ses balados, Revisionist History ou Broken Record.

Lisant son plus récent ouvrage, Talking to Strangers (2019), elle tombe sur la note de bas de page suivante : «SAFE stands for Security Analyst File Environment. I love it when people start with the acronym and work backward to create the full name» (p. 87).

Non seulement l’Oreille est une fan de Gladwell, mais elle a pratiqué ce qu’il aime («I love it») : le choix, d’abord, d’un acronyme, puis, seulement ensuite, la recherche des mots pouvant mener à cet acronyme.

Petite, elle a ainsi participé à la création du CULSEC (Centre universitaire de lecture sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances) et du MADONNA (Module analytique des originaux nébuleux noéticiens allodoxiques). Elle n’y pense pas aujourd’hui sans émotion, voire sans fierté.

 

Référence

Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers. What We Should Know about the People We Don’t Know, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2019, xx/386 p. Ill.

Petit bougonnement du mercredi matin

L’Oreille tendue lit et édite des livres; c’est son travail. Elle est souvent étonnée du provincialisme de certains auteurs, qui n’écrivent que pour leurs voisins, leurs contemporains, voire leurs proches.

Exemples.

Un auteur québécois qui parle de l’UQAM ou de la STM, sans imaginer qu’il y ait des lecteurs sur la planète qui ne connaissent ni l’Université du Québec à Montréal ni la Société de transport de Montréal.

Un auteur français qui parle du scandale du sang contaminé, du procès d’Outreau ou de l’affaire du Sofitel, ou qui fait une allusion à Cloclo et à Johnny, sans la moindre explication, comme si la connaissance de ces événements et de ces personnes était la chose du monde la mieux partagée.

Ça vous embêterait de penser à vos lecteurs, actuels et futurs ? Vous êtes capables de faire la différence entre un article de journal et son obsolescence programmée, et un livre et sa pérennité ?

(Merci. Ça va mieux.)

GBS

«Ce n’est pas une mauvaise chose
pour les politiciens en vogue,
il y a longtemps qu’ils grenouillent
pour qu’on ne parle, avec gros bon sens,
que des vraies affaires.»
Raymond Bock, 2012

Il est partout.

On le trouve dans le sport : «Il faut simplement se servir de notre gros bon sens. On veut avoir Connor à 100 %. Et si, pour ça, il faut attendre un peu plus longtemps, c’est ce qu’on va faire» (la Presse+).

Il fait partie des «mots en perte de sens» que vient de rassembler Olivier Choinière (2014). Le ministre Denis Lebel en serait l’incarnation.

Il a même son sigle : «Intéressant Ricardo, à mi-chemin entre idéalisme incarné, et “GBS” presque superficiel. Il y a matière à réflexion dans ses propos. #BazzoTV» (@jptittley).

Ce n’est pas une raison pour ne pas s’en méfier. Au contraire, il faut relire les Mythologies (1957) de Roland Barthes : «Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles et des fuites du “rêve” (entendez d’une vision non comptable des choses)» (éd. de 1970, p. 87).

Il n’y a pas que le gros bon sens dans la vie.

P.-S. — Est-ce uniquement au Québec que le bon sens est presque toujours et comme nécessairement gros ?

 

[Complément du 5 décembre 2016]

Le GBS serait un des traits fondamentaux de «la “psyché” québécoise» (p. 87), selon Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel :

Pour éviter la chicane et les grands débats, le Québec est devenu une société très tolérante, permissive et accommodante. Les Québécois sont des êtres pragmatiques, prudents et concrets qui font preuve de simplicité et qui ont établi des règles sociales communes autour du «gros bon sens». Si leur caractéristique première […] est «vivre le moment présent», on peut affirmer que la seconde est le «gros bon sens» (p. 83).

 

Références

Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, coll. «Points. Civilisation», 10, 1970, 247 p. Édition originale : 1957.

Bock, Raymond, «Mélange de quelques-uns de mes préjugés», Liberté, 295 (53, 3), avril 2012, p. 7-15. https://id.erudit.org/iderudit/66333ac

Bouchard, Michel Marc, «Sens (le gros bon)», dans Olivier Choinière (édit.), 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 02, 2014, p. 85-88.

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de L’Homme, 2016, 237 p. Ill.

Regardons le ciel et distinguons

I.

Il y a des ovnis (objets volants non identifiés) qui n’ont plus rien de la soucoupe volante.

Ovnis théâtraux : «une œuvre […] multiple et multidisciplinaire, un ovni théâtral […]» (la Presse, 6 avril 2013, cahier Arts, p. 1).

Ovnis littéraires : «pur ovni littéraire au graphisme ultraléché et aux lettres crues» (le Devoir, 16-17 mars 2013, p. F5).

Ovnis cinématographiques : «Voici un ovni cinématographique qui mérite qu’on y jette un coup d’œil […]» (le Devoir, 28 décembre 2012, p. B2); «Truffe, de Kim Nguyen. OVNI cinématographique datant de 2008, le film prend racine dans un quartier Hochelaga-Maisonneuve […]» (le Devoir, 4 décembre 2012, p. A4).

Ovnis esthétiques : «Bilan 2013 danse. Ovnis esthétiques» (le Devoir, 23 décembre 2013).

En matière de culture, l’ovni est un objet étonnant, voire bizarre, mais l’étiquette est plutôt positive. L’ovni ne serait donc pas psychotronique.

II.

Il y a l’ovni littéraire, mais il y a aussi l’olni, l’objet littéraire non identifié. Cela semble être la même chose.

On peut encore raffiner : «#coupdecoeur “Le Linguiste était presque parfait” de David Carkeet (ed. Toussaint Louverture) olni savoureux» (@BookeenTeam). Faudrait-il parler d’olnis (objet littéraire non identifié savoureux) ?

P.-S. — L’Oreille tendue remercie @revi_redac, grande chasseuse d’ovnis culturels, pour quelques citations.

 

[Complément du 17 janvier 2014]

Un «brillant ovni culturel» (le Devoir, 27 octobre 2012).

«Ovni artistique» (la Presse+, 16 janvier 2014).