Une secte ?

Les adolescents ont des accolades fortement ritualisées.

Les francs-maçons auraient une poignée de main secrète.

Que font les anciens joueurs des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — pour se reconnaître les uns les autres ? Ils ne disent jamais Canadiens; ils disent toujours Club de hockey Canadien.

Oui, c’est de la langue de puck.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Chapelles ardentes

«On est un groupe de joueurs de toutes les époques
qui veulent garder le flambeau très haut.
Il faut porter notre flambeau maintenant sans le grand Jean.
C’est à nous de prendre la relève,
avec les Guy Lafleur de ce monde.»
(Réjean Houle, 7 décembre 2014)

Le 30 mai 2000, le Centre Molson de Montréal accueillait une chapelle ardente pour le joueur de hockey Maurice «Rocket» Richard (1921-2000). L’Oreille tendue l’a décrite ici.

Les 7 et 8 décembre 2014, ce qui est devenu le Centre Bell en accueille une autre, pour Jean Béliveau (1931-2014).

Comment les comparer ?

Dans les deux cas, un cercueil, l’un ouvert (Richard), l’autre fermé mais couvert de roses blanches (Béliveau), auprès duquel se tient la famille venue recevoir les bons mots des amateurs.

Un même caractère solennel, marqué par le silence des admirateurs.

Quand un joueur est jugé exceptionnel par une équipe, on retire le numéro qu’il a porté et on le fait monter dans les cintres (le ciel ?) de son aréna. Le numéro 9 de Richard et le numéro 4 de Béliveau y sont. Au moment de leur rendre hommage, on fait redescendre la bannière qui les honore près de la glace.

Pour chacun des joueurs, deux photos, l’une en noir et blanc, l’autre en couleurs.

Le noir et blanc, c’est le passé glorieux. Pour Richard, on a repris sa représentation la plus iconique, la photo prise par David Bier, du journal The Gazette, dans les années 1950 : yeux exorbités, Richard pousse la rondelle devant lui. Pour Béliveau, il n’existe pas de telle photo, qui ferait l’unanimité et qui serait reprise partout. On le montre plutôt tenant la coupe Stanley au bout de ses bras. D’une part, cela permet de rappeler que le joueur de centre des Canadiens a mené son équipe à 10 championnats. D’autre part, cela correspond parfaitement aux témoignages entendus depuis bientôt une semaine : Béliveau était d’abord et avant tout un joueur d’équipe.

 

Montage photographique, noir et blanc, Maurice Richard et Jean Béliveau

La couleur, c’est l’héritage à transmettre. Richard et Béliveau, en maillot rouge, portent à la main le flambeau devenu emblématique de l’équipe montréalaise. Ce qu’ils transmettent à ceux qui sont venus leur rendre hommage, c’est la tradition des Canadiens de Montréal, un patrimoine (familial aussi bien que collectif). Ce flambeau est aujourd’hui une composante capitale de l’image que veut donner l’équipe d’elle-même.

 

Montage photographique, couleurs, Maurice Richard et Jean Béliveau

À ces photos s’ajoutent, dans le cas de Béliveau, deux séries d’objets. Sa statue de bronze se trouve habituellement à côté du Centre Bell : entreposée depuis quelques mois à cause de travaux de construction, on l’a ressortie pour l’occasion. Quatre des trophées gagnés par Béliveau sont visibles, certains remportés à titre individuel (le Hart, le Art-Ross, le Conn-Smythe), d’autres à titre collectif (la coupe Stanley).

Sur les écrans qui entourent la patinoire, on projette une image de la signature de l’ancien capitaine.

Une dernière chose distingue la chapelle ardente en l’honneur de Jean Béliveau de celle pour Maurice Richard. On a choisi d’éclairer le siège qu’y occupait le premier (section 102, rangée EE, siège 1). Richard avait peu de liens symboliques forts avec le Centre Bell, alors que Béliveau y était une présence familière.

La mise en scène de 2014 est plus élaborée que celle de 2000, mais, dans les deux cas, il s’agit de modeler la mémoire de deux grands joueurs de hockey. À qui cela s’adresse-t-il ? Autant à ceux qui ont vu jouer ces joueurs qu’aux générations qui ne peuvent pas les avoir vus jouer. Rappelons-le : quand Maurice Richard meurt, il a pris sa retraite depuis 40 ans; Jean Béliveau, depuis 43 ans. Ceux qui leur rendent hommage rendent aussi — surtout ? — hommage au souvenir qu’on leur a transmis.

 

[Complément du jour]

Olivier Bauer, professeur à l’Université de Montréal et grand spécialiste de la Religion du Canadien de Montréal (2009), s’est rendu au Centre Bell. Récit.

La semaine dernière en lettres

L’Oreille tendue, il y a quelques années, a publié un petit texte sur la correspondance des sportifs. Elle a donc été sensible à une photo de Jean Béliveau (1931-2014) qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux le lendemain de sa mort. La photo date du début des années 1950 : on y voit le joueur de hockey répondre à son courrier, installé à sa table de cuisine.

Jean Béliveau, au début des années 1950, répondant à son courrier

 

Avant de s’intéresser au courrier des athlètes, l’Oreille a consacré un livre à l’écriture épistolaire au XVIIIe siècle. Son objet était la correspondance de Diderot, mais il lui arrivait aussi d’aborder celle de Voltaire. Elle ignorait pourtant ce que lui apprend le Devoir du 6-7 décembre (p. F3) : que l’auteur de la Pucelle avait écrit des lettres à la Môme Piaf. A-t-on conservé les réponses de celle-ci ?

Une correspondance Voltaire-Piaf ?

 

De l’utilité des lieux communs

Hier, la Ligue nationale de hockey a acheté une pleine page de publicité dans le quotidien la Presse (p. A21) pour rendre hommage à Jean Béliveau (1931-2014). Au-dessus d’une photo du joueur portant la coupe Stanley et du logo de la LNH, on lit ceci :

Aucun livre des records ne peut mesurer, aucune image ne peut dépeindre, aucune statue ne peut exprimer la grandeur du remarquable Jean Béliveau.

Son élégance et son talent sur la patinoire lui ont valu l’admiration du monde du hockey tandis que son humilité et son humanité dans la vie de tous les jours lui ont attiré l’affection des partisans de partout.

Malgré tous les accomplissements et toutes les récompenses, il a toujours été et restera le garçon dont l’unique rêve était de jouer avec les Canadiens de Montréal. Le hockey se porte mieux aujourd’hui en raison de la réalisation de ce rêve.

Le départ de Monsieur Béliveau laisse un vide incommensurable au sein de la famille du hockey. Alors que nous pleurons sa disparition, nous chérissons son héritage : un sport à jamais élevé par son caractère, sa dignité et sa classe.

Comment appelle-t-on ce joueur «remarquable», ce membre admiré de «la famille du hockey», cet homme pour lequel tous ont de «l’affection» ? «Monsieur Béliveau.»

Quels sont les mots qui le caractérisent ? «Grandeur», «élégance», «talent», «humilité», «humanité», «héritage», «dignité», «classe».

On ajouterait à cette liste «gentilhomme», «gentleman», «prestance», «grâce», «loyauté», «fidélité» et «générosité», et on mentionnerait son «esprit d’équipe» ou sa «force tranquille» : on aurait alors le portrait que donne le Canada de Jean Béliveau depuis l’annonce de sa mort.

Ce qui frappe, en effet, dans cette série de mots, c’est leur récurrence : tout le monde dit la même chose, à peu près de la même manière.

On pourrait expliquer cela par la justesse du portrait : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde s’entendrait.

On pourrait invoquer un autre facteur d’explication : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde aurait besoin de se retrouver autour de mots partagés, ce que l’on appelle, en critique littéraire, des lieux communs, des stéréotypes, des clichés.

Alors que la littérature, depuis environ deux siècles, cultive la méfiance envers les lieux communs, quand elle ne les récuse pas, parfois avec violence, le discours sportif se nourrit d’eux. Qu’on le saisisse dans les médias, chez les amateurs ou au sein de la population en général, ce discours, rassembleur par essence, repose sur le recours constant aux mêmes mots et expressions.

C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force : il unit les membres d’une communauté (pour faire partie d’une communauté, il faut connaître son lexique). Sa faiblesse : il est constamment menacé de banalité et de répétition.

On entend l’une et l’autre, la force et la faiblesse, le resserrement d’une communauté comme le caractère rebattu de son hommage, dans le discours commémorant la vie et la carrière de Jean Béliveau.

Il n’y a lieu ni de s’en étonner ni de s’en offusquer.