De virer

Publicité, Montréal, 2013

 

Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue disait un mot de l’importance de la langue populaire québécoise dans le roman Panache. 1. Léthargie (2009) de Sylvain Hotte. Ce n’est pas moins vrai de sa suite, Attaquant de puissance (2010). Prenons un exemple précis, qu’affectionne (euphémisme) l’auteur : virer.

Le mot peut avoir le sens d’aller : «Hier, en fin de journée, je suis allé virer au lac avec mon quatre-roues» (2009, p. 11, incipit).

Hotte l’utilise à plusieurs reprises au sens de tourner (2009, p. 23, p. 46, p. 107) ou de se transformer : «Et j’ai entendu un moteur deux temps se mettre à pétarader au démarrage puis à virer comme un rasoir» (2009, p. 149).

Dans un lit, c’est signe d’insomnie ou de mauvais sommeil : «J’ai viré d’un bord et de l’autre sous mes couvertures en ne pensant qu’à elle» (2010, p. 30).

Qui cède à l’imbibition, au lieu de prendre une brosse, peut virer une brosse (2009, p. 91).

À se promener trop vite sur un «quatre-roues», on risque d’être renversé, de virer sur le côté (2010, p. 18), voire de virer sur le top.

Le narrateur de Sylvain Hotte — c’est le même dans les deux romans — se tord la cheville : «j’ai viré ma cheville droite» (2010, p. 34). Ses vêtements sont mouillés : «J’ai fait virer la sécheuse» (2010, p. 55).

Virer peut donc avoir, au-delà de ceux consignés dans les dictionnaires du français de référence, des sens nombreux au Québec. Ce n’est pas une raison pour virer fou (2009, p. 184).

 

Références

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Unité monétaire corporelle

Soit ce passage, d’une critique gastronomique du Devoir :

«Si vous vous laissez entraîner et cédez aux multiples tentations mises en avant par la maison […], vous y laisserez un avant-bras.

Si votre épouse tombe sous le charme ravageur de M. Lighter et succombe à son élégance féline lorsqu’il traverse la salle pour s’enquérir de votre bien-être, ce sera le bras au complet» (13 septembre 2013, p. B7).

Soit celui-ci, d’une chronique automobile de la Presse :

«La Volks qui brûle 1l / 100km coûte un bras» (9 septembre 2013, cahier Auto, p. 4).

Soit, enfin, celui-ci, d’un roman :

«Ça coûte un bras, ta bébelle» (Attaquant de puissance, p. 11).

Un bras, donc : ce qui est très cher.

P.-S. — Il n’est pas interdit d’associer cette expression et les bandits manchots.

 

[Complément du 5 octobre 2016]

L’abonnement à (au ?) Gnou, une revue québéco-belge aujourd’hui disparue, pouvait coûter cher.

Gnou, bulletin d’abonnement

 

Référence

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Jean Béliveau

Jean Béliveau lecteur

À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de naissance de Jean Béliveau, le 31 août 2011, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur ce célèbre joueur de hockey. On le lira ci-dessous, très légèrement mis à jour; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

 

***

Le Gros Bill a 80 ans

Benoît Melançon

Personne ne s’étonnera du fait que le nom de Jean Béliveau a été évoqué à plusieurs reprises au moment de nommer un sénateur ou un gouverneur général du Canada. De la même façon, la visite rendue par Béliveau au pape Paul VI correspond bien à l’image de cet homme d’ordre. Voilà quelqu’un qui inspire la confiance et le respect, un «monsieur», le porte-parole idéal pour toutes sortes de bonnes œuvres, un père et un grand-père réputé exemplaire. Il est même possible de lui décerner un doctorat honoris causa; il en a reçu de nombreuses universités canadiennes. On n’associe pas son nom à la contestation.

Pourtant, Béliveau, qui célèbre son 80e anniversaire de naissance aujourd’hui, a déjà été un forte tête. Ce Béliveau-là incarnait l’indépendance, voire la rébellion. C’était au début des années 1950. Il jouait pour les As de Québec, de la Ligue de hockey senior du Québec, et les Canadiens essayaient depuis des années de l’attirer à Montréal, mais sans succès. Vedette incontestée dans la Vieille Capitale, le joueur de centre n’allait venir que si ces conditions, particulièrement salariales, étaient respectées. Quarante ans plus tard, dans la même ville, un autre joueur défendra une position similaire : Eric Lindros. La comparaison paraît blasphématoire ? C’est pourtant Béliveau lui-même qui la propose dans ses Mémoires, Ma vie bleu-blanc-rouge (2005).

Portrait d’une icône sportive

On peut résumer Jean Béliveau en chiffres : 1287 matchs dans la Ligue nationale de hockey, tous avec les Canadiens, de la saison 1950-1951 à la saison 1970-1971; 586 buts et 809 passes pour un total de 1315 points en saisons régulières et éliminatoires; 1240 minutes de punition, ce à quoi on ne s’attendait peut-être pas de ce «gentleman». Capitaine de l’équipe pendant dix saisons, il a été choisi six fois dans la première équipe d’étoiles de la LNH et il a aidé les Canadiens à gagner dix coupes Stanley. Il a été élu au Temple de la renommée en 1972.

Quel est le mot le plus fréquemment utilisé pour décrire Béliveau ? Élégance. C’était vrai de son jeu, et notamment de son coup de patin, dont les spectateurs et les commentateurs vantaient la «fluidité». C’était aussi vrai de son image publique : grande taille, voix grave, élocution lente. Le contraste est clair avec son coéquipier pendant plusieurs saisons, le mythique Maurice Richard : le joueur comme l’homme était tout en aspérités.

Ce portrait est vrai, mais lacunaire. Reportons-nous 60 ans en arrière.

Quand Jean Béliveau se joint pour de bon aux Canadiens le 5 octobre 1953, il est le premier de ce qui deviendra une lignée : la star sportive dont on sait qu’elle sera une star. C’est devenu une affaire banale : les fans attendaient Bobby Orr, Guy Lafleur, Wayne Gretzky, Mario Lemieux ou Sidney Crosby; leur réputation les précédait. Avant Béliveau, ce n’était pas le cas. Quand il arrive au Forum de Montréal, tout le monde attend un grand joueur, car les médias l’annoncent depuis plusieurs années. Il devra se montrer à la hauteur.

Il y a une autre caractéristique de Jean Béliveau qui le distingue des joueurs qu’il côtoie au début de sa carrière : sa taille. Les amateurs d’aujourd’hui ne voient rien de spécial quand débarque un joueur de 1,91 m (6 pieds 3 pouces). Au début des années 1950, c’était l’exception. Voilà le Béliveau que chantent Les Jérolas en 1960 : «I mesure six pieds et demi / I va vite comme une souris.» Le Gros Bill (c’est son surnom) dépasse tout le monde d’une tête.

Portrait d’une icône culturelle

Mais Béliveau n’est pas seulement un joueur de hockey dominant. C’est aussi une figure de la culture québécoise.

Son nom apparaît dans une quinzaine de chansons. Denise Émond, en 1956, déplore que «Grand Jean» ait quitté Québec, car elle l’«adore» : «Il est grand pis i est costaud.» Elle croit même que son idole aurait pu faire de la politique et se retrouver assis «À côté de Duplessis». Le fan que décrit Georges Langford dans «La coupe Stanley» connaît «Le nom du chien d’la femme à Béliveau». Plus tard, le numéro 4 a inspiré Robert Charlebois («Le but du Canadien compté par Jean Béliveau sans aide») aussi bien que Mes Aïeux («Les feintes savantes du Gros Bill») et Marc Déry («Tu portais le numéro 4 / En l’honneur de Jean Béliveau»).

Jean Béliveau aimait bien se faire photographier un livre à la main et parler de ses lectures. Ce n’est donc que justice qu’il devienne lui-même personnage littéraire, chez Jean Barbeau, André Simard, Marc Robitaille, François Gravel, Michel-Wilbrod Bujold. Dans Le cœur de la baleine bleue de Jacques Poulin, il est question du poète québécois Roland Giguère, pour qui «une montée de Béliveau, c’était beau et pur comme un poème».

En arts plastiques, on se souviendra des sérigraphies de Serge Lemoyne, et des tableaux de Benoît Desfossés et de Bernard Racicot. Au cinéma, on voit Béliveau, entre autres documentaires, dans Le sport et les hommes d’Hubert Aquin et Roland Barthes (1961) et dans Un jeu si simple de Gilles Groulx (1963). Il a droit à deux statues, l’une au Centre Bell de Montréal, à côté de celles de Guy Lafleur, Howie Morenz et Maurice Richard, l’autre devant le Colisée qui porte son nom à Longueuil. Il a servi de véhicule publicitaire aux Éditions Marabout, à la crème glacée Chatelaine, aux électro-ménagers Corbeil.

La postérité culturelle de Béliveau n’est pas que francophone. Il est chanté par Jane Siberry («Hockey»). Pour Mordecai Richler, Béliveau est un «artiste consommé» («The Fall of the Montréal Canadiens»). Hugh Hood, l’auteur d’une hagiographie (Strength Down Centre : The Jean Béliveau Story), est fasciné par son «magnétisme». Leslie McFarlane l’a filmé dans Here’s Hockey ! Rick Salutin lui donne la parole dans sa pièce Les Canadiens. C’est un héros from coast to coast, dont on ne compte plus les biographies et portraits dans les deux langues officielles.

Peut-on dire de lui, comme de Maurice Richard, que c’est un mythe national ? Non, cela pour au moins deux raisons. Si Béliveau a été du côté de la contestation, ce n’est qu’au début de sa carrière; par la suite, son conservatisme et sa réussite sociale ont empêché plusieurs de ses concitoyens de s’identifier à lui. Or, en matière de mythe sportif, l’identification est capitale. Surtout, il n’y a pas eu, dans sa carrière et dans sa vie, de moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais participaient à ce qui est devenu «L’émeute Maurice Richard». On ne descend pas dans la rue pour un grand joueur, même s’il est le plus «élégant» de tous. On le respecte, mais on ne l’idolâtre pas.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle. Jean Béliveau a postfacé la traduction anglaise de ce livre.

Il y a fumée et fumée

«Loi 101 autochtone : un “show” de boucane ?», la Presse+, 8 mai 2023, titre

On le sait : la boucane, au Québec, c’est de la fumée (incendie, cigarette, pétard, etc.).

Il y a aussi le show de boucane.

Il avait surtout une signification automobile :

Un gars faisait crisser les pneus de sa Chevrolet Nova en faisant un show de boucane qui embaumait l’air d’un parfum de pneu brûlé (Attaquant de puissance, p. 157).

Il existe maintenant une variante politique. Justin Trudeau, le chef du Parti libéral du Canada, annonce, par médias interposés, qu’il a déjà fumé du pot. Titre de la Presse ? «Show de boucane» (23 août 2013, p. A3).

P.-S. — La marche tenue dans le cadre du Week-end pour vaincre les cancers féminins est une noble cause; cela ne se conteste pas. Qu’elle se soit terminée le 24 août, sous les fenêtres de l’Oreille tendue, par un show de boucane (à motos) accable toutefois un brin.

 

[Complément du 28 octobre 2023]

Dans un essai revigorant, les Déclinistes. Ou le délire du «grand remplacement», Alain Roy consacre un chapitre à l’omnicommentateur québécois Mathieu Bock-Côté. Sous-titre : «Show de boucane». Explication en note : «cette expression québécoise, dont la traduction littérale serait “spectacle de fumée”, signifie “esbroufe”, “chiqué”, “flafla”» (p. 65 n. 1).

 

Références

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Roy, Alain, les Déclinistes. Ou le délire du «grand remplacement», Montréal, Écosociété, coll. «Polémos. Combattre, débattre», 2023, 149 p.

N’appelez pas la Société protectrice des animaux (ni la police)

Du cochon et de la tirelire

Soit la phrase suivante, tirée du roman Panache. 1. Léthargie de Sylvain Hotte (2009) :

J’ai sorti les trois cents dollars que j’avais arrachés à mon cochon et je les ai tendus à Normand (p. 155).

Le narrateur ne vient pas, qu’on se rassure, de voler son porc. Il a simplement pris de l’argent dans sa tirelire.

C’est confirmé, une fois de plus : tout est bon dans le cochon.

 

Référence

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.