Chronique agricole, avec des néologismes

Chanvre indien, marijuana, marie-jeanne, herbe, pot (à faire rimer avec menottes) : il faut bien que la drogue pousse quelque part.

Au Québec, on cache les «installations» de cannabis dans les champs de maïs. C’est ce qui permet au quotidien la Presse de titrer, le 24 septembre 2012, «Le fléau du pot corn» (p. A1). On utilise aussi les champs de soya, mais c’est moins pratique pour les jeux de mots.

Comment repérer ces semis clandestins ? En faisant des «tours de pot» : «des gens qui ont des visées sur ce type de culture louent des avions dans le but de repérer des plantations pour ensuite y aller faire une razzia» (la Presse, 24 septembre 2012, p. A3).

Existe-t-il un mot pour désigner celui qui pratique cette culture ? Bien sûr. On dira que c’est un «mariculteur» (la Presse, 24 septembre 2012, p. A2).

Qui préfère l’agriculture d’intérieur a recours à des «serres hydroponiques». Modestement, l’Oreille tendue suggère de les appeler des «serres hydropotniques».

Plan de carrière

Jeune, pour payer ses études, l’Oreille tendue a occupé un poste de préposé aux bénéficiaires (il n’y avait déjà plus de malades) dans un hôpital montréalais.

Elle fréquentait alors des camarades de travail dont les activités étaient diverses : l’un transportait les repas de la cuisine, un autre passait la moppe (la serpillière), d’où son titre de moppologiste, etc.

Aujourd’hui, ces personnes sont des périsoignants (le Devoir, 15-16 septembre 2012, p. H6). Elles ont même leur site Web.

L’Oreille l’a échappé belle.

Au carré

La nomenclature de la Base de données lexicographiques panfrancophone ne connaît pas le mot, non plus que le Dictionnaire de la langue québécoise (1980) de Léandre Bergeron et son Supplément (1981) ou le Petit Robert (édition numérique de 2010).

L’Oreille tendue l’a néanmoins entendu dans la bouche de @MadameChos à l’émission la Sphère de la radio de Radio-Canada le 8 septembre. Et elle l’a lu récemment sur Twitter chez @mpoulin, @kick1972 et @EmmaG.

Ce mot ? Malaisant.

Il s’emploie pour désigner un sentiment de malaise chez celui qui parle. On peut trouver malaisant de regarder un film ou une émission de télévision, d’entendre une conversation, d’assister à un événement.

Ce sentiment de malaise est toutefois redoublé devant le mot lui-même. D’où vient-il ? De France ? Le Glossaire de l’ancien parler gâtinais répertorie le mot, en un sens différent («malaisé, difficile»), mais pas le verbe malaiser; malaisant n’en serait donc pas le participe présent. Est-il construit sur le modèle de dérangeant, dont il partage le sens («Qui dérange, provoque un malaise moral, une remise en question») ?

Un mot du malaise, donc, qui crée un malaise étymologique. Un malaise au carré.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Dans le cadre de la revue télévisée annuelle Bye bye (télévision de Radio-Canada, 31 décembre 2013), on a prononcé (au moins) deux fois le mot malaisant au cours des quatorze premières minutes. Mise en abyme ?

 

[Complément du 7 juin 2014]

L’Oreille tendue avait l’impression que le mot était surtout en usage au Québec. Elle vient de l’entendre dans la bouche de Jean-Marc Lalanne, critique de cinéma à l’émission radiophonique le Masque et la plume de France inter (livraison du 1er juin 2014). Elle a maintenant un petit doute.

 

[Complément du 17 juillet 2014]

Dans le plus récent numéro de la revue Québec français (2014) , Ludmila Bovet retrace le parcours historique de malaisant et réfléchit à son sens. Conclusion : «Il n’y a pas de doute, malaisant est un mot utile; plus rapide, plus expressif qu’une périphrase du genre de “qui crée un malaise” ou “qui met mal à l’aise”. D’autre part, on ne peut le suspecter d’être un anglicisme. C’est vrai qu’il ne figure pas dans les dictionnaires français, mais le verbe malaiser a bel et bien été en usage dans l’ancien français; malaisant l’a été aussi dans certaines régions de France. Ce qui est intéressant, c’est qu’il resurgit avec un sens différent de celui qu’il avait autrefois. Ce nouveau sens est tout à fait conforme à ceux du verbe : “incommoder”, “gêner”, “tourmenter”, qui découlent de malaise, un état contraire à l’aise. […] Malaisant est peut-être malsonnant. On s’y habituera ou on l’oubliera» (p. 11).

 

[Complément du 29 décembre 2018]

Titre d’un article d’un grand quotidien belge : «“Malaisant” sacré nouveau mot de l’année par les lecteurs du “Soir”» (26 décembre 2018).

Explication de ce choix :

Pour Michel Francard, linguiste de l’UCL [Université catholique de Louvain], chroniqueur dans ces colonnes et président du jury du nouveau mot de l’année, la fortune de malaisant tient à son caractère «aisément compréhensible et facile à retenir». «En matière d’innovation lexicale, les jeunes jouent un rôle important, souligne Michel Francard. Le succès de malaisant l’illustre une nouvelle fois. De façon plus générale, je dirais que le terme a aussi l’avantage d’être bien en phase avec les temps que nous vivons, marqués par l’incertitude, la précarité, la violence. D’où le profond malaise que cela engendre dans notre société», ajoute-t-il.

Étymologie :

Il est à noter à cet égard que le terme est d’abord apparu au Québec où il s’est implanté avec la signification qu’on lui connaît désormais de ce côté de l’Atlantique. À l’époque, plusieurs linguistes s’étaient interrogés sur cet usage neuf avant de conclure notamment qu’il était lié à une économie, à une ellipse dans le jargon : il est en effet plus rapide et plus direct d’employer malaisant que de parler de situations «qui créent un malaise» ou qui «mettent mal à l’aise». «La diffusion de malaisant de ce côté de l’Atlantique est presque un retour aux sources, explique pour sa part Michel Francard. À l’origine de cet adjectif, il y a le verbe malaiser qui signifie “incommoder, gêner, tourmenter”. Il était connu dans l’ancienne langue française et il a survécu jusqu’à l’époque moderne dans certaines régions de France.»

Commentaire de Michel Francard sur Twitter :

 

[Complément du 10 septembre 2019]

Il existe une hésitation chez certains devant l’emploi du mot. La typographie en est le signe.

Guillemets : «Or, ce rappel du principe “dura lex, sed lex” était à côté de la plaque. Le projet de loi 21 ne relevait ni du droit criminel ni du droit pénal. La police n’avait rien à faire là-dedans. De la part de la ministre de la Sécurité publique, c’était “malaisant”» (le Journal de Québec, 10 septembre 2019).

Italiques : «Malaisant, comme disent les jeunes» (Miniatures indiennes, p. 12).

Malaise, encore.

 

[Complément du 10 janvier 2021]

Variation sur le même thème : «Les résultats peuvent souvent être inquiétants et très divertissants et/ou mal à l’aisant et/ou complètement dangereux et/ou simplement stupides» (J’ai bu, p. 162).

 

[Complément du 29 août 2022]

Puisqu’il y a malaisant, il doit y avoir malaisance. Exemple tiré de la Presse+ du jour : «“Le mème “Dark Brandon” est mort d’un cas de malaisance extrême” (Le magazine Rolling Stone).»

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Bovet, Ludmila, «“Malaisant” : intrus ou revenant ?», Québec français, 172, 2014, p. 10-11. https://id.erudit.org/iderudit/71999ac

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Langue de campagne (17)

Très peu de néologismes ont été créés dans la campagne électorale québécoise de 2012.

Il a fallu inventer caquiste (pour la Coalition avenir Québec de François Legault) et oniste (pour l’Option nationale de Jean-Martin Aussant); rien là que d’utilitaire.

Félicitons toutefois Vincent Marissal de la Presse pour une trouvaille. Il y a des joueurnalistes, ces sportifs convertis en commentateurs médiatiques ? Parlons alors de policiens, «ces policiers à la retraite devenus candidats aux élections» (la Presse, 30 août 2012, p. A17). Bien vu.

Non, tu n’es pas épicurien

Soit deux tweets :

Le premier, de Ianik Marcil : «Plus capable de lire que Machin ou Bidule sont “épicuriens”. Juste plus capable. LIRE : http://bit.ly/x4azJ3

Le deuxième, de Fabien Trecourt : «“J’aime bien manger, boire et faire la fête, je suis un épicurien” #laphrasequirendfou #contresens.»

Soit un exemple, parmi cent :

«Atmosphère : Animée, voire bruyante. Beaucoup de groupes d’amis, de représentants épicuriens de la génération Y» (la Presse, 21 avril 2012, cahier Gourmand, p. 8).

Soit une définition, qui confirme les tweets et contredit l’exemple, celle de l’épicurisme :

«Doctrine d’Épicure qui comporte une cosmologie matérialiste fondée sur la notion d’atome (physique), une théorie des sensations et une morale (reposant en partie sur une recherche raisonnée du plaisir)» (le Petit Robert, édition de 2010).

Bref, on ne confondra pas, dans la mesure du possible, passion des plaisirs et recherche raisonnée du plaisir.

 

[Complément du 23 juillet 2012]

Dans «Cuisiner sous le capot», le cahier Auto de la Presse se penche aujourd’hui sur la cuisson sur moteur ou «Carbecue», le barbecue de voiture (p. 12-13). Le reportage porte sur des collaborateurs du journal : «Notre équipe de journalistes qui couvre les faits divers passe un temps fou sur la route. Mais nos patrouilleurs sont deux épicuriens. Ils ont donc recours à la cuisson sous le capot, question de bien manger, peu importe où ils se trouvent» (p. 1). Les aventures gastronomiques de deux «épicuriens» sur la route, en quelque sorte.

 

[Complément du 19 décembre 2012]

Préparant hier soir une fondue au fromage, l’Oreille tendue, à son corps défendant, serait devenue épicurienne.

La fondue qui fait de vous un épicurien

[Complément du 18 mars 2013]

Le phénomène prend de l’expansion (géographique). Régis Labeaume, le maire de la Vieille Capitale, vient en effet de déclarer que «Québec est une ville d’épicuriens. […] On adore le vice ici !» (huffingtonpost.ca, via @IanikMarcil).

 

[Complément du 20 janvier 2014]

Dans le Devoir des 18-19 janvier 2014, Édouard Nasri répond à la question «YOLO : le carpe diem des temps modernes ?» (p. B6) Au passage, il en découd avec épicurien :

Un autre élément de la philosophie d’Épicure reprise par Horace dans son expression carpe diem, et loin de la caricature qu’en fait inconsciemment le sens commun (ne dit-on pas — à tort — du gourmand amateur de bonne bouffe qu’il est un épicurien ?), réside dans la modération.

Si le bonheur (défini comme l’accumulation de certains plaisirs) est le but ultime de l’existence et qu’il faut donc orienter nos actions vers celui-ci, cette quête doit impérativement être faite de façon modérée.

Cette nuance, bien que d’apparence superficielle, change pourtant tout. Le plaisir doit être recherché au quotidien (dans l’activité philosophique, les relations amicales, et ce qu’on appelle communément «les petits plaisirs de la vie»), mais il faut impérativement en jouir dans la modération, c’est-à-dire éviter tout excès.

Merci.

 

[Complément du 13 octobre 2014]

Pour une brillante interprétation de la montée contemporaine du nouveau sens de l’épicurisme, il faut lire «Êtes-vous épicuriens ?» d’Alex Gagnon sur le blogue Littéraires après tout.

 

[Complément du 21 novembre 2018]

«Je remarque au passage que la postérité associe mon nom aux plaisirs démesurés de la table. Pourtant, se montrer épicurien signifie avant tout savoir faire preuve de simplicité et non de débordement» (René Bolduc, «4. D’Épicure à Michael Jackson», dans Sincèrement vôtre. Petite introduction épistolaire aux philosophes, préface de Normand Baillargeon, Montréal, Poètes de brousse, coll. «Essai libre», 2018, 232 p., p. 43-50, p. 45).