Heureuseté

Gravure représentant Louis-Sébastien Mercier

En 1994, Jean-Claude Bonnet nous avait donné les éditions de référence du Tableau de Paris et du Nouveau Paris (Paris, Mercure de France) de Louis Sébastien Mercier (1740-1814). En 1999, c’était Mon bonnet de nuit suivi de Du théâtre (Paris, Mercure de France), puis, en 2005, Songes et visions philosophiques (Houilles, Manucius).

Chez Belin (Paris), il vient de faire paraître la Néologie (1801). Pierre Assouline donne quelques exemples des inventions de Mercier, dans son blogue, en date du 28 juillet 2009 : dévotieux, exulcérer, heureuseté, joculateur, s’obombrer.

 

Référence

Mercier, Louis Sébastien, Néologie, Paris, Belin, coll. «Littérature et politique», 2009, 596/xxxvii p. Ill. Texte établi, annoté et présenté par Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1801.

Parlons geek

Excellentes capsules linguistiques, par Pedro Rafael Rosado, dans le cadre de Tech Talk, l’émission baladodiffusée hebdomadairement par le New York Times. Un mot du vocabulaire informatique y est expliqué chaque semaine : «And now it’s time fot the NYT Tech Talk term of the day, where we explain the geek speak, nerd words and communications jargon you may encounter on the Internet

De l’âme linguistique

Francesca Predazzi et Vanna Vannuccini, Petit voyage dans l’âme allemande, 2007, couverture

Imaginons pour un instant, et rien que pour un instant, qu’il existe une telle chose que l’âme, voir que l’âme nationale. C’est elle que deux journalistes italiennes, Francesca Predazzi et Vanna Vannuccini, sont allées chercher dans l’Allemagne réunifiée; c’est l’objet de leur Petit voyage dans l’âme allemande (2007).

Pour mettre en lumière cette âme supposée, elles proposent une galerie de portraits et d’entretiens, organisés en quinze chapitres, chacun correspondant à un mot (plus ou moins) récemment forgé :

Weltanschauung (vision du monde);

Nestbeschmutzer (souilleur de nid);

Querdenker (penseur latéral);

Schadenfreude (se réjouir des malheurs d’autrui);

Zweisamkeit (solitude à deux);

Vergangenheitsbewältigung (maîtrise du passé);

Männerfreundschaft (amitié virile);

Zweckgemeinschaft (union d’intérêt);

Mitläufer (marcher quand l’autre marche);

Feierabend (repos du soir);

Rechthaber (celui qui veut toujours avoir raison);

Quotenfrauen (femmes de quotas);

Wanderweg (chemin de randonnée);

Unwort (non-mot);

Zeitgeist (esprit des temps).

Pourquoi ces mots ? Parce qu’ils illustrent «la capacité infinie d’abstraction» (p. 11) et l’«amour de la taxinomie» (p. 88) de la langue allemande, cette langue qui multiplie les «petits chefs-d’œuvre d’analyse des comportements humains» (p. 87). Réputés «intraduisibles» (p. 14), les mots retenus par Predazzi et Vannuccini, ces mots qui «brillent par leur complexité et par leur précision» (p. 222), sont indispensables, écrivent-elles, à la compréhension de l’identité de l’Allemagne.

L’exergue, de Wilhelm von Humboldt, résume parfaitement cela : «L’homme voit les choses essentiellement ou plutôt exclusivement, de la façon dont la langue les lui propose» (p. 7). Oui.

 

Référence

Predazzi, Francesca et Vanna Vannuccini, Petit voyage dans l’âme allemande, Paris, Grasset, 2007, 239 p. Traduction de Nathalie Bauer. Édition originale : 2004.

Un livre ?

Les médias ont fait un large écho à l’affaire. Le géant commercial Amazon a récemment retiré des lecteurs Kindle de ses clients des versions numériques de 1984 et de Animal Farm de George Orwell. Ceux qui avaient vendu ces textes n’en détenaient pas les droits; c’est ce qui expliquerait le geste d’Amazon.

Cela a évidemment soulevé un tollé, les usagers découvrant à ce moment-là qu’Amazon s’était réservé le droit d’ainsi intervenir dans leur appareil après une vente.

Parmi les plaintes, une constatation récurrente : ce qu’Amazon a fait, aucun éditeur ou libraire, au sens traditionnel des termes, n’aurait pu le faire, soit reprendre, sans son aval, un produit déjà livré à un client.

(Pour un résumé, voir le New York Times, qui a consacré plusieurs textes à cette histoire, notamment le 17 juillet et le 26 juillet.)

Sur le plan de la langue, une remarque.

En anglais, Amazon.com affirme que le Kindle est un Wireless Reading Device. En français, Amazon.fr dit que le Kindle est un «livre électronique». Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française ne tranche pas. Il multiplie plutôt les synonymes possibles : livre électronique, livrel, livre numérique, livre bibliothèque, livre rechargeable, livre-ordinateur. Ces mots servent à désigner un «Petit portable en forme de livre, muni d’un écran de visualisation, qui permet de stocker et de lire les publications en ligne disponibles par téléchargement dans Internet». Dans un cas, un appareil, un dispositif ou une machine (device); dans l’autre, un livre; dans le troisième, un «portable en forme de livre».

C’est bien là le nœud du problème : le Kindle, est-ce un livre ou pas ?

S’il faut en croire Nicholson Baker, ce n’en est pas un; lire là-dessus son article dans la plus récente livraison du magazine The New Yorker.

Il faut généralement porter grande attention à ce que raconte Nicholson Baker.

 

Référence

Baker, Nicholson, «Annals of Reading. A New Page. Can the Kindle Really Improve on the Book ?», The New Yorker, vol. LXXXV, no 23, 3 août 2009, p. 24-30.

Néologie(s)

Jane Farrow, Wanted Words, 2000, couverture

Dans le Devoir des 25-26 juillet, entrevue de la comédienne française Christine Murillo par Fabien Deglise («Des mots pour alléger les tracas», p. A1 et A8). Avec Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, Murillo est une des auteurs du Baleinié, ce dictionnaire en trois volumes (à ce jour) qui s’est donné pour mission d’inventer de nouveaux mots pour exprimer les tracas du quotidien.

Les exemples ne manquent pas : boulbos («camion qui vous masque systématiquement le panneau sur l’autoroute»), biclac («coup de vieux pris par quelqu’un qui ne vous reconnaît pas non plus»), chacard («pied de table contre lequel vous vous heurtez violemment le petit orteil»), ruiquer («se couper les ongles de la bonne main avec la mauvaise»), loustaner («cacheter l’enveloppe avant d’inscrire l’adresse qui est sur la lettre à l’intérieur»), belgoyer («se pencher pour ramasser ses clefs et faire tomber stylo, lunettes, monnaie et téléphone portable»), canaper («arriver à l’heure mais arriver en sueur»), faplaotir («éternuer en doublant un camion»), jouelle («personne qui chante en même temps que le disque»), cachtarque («viande nerveuse sur assiette en carton»), bibouplelouler («mettre un jeton dans une auto-tamponneuse et s’apercevoir qu’on est seul sur la piste»), davernude («personne qui vous embrasse comme du bon pain et dont vous êtes incapable de vous souvenir du nom»), néké («guêpe qui vous suit partout où vous allez»), xu («objet bien rangé, mais où ?»), oxu («l’objet qu’on vient de retrouver et qu’on reperd aussitôt»), agroude («léger recul de votre animal domestique qui vous fait douter de votre haleine»), balostre («itinéraire qui se perd dans un pli de la carte Michelin»), plute («étiquette du prix oubliée sur un cadeau»).

La nécessité de plusieurs de ces mots est indubitable.

Devise des créateurs ? «Souffrir avec précision, c’est mieux savoir vivre mal.»

Le réseau anglais de la Société Radio-Canada s’était attelé à une tâche semblable, avec l’aide de ses auditeurs, il y a une dizaine d’années. Cela a donné deux livres, Wanted Words et Wanted Words. 2.

Comment désigner l’éternuement qui menace puis se retire ? C’est un presqu’achoo. Le fait de bailler est contagieux ? Il faudrait parler de yawncore. Vous avez perdu toutes les données de votre ordinateur ? Voilà une datastrophe. Si vous devenez anxieux quand vous entendez de la musique de Noël dès le début du mois de novembre, c’est que vous souffrez d’un mal particulier : Le Peur Noël.

Les deux projets ne sont pas identiques. Le Baleinié a une visée plus restreinte que Wanted Words, dans la mesure où ses auteurs ne cherchent qu’à couvrir un aspect du vocabulaire (le tracas). Il a trois auteurs, alors que des dizaines de personnes ont répondu aux invitations radiophoniques de Jane Farrow, l’éditrice des deux recueils. Surtout, pour le dire en termes techniques, les choix de Farrow sont explicitement motivés, ce que ne sont pas les néologismes de Christine Murillo, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann. Undercarment («vêtement coincé dans la partie inférieure d’une portière d’automobile»), pour ne prendre que cet exemple, unit les trois éléments que le nouveau mot doit désigner : sous (under), voiture (car), vêtement (garment). On ne peut certes pas dire la même chose de wewedem («lutte discrète entre vous et votre voisin pour la possession de l’accoudoir»).

Peu importe ces différences. La langue bouge. C’est tant mieux.

 

[Complément du 29 juillet 2009]

Supplément d’information. En 2004, Jean Dion proposait quelques mots dans le même esprit que le Baleinié, de ablagou («jus qui sort de la bouteille de ketchup avant le ketchup») à zuzif («personne qui commence souvent ses phrases en disant “oui oui, non non”») («Langue sale», le Devoir, 10-11 janvier 2004, p. B2).

 

Références

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas, Paris, Seuil, 2003, 169 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas. 2, Paris, Seuil, 2005, 185 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas. 3, Paris, Seuil, 2007, 185 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Farrow, Jane (édit.), Wanted Words. From Amalgamots to Undercarments — Language Gaps Found and Fixed, Toronto, Stoddart, 2000, viii/131 p. Ill. Avant-propos de John Ayto. Introduction de Michael Enright.

Farrow, Jane (édit.), Wanted Words. 2. From Armajello to Yawncore. More Language Gaps Found and Fixed, Toronto, Stoddart, 2001, ix/132 p. Ill. Avant-propos de Shelagh Rogers. Illustrations de Five Seventeen.