Tabarnak et tabarnaque

Simon Boudreault, Sauce brune, 2010, couverture

[Attention, Lecteur : entrée inhabituellement longue.]

L’Oreille tendue a aperçu avant-hier quelques ex-étudiants de son cours d’histoire de la littérature au théâtre Espace libre. Elle n’a pas eu l’occasion de leur demander ce qu’ils ont pensé de la conférence et de la pièce auxquelles nous venions d’assister. Elle se demande s’ils partagent une partie de son scepticisme.

Portrait d’Artiom Koulakov, Voir, 26 août 2010

Artiom Koulakov a 24 ans. Il a commencé à apprendre le français à l’âge de six ans. Il enseigne cette langue à l’Université d’État de Saratov, à 723 km au sud-est de Moscou. Et il s’intéresse aux jurons québécois, les sacres. (Sacres québécois est pléonastique, précise-t-il, ce qui est bien vu.)

Pourquoi ? Pour deux raisons. On se penche régulièrement dans son université, autour de Vassili Klokov, sur les variations régionales du français, dont le «français canadien». Depuis la chute de l’empire soviétique, on travaille beaucoup en Russie sur le juron : c’est le signe tangible d’un vent de libéralisation, langagière, mais pas seulement. Koulakov raconte cela sourire en coin, ponctuant son propos de icitte et de tabarouette (juron euphémisé), autour desquels on entend toujours des guillemets, malgré une bonne volonté évidente d’adaptation à son public local.

Quelles sont les particularités des jurons québécois suivant Koulakov, dont l’ampleur du répertoire mérite l’admiration ?

La première n’étonne pas : le gros des jurons, au Québec, provient du catholicisme (noms de personnes, objets du culte, etc.). L’identité nationale québécoise serait doublement religieuse : le catholicisme a marqué le développement de la nation (pratiques religieuses, institutions, etc.); il lui a donné ses sacres.

La seconde est que le sacre, qui est toujours, du moins à l’origine, une interjection, est, au Québec, l’objet d’une proliférante relexicalisation. Koulakov démontre cela avec le juron crisse (Christ); l’Oreille préfère tabarnak (tabernacle). On peut l’utiliser à plusieurs sauces : tabarnak, mon tabarnak, tabarnak de x, tabarnaker quelque chose, s’en tabarnaker, s’en contre-tabarnaker, s’en contre-saint-tabarnaker, etc. Cette relexicalisation est non seulement largement répandue au Québec, mais elle fonctionne aussi de façon particulière : à sa base, il y a l’interjection (câlice donne câlicer), alors qu’ailleurs c’est plutôt le substantif (emmerdement vient de merde substantif, pas de l’interjection).

Voilà des exemples de la «jurologie» qu’il expose ces jours-ci au théâtre Espace libre de Montréal, ainsi que dans plusieurs médias québécois — de Radio-Canada à Voir et à la Presse —, qui raffolent du sujet et de l’exotisme du chercheur. Un souhait nourrit sa position : puisque la société québécoise a un inventaire de jurons beaucoup plus étendu que d’autres, il est du devoir de chacun, au Québec, de maintenir vivant l’intérêt pour les sacres et de les utiliser. C’est un bien national. Au Mexique, ne surnomme-t-on pas les Québécois Los Tabarnacos (et non Los Poutinistas, en l’honneur de la poutine, plat quasi national) ?

Simon Boudreault, Sauce Brune, 2010, affiche

 

À Espace libre, on a organisé la visite de Koulakov pour qu’elle coïncide avec la reprise de Sauce brune (2009), une pièce écrite, mise en scène et produite par Simon Boudreault.

L’argument dramatique tient en quelques mots. Dans les cuisines d’une cantine scolaire, quatre femmes discutent en préparant les repas, en douze scènes, du lundi au vendredi, puis de nouveau le lundi. Armande, la plus vieille, est la «chef-cook» et tient à le rester. Sarah médit. Martine, l’ingénue, se fait violenter par son Charlot. Cindy raconte ses prouesses sexuelles. Le décor — tables métalliques, néons, ustensiles de cuisine — et les costumes — tabliers, filets pour les cheveux — sont réalistes. Et les quatre femmes sacrent à n’en plus finir. Ouvrons le texte de la pièce au hasard. C’est Armande qui parle :

Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ? (p. 81)

C’est comme ça à toutes les pages — à toutes les répliques. (On notera que la graphie des jurons n’est pas fixée : tabarnak / tabarnaque.)

On aurait pourtant tort de lire (d’entendre) le texte de Boudreault comme une œuvre naturaliste. De la même façon que les comédiennes triturent d’un bout à l’autre de la pièce une curieuse matière brune (comme la sauce du titre) d’origine manifestement artificielle, elles parlent une langue inventée, où chacune a un registre clairement délimité (p. 6). Pareille accumulation de jurons n’a plus rien à voir avec une quelconque hiérarchie sociale des niveaux de langue : Simon Boudreault a lardé leurs répliques de tant de gros mots qu’on ne saurait croire à la «vérité» réaliste de ce qu’on entend dans leur bouche. «J’ai voulu créer une langue québécoise surréaliste où les sacres prennent toute la place» (p. 8), écrit-il. Armande, Sarah, Martine et Cindy sont d’une autre planète linguistique que le commun des mortels. C’est ce qui rend d’autant plus admirable le travail des comédiennes : leur capacité d’adaptation lexicale vaut le déplacement, particulièrement celle de Johanne Fontaine (son Armande éructe, et pas uniquement contre les «osties d’l’ostie d’comité d’osties d’parents» [p. 17]) et de Catherine Ruel (sa Martine a un fort monologue sur la violence qu’elle subit [p. 56-59]).

Au-delà de cette inventivité verbale, l’Oreille n’est pas convaincue par le texte de Boudreault. Le hasard fait que le soir où elle a assisté à la pièce Michel Tremblay se trouvait dans la salle, et son influence — en l’occurrence celle de ses premières pièces — est manifeste dans les situations dramatiques de Sauce brune (distribution féminine, enfermement, stratification sociale, violences et larmes, crudité). L’Oreille aurait aimé savoir ce qu’il pensait du travail de Boudreault, notamment de l’utilisation ponctuelle des monologues, si proche de son propre univers dramatique : à écouter les quatre cantinières, il est difficile de ne pas entendre ses personnages, par exemple ceux d’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou (1971), mais des personnages beaucoup plus portés sur la scatologie que les siens.

Pour résumer, peut-être un peu injustement, sa pensée, l’Oreille tendue dirait les choses ainsi : chez Tremblay, on est dans la tragédie; chez Boudreault, dans le drame. Comment mesurer l’écart ? Par le fait, notamment, que la surenchère linguistique et scatologique de la pièce entraîne inévitablement les spectateurs vers le rire — il est difficile de ne pas rire dans Sauce brune — et qu’ils arrivent difficilement à en sortir. Le chapelet d’horreurs débité par les quatre personnages dérobe à ceux-ci leur aliénation, et par là leur humanité, réduites que sont les quatre femmes à empiler les bons mots — les mots cruels, les gros mots, les mots crus — les uns sur les autres, comme autant d’assiettes sales.

 

[Complément du 19 mars 2014]

Lisant l’admirable LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer, l’Oreille tendue tombe sur le passage suivant : «tout ce qu’on imprimait et disait en Allemagne était entièrement normalisé par le Parti; ce qui, d’une manière quelconque, déviait de l’unique forme autorisée ne pouvait être rendu public; livres, journaux, courrier administratif et formulaires d’un service — tout nageait dans la même sauce brune, et par cette homogénéité absolue de la langue écrite s’expliquait aussi l’uniformité de la parole» (p. 36). Le mot brune n’a évidemment pas la même connotation dans l’Allemagne nazie et dans le Québec du XXIe siècle, mais cette image de la sauce brune comme incarnation de l’uniformité linguistique frappe qui a entendu la pièce de Simon Boudreault.

 

[Complément du 29 septembre 2014]

Le 4 octobre, de 17 h à 19 h, il sera question de Sauce brune au Off-festival de poésie de Trois-Rivières. Une table ronde sera alors consacrée au «Sacre québécois». Renseignements ici.

 

[Complément du 1er décembre 2014]

Artiom Koulakov vient de publier un article sur la pièce de Boudreault : «Le potentiel communicatif des sacres dans “Sauce brune” de Simon Boudreault», publif@rum, 21, 2014. On peut le lire ici.

 

Références

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

Koulakov, Artiom, «Le potentiel communicatif des sacres dans “Sauce brune” de Simon Boudreault», article électronique, publif@rum, 21, 2014. https://publifarum.farum.it/index.php/publifarum/article/view/480

Tremblay, Michel, À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre canadien», 21, 1971, 94 p. Introduction de Michel Bélair.

Cuisine québéco-russe

Sauce brune, Montréal, août-septembre 2010

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de dire un mot d’Artiom Koulakov, cet universitaire russe fasciné par le juron — le sacre — tel qu’il se pratique au Québec.

On pourra l’entendre en conférence à Montréal, ce mardi, le 31 août, à compter de 18 h 30, au théâtre Espace libre, avant la présentation, à 20 h, de la reprise de la pièce Sauce brune, texte et mise en scène de Simon Boudreault, dans une production de Simoniaques Théâtre.

Pour avoir une idée de l’interprétation linguistique de Koulakov :

Les jurons forment une couche de lexique très importante dans chaque langue. Si dans la majorité des langues les jurons ont un caractère sexuel ou scatologique, au Québec les sacres ont, presque exclusivement, une origine religieuse. Cela reflète l’histoire des Québécois ainsi que leur vision du monde et leurs comportements quotidiens. Dans la conférence, il s’agira également de l’importance des sacres dans la qualification des Québécois comme nation distincte des Français, des sources de l’enrichissement de l’inventaire des jurons au Québec, du problème de la norme linguistique liée aux sacres, etc.

Pour avoir une idée de la langue de la pièce :

Sauce brune propose une langue québécoise où la majorité des mots sont remplacés par des sacres. Ceux-ci y deviennent adjectifs qualificatifs, adverbes, compléments, verbes et interjections. Dans un réel surdimensionné, les personnages tentent tant bien que mal de faire comprendre ce qu’ils ressentent avec une langue atrophiée où les mots sont devenus vides de sens.

Pour en savoir plus : le cahier pédagogique de la pièce (en PDF).

Pour payer moins : le tarif étudiant.

Chnoutte ? Vous avez dit schnoutte ?

Titre potentiellement sibyllin dans la Presse du 27 mars 2010 : «Le NTE dans la schnoutte» (cahier Arts et spectacles, p. 14). Mais qu’est-il donc arrivé au Nouveau théâtre expérimental ? Qu’est-ce que cette schnoutte ?

Première remarque : la graphie du mot n’est pas fixée. À côté de schnoutte, il y a, au moins, chnoutte.

Deuxième remarque : la chose désignée n’est pas unique, mais une caractéristique unit ses diverses incarnations : la viscosité (plus ou moins grande).

C’est clair dans le spectacle la Fin du NTE tel que décrit dans la Presse : Daniel Brière, le metteur en scène, use «d’une substance semi-liquide aux propriétés étonnantes : une matière malléable, presque vivante et extrêmement salissante que l’équipe de production a affectueusement baptisé la “schnoutte”. Durant le spectacle, il en coulera sur le décor, sur l’aire de jeu et… sur les acteurs.»

Composé d’un «mélange de fécule de maïs et d’eau, augmenté d’un additif utilisé pour conserver l’uniformité des mélanges de yogourt», ce «curieux coulis» a «quelque chose d’incontrôlable et d’organique».

«Incontrôlable» ? Cela vient du fait que la schnoutte est plus ou moins liquide. C’est la raison pour laquelle le mot est parfois utilisé en météorologie : «Aujourd’hui, il va tomber de la schnoutte» (radio de Radio-Canada).

«Organique» ? Voilà pourquoi on peut dire à quelqu’un de manger de la schnoutte, voire un char de schnoutte.

Vu sa polysémie, on utilisera le mot avec sobriété.

P.-S. — Comme le fait remarquer Ephrem Desjardins, chnoutte peut aussi être une interjection. Traduction libre : «Merde !»

 

[Complément du 5 février 2015]

Graphie rare : «schenoutte» (@_URBANIA).

 

[Complément du 10 avril 2019]

Le mot peut aussi servir de synonyme à pacotille : «En plus, c’était un magasin qui vendait juste d’la schnout !» (Centre d’achats, p. 68)

 

Références

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Jimenez, Emmanuelle, Centre d’achats, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 18, 2019, 127 p. Ill. Suivi de David Robichaud, «Contrepoint. Chercher le bonheur, trouver une robe jaune à paillettes».

Le verbe de la connaissance

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couverture

Fourrer, au Québec, a tous les sens qu’on lui donne en français hexagonal. De surcroît, un usage, jugé familier dans le Petit Robert, et un que ne décrit pas ce dictionnaire y sont fréquemment attestés, et les deux concernent une forme de connaissance.

Il y a se fourrer au sens de se tromper. Exemple tiré de la Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, roman dont l’Oreille tendue parlait hier : «Bon, faut croire que c’est un souvenir fabriqué, ou plutôt des souvenirs superposés, genre que je me fourre entre deux gâteaux […]» (p. 67). La mémoire paraît confondre deux gâteaux. Sa connaissance n’est pas solide.

Et il y a le sens familier évoqué plus haut : fourrer est alors synonyme de la connaissance dite biblique (Gn 4:1).

Il ne faut pas confondre.

 

[Complément du 15 octobre 2016]

Les narratrices du recueil de nouvelles Des femmes savantes de Chloé Savoie-Bernard (2016) aiment beaucoup ce verbe en son deuxième sens. Elles emploient aussi un substantif que ne connaissait pas l’Oreille tendue pour désigner les occasions où on le pratique : «On jouissait comme des cochons. À la fin de nos fourres, on se donnait des high five, on se félicitait» (p. 37). C’est noté.

 

[Complément du 18 mars 2020]

Qui est digne de fourrer, ou de l’être, est évidemment fourrable — ou pas : «anyway je ne suis pas fourrable ces temps-ci, je ne suis pas sortable, je ne suis pas grand-chose» (la Morte, p. 13).

 

Références

Arsenault, Mathieu, la Morte, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 141, 2020, 131 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Savoie-Bernard, Chloé, Des femmes savantes. Nouvelles, Montréal, Triptyque, 2016, 120 p.

Citation autoréférentielle (?) du jour

 Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

«— Oui, voilà qui est fort bien dit; et parcequ’on est dans la misere vous me faites un enfant, comme si nous n’en avions pas déjà assez. — Oh ! que non. — Oh ! que si; je suis sure que je vais être grosse. — Voila comme tu dis toutes les fois. — Et cela n’a jamais manqué quand l’oreille me démange après, et j’y sens une démangeaison comme jamais… — Ton oreille ne sait ce qu’elle dit. — Ne me touche pas ! Laisse là mon oreille ! Laisse donc, l’homme, est-ce que tu es fou ? Tu t’en trouveras mal.»

 

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, édition critique par Simone Lecointre et Jean Le Galliot, Paris et Genève, Librairie Droz, coll. «Textes littéraires français», 230, 1976, clxiii/501 p., p. 26.

 

[Complément du 28 janvier 2018]

«Évoquant son père, Modeste Brouillon, qui tenta en vain toute sa vie de faire publier les histoires qu’il inventait pour ses enfants, Prosper se demande si cette inclination ne serait pas héréditaire : “Les femmes ont un clitoris”, affirme-t-il pour commencer (mais ses opinions n’engagent évidemment que lui). Et il poursuit ainsi : “N’aurions-nous pas dans la famille, de père en fils, une petite excroissance anatomique qui s’excite dès que résonnent les quatre mots magiques, il était une fois”, et qui se situerait dans l’oreille ? Ce sont des choses qui doivent pouvoir se vérifier.»

 

Éric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon, illustrations de Jean-François Martin, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2017, 101 p., p. 47.

 

[Complément du 15 août 2019]

Variation sur un thème semblable dans le Libertin d’Éric-Emmanuel Schmitt (1997) :

Diderot (gêné). C’est au sujet des hommes et des femmes… (Il se décide.) Lorsqu’un homme et une femme font l’amour, qui éprouve le plus de plaisir ?

Mme Therbouche (du tac au tac). Lorsque vous vous grattez l’oreille avec le petit doigt, qui éprouve le plus de plaisir ? L’oreille ou le petit doigt ?

Diderot (sans réfléchir). L’oreille, naturellement.

Mme Therbouche. Donc vous avez la réponse. Adieu.

 

Éric-Emmanuel Schmitt, le Libertin, Paris, Albin Michel, 1997, 172 p., p. 151-152.