Guy Lafleur

Guy Lafleur entre au musée Grévin, Montréal, 2013

À l’occasion du dernier match de Guy Lafleur, le 4 décembre 2010, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur le héros de son enfance. On le lira ci-dessous; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

Pourquoi reprendre ce texte aujourd’hui ? Parce que c’est — comme chacun le sait — le 62e anniversaire du Démon blond.

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De Guy Lafleur considéré comme un des beaux-arts

Benoît Melançon

La scène se déroule dans le film La Cuisine rouge de Paule Baillargeon et Frédérique Collin. Après une bagarre, le gagnant force le perdant à répéter «Guy Lafleur est le plus grand de tous les Québécois.» L’affirmation est un brin exagérée, mais une chose est sûre : beaucoup d’artistes se sont inspirés du célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal.

Éloge de la vitesse

Quelles sont les deux principales caractéristiques du jeu de Lafleur? La force de sa «frappe», dit le poète Bernard Pozier. L’allégresse de son coup de patin, selon l’essayiste Michel-Wilbrod Bujold. Certains ont le pied marin; Lafleur a le «pied patin».

Le peintre Benoît Desfossés rend bien cela dans son tableau «Le démon blond». On y voit Lafleur, cheveux flottants et bâton tendu, foncer droit devant lui. Voilà le «Flower Power» auquel on a si fortement associé Lafleur.

C’est aussi la vitesse qui intéresse Serge Lemoyne, qui a signé nombre d’œuvres picturales sur les joueurs des Canadiens durant les années 1970 et 1980. Trois mettent en scène Lafleur : «Le numéro 10», «Lafleur stardust», «Le cinquantième de Lafleur». Le blanc, le bleu et le rouge suffisent pour rendre la grâce aérienne du patineur.

Cette grâce, c’est aussi la chevelure au vent. Marie-France Bazzo résume excellemment l’image de Lafleur dans sa contribution au volume collectif Une enfance bleu-blanc-rouge : «Lafleur […] semblait aussi conscient de ses cheveux que de son coup de patin; homme préoccupé par ses extrémités.»

Chanter Ti-Guy

Parmi les créateurs, ce sont les musiciens qui se sont le plus approprié Guy Lafleur. Il existe au moins une quinzaine de pièces musicales où il apparaît. Il y en a pour tous les goûts, du jazz au classique, du rock au country.

Dans la plupart des cas, il ne s’agit que d’allusions, mais trois chansons sont entièrement consacrées à Lafleur.

En 1955, Oscar Thiffault chantait «C’est Maurice Richard qui est si populaire / C’est Maurice Richard qui score toul’temps.» Il recycle sa chanson en 1978, actualité oblige : «C’est Ti-Guy Lafleur qui est si populaire / C’est Ti-Guy Lafleur qui score toul’temps

Robert Charlebois, lui, rendra hommage au «Champion» en 1987, mais il s’inquiète pour son avenir : «C’est un play-boy, c’est une vedette / C’est un cow-boy dans l’jet-set.» Attention à la chute.

Plus récemment, André Brazeau a versé dans la nostalgie en ravivant ses souvenirs de «Ti-Guy». Le refrain est clair : «Moé j’m’ennuie de Ti-Guy Lafleur / Lui quand i jouait / I en avait du cœur.»

Les deux solitudes

Il n’y a pas que les francophones à aduler Lafleur. Dans la pièce de théâtre Life After Hockey de Kenneth Brown, on voit filer un joueur rapide comme un «coyote sauvage». Mordecai Richler, grand amateur de hockey, a un jour fait le portrait de Lafleur en homme solitaire, «presque mélancolique». Le poète Ken Norris («Guy Lafleur and Me») se sent vieillir au même rythme que son idole. Dans la série des «Carcajous» de Roy MacGregor, Lafleur fait une apparition remarquée dans Une dangereuse patinoire. On connaît surtout W.P. Kinsella pour ses textes sur le baseball, mais il a aussi écrit sur le hockey, et le chien de sa nouvelle «Truth» s’appelle… Guy Lafleur.

Cette forte présence de Lafleur sous la plume des écrivains anglophones a de quoi étonner. Les francophones paraissent préférer les biographies. La plus citée est celle de Georges-Hébert Germain. La plus récente (2010), celle de Christine Ouin et Louise Pratte, est destinée aux enfants.

Parmi les exceptions, on retiendra la nouvelle de science-fiction «Le fantôme du Forum» de Jean-Pierre April. À travers de fortes vapeurs éthyliques, on assiste à un match entre «six super-sosies de Guy Lafleur» et l’équipe des «Robots russes». Ouf : victoire in extremis de l’équipe «des Lafleur». On lira aussi avec étonnement les fragments de «La Bible de Thurso», dont François Hébert est l’exégète.

J’aurais voulu être un artiste

Depuis les années 1970, il est banal d’associer le sport et la culture. On entend partout que les grands sportifs sont de grands artistes. C’est vrai de Guy Lafleur sur la glace. Mais son intérêt pour l’art ne s’arrête pas là.

En 1979, il lance deux disques, l’un en français, l’autre en anglais, où, sur une musique disco, il psalmodie des conseils aux jeunes hockeyeurs. On ne peut pas savoir quels ont été les résultats pédagogiques de ces enregistrements. En revanche, ils ont leur place assurée au Temple de la renommée du psychotronisme.

Victor-Lévy Beaulieu s’était intéressé aux goûts esthétiques de Guy Lafleur dès 1972. Dans une entrevue du magazine Perspectives, on découvre ce que la recrue aime en matière de musique : Bach, Charles Mingus, Chantal Pary. On y apprend aussi qu’il tient un journal intime et qu’il écrit de la poésie. Lafleur le dit clairement : «Le hockey, pour moi, c’est une façon de m’exprimer, comme quelqu’un qui fait de la musique.»

On sait peu de chose des poèmes de Guy Lafleur. Perspectives en cite un : «Pardonne à la maison indiscrète / Qui durant ton absence / Est venue feuilleter ce cahier.» Il y en a un autre à la dernière page de la biographie de Lafleur par Georges-Hébert Germain, et c’est lui qui donne son titre au livre, L’ombre et la lumière.

En matière poétique, un happening tenu durant la première saison de Guy Lafleur avec les Canadiens (1971-1972) fait rêver. Serge Lemoyne, celui des œuvres tricolores, organise alors un événement intitulé «Slap shot». Au programme : peinture et poésie. Sur les murs : des Lemoyne, qui voisinent avec des textes de Claude Gauvreau, de Denis Vanier et de… Guy Lafleur. On a du mal, encore aujourd’hui, à imaginer cette rencontre de l’automatisme, de la contre-culture et du sport national.

La deuxième étoile

S’il fallait attribuer des étoiles aux joueurs de hockey devenus des icônes culturelles, la première n’irait pas à Lafleur, mais à Maurice Richard. Pourquoi le numéro 9 est-il plus populaire que le numéro 10 chez les artistes?

Contrairement au Rocket, le Démon blond a vécu presque toute sa vie sous l’œil inquisiteur des médias. On croit tout savoir de lui. Cette proximité a peut-être été un frein à l’imaginaire des créateurs francophones.

Il y a une autre raison, plus profonde. Si Maurice Richard a tant occupé les artistes, c’est qu’il y a eu dans sa carrière un moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais sont descendus dans la rue pour défendre leur idole, qui aurait été bafouée par les autorités de la Ligue nationale de hockey. Rien de tel pour Lafleur, pas de cataclysme fondateur.

Pour devenir «le plus grand des Québécois», il faut plus qu’un redoutable lancer frappé et que la «grâce artistique» chantée par Mes Aïeux.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle.

De la crinque

Sylvain Hotte, Panache. 1. Léthargie, 2009, couverture

Le 5 juin dernier, l’Oreille tendue participait à l’émission radiophonique de Catherine Perrin sur les ondes de Radio-Canada. Il y était question des mots de la langue du Québec qu’il faudrait ajouter aux dictionnaires du français de référence.

L’ami Antoine Robitaille, qui participait à l’émission, a livré ce jour-là un vibrant plaidoyer pour crinquer. On le comprend : à son club de sport, on le surnommerait «Le Crinqué».

Quel est le sens de crinquer (nom, verbe, adjectif) ?

S’appuyant sur le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones de Lionel Meney (Montréal, Guérin, 2003, deuxième édition revue et corrigée, xxxiv/1884 p.), Robitaille relevait d’abord le sens être remonté, être gonflé à bloc, avoir le ressort au max. On pourrait parler d’un «sportif crinqué» ou d’un «politicien crinqué».

Exemple : «C’était pas la bonne affaire à dire, visiblement. Ça l’a encore plus crinqué» (Et au pire, on se mariera, p. 104).

Il est même concevable d’être plus crinqué que crinqué : on est alors crinqué au boutte.

On peut se crinquer soi-même; on peut aussi être la victime des autres.

Exemple : «Crinquer quelqu’un : l’agacer, le provoquer» (Petit lexique de mots québécois […], p. 72).

Crinquer, c’est aussi faire tourner quelque chose, comme un bouton.

Exemple : «La leçon de rock de Gros Mené : d’abord, apprends à jouer. Bien. Puis, crinque le volume» (@oursmathieu).

Cela peut dès lors s’appliquer à une montre ou, mieux, à une horloge.

Un auditeur de l’émission a indiqué un autre sens, lié au monde de la drogue : se crinquer, c’est s’injecter de la drogue. Pas trop loin sémantiquement, Richard Desjardins, dans «Kooloo Kooloo», chante «Crinque le p’tit joint».

Un crinqueux serait une personne qui rapporterait volontiers des potins, toujours selon un auditeur.

D’où le mot vient-il ? Manifestement de l’anglais crank, manivelle, mécanisme de démarrage.

Exemple (avec orthographe d’origine) : «[Le Skiroule 440] part toujours d’un coup de crank» (Léthargie, p. 150).

Exemple (avec orthographe fautive) : «Je lui fait une petite démonstration de démarrage en tirant sur la cranck» (Attaquant de puissance, p. 68).

Exemple (avec orthographe modifiée) : «J’ai tiré un coup sec et ferme sur la crinque» (Léthargie, p. 210).

Exemple (de souche) : «J’crinque ma chainsaw / Pour tailler les mots quej’ veux t’offrir» (Tire le coyote, «Chainsaw», 2013).

Le mot vient de l’anglais, pas sa prononciation; tout le monde devrait le savoir. Ainsi, dans son ineffable Dictionnaire de la langue québécoise, Léandre Bergeron n’a pas d’entrée à crinque, mais, à crank, on peut lire «pron. crinque» (p. 156).

Reconnaissons-le avec «Le Crinqué» : le mot est riche, et digne de figurer au dictionnaire.

P.-S. — L’Oreille se demande si «Chainsaw» ne devrait pas être la chanson thème de l’École de la tchén’ssâ.

P.-P.-S. — Hier, à Pas de midi sans info, à la radio de Radio-Canada, une journaliste a utilisé trois fois le mot crinquer, comme si cela allait de soi. Elle n’avait manifestement aucune conscience qu’il existe des niveaux de langue en français.

 

[Complément du 10 septembre 2021]

Grâce à @w3corg, sur Twitter, l’Oreille tendue découvre l’existence des films Crank (2006) et Crank : High Voltage (2009). En version pour la France : Hyper Tension et Hyper Tension 2. Pour le Québec et le Nouveau-Brunswick : Crinqué et Crinqué : Sous haute tension.

 

[Complément du 21 janvier 2024]

Dans la Presse+ du jour, ceci, au sujet de Patrick Roy, nouvel entraîneur des Islanders de New York — c’est du hockey : «Maintenant, s’il y a un entraîneur capable de recrinquer cette formation, c’est bien lui.» Crinquer, mais à nouveau.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

De virer

Publicité, Montréal, 2013

 

Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue disait un mot de l’importance de la langue populaire québécoise dans le roman Panache. 1. Léthargie (2009) de Sylvain Hotte. Ce n’est pas moins vrai de sa suite, Attaquant de puissance (2010). Prenons un exemple précis, qu’affectionne (euphémisme) l’auteur : virer.

Le mot peut avoir le sens d’aller : «Hier, en fin de journée, je suis allé virer au lac avec mon quatre-roues» (2009, p. 11, incipit).

Hotte l’utilise à plusieurs reprises au sens de tourner (2009, p. 23, p. 46, p. 107) ou de se transformer : «Et j’ai entendu un moteur deux temps se mettre à pétarader au démarrage puis à virer comme un rasoir» (2009, p. 149).

Dans un lit, c’est signe d’insomnie ou de mauvais sommeil : «J’ai viré d’un bord et de l’autre sous mes couvertures en ne pensant qu’à elle» (2010, p. 30).

Qui cède à l’imbibition, au lieu de prendre une brosse, peut virer une brosse (2009, p. 91).

À se promener trop vite sur un «quatre-roues», on risque d’être renversé, de virer sur le côté (2010, p. 18), voire de virer sur le top.

Le narrateur de Sylvain Hotte — c’est le même dans les deux romans — se tord la cheville : «j’ai viré ma cheville droite» (2010, p. 34). Ses vêtements sont mouillés : «J’ai fait virer la sécheuse» (2010, p. 55).

Virer peut donc avoir, au-delà de ceux consignés dans les dictionnaires du français de référence, des sens nombreux au Québec. Ce n’est pas une raison pour virer fou (2009, p. 184).

 

Références

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Unité monétaire corporelle

Soit ce passage, d’une critique gastronomique du Devoir :

«Si vous vous laissez entraîner et cédez aux multiples tentations mises en avant par la maison […], vous y laisserez un avant-bras.

Si votre épouse tombe sous le charme ravageur de M. Lighter et succombe à son élégance féline lorsqu’il traverse la salle pour s’enquérir de votre bien-être, ce sera le bras au complet» (13 septembre 2013, p. B7).

Soit celui-ci, d’une chronique automobile de la Presse :

«La Volks qui brûle 1l / 100km coûte un bras» (9 septembre 2013, cahier Auto, p. 4).

Soit, enfin, celui-ci, d’un roman :

«Ça coûte un bras, ta bébelle» (Attaquant de puissance, p. 11).

Un bras, donc : ce qui est très cher.

P.-S. — Il n’est pas interdit d’associer cette expression et les bandits manchots.

 

[Complément du 5 octobre 2016]

L’abonnement à (au ?) Gnou, une revue québéco-belge aujourd’hui disparue, pouvait coûter cher.

Gnou, bulletin d’abonnement

 

Référence

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Explication de texte du lundi matin

L’Oreille tendue dirige un département d’études littéraires. Elle y a fait ses études, elle y a enseigné et elle y enseigne toujours. Depuis des temps immémoriaux, les étudiants de ce département sont tenus de suivre un cours obligatoire en première année, le FRA 1005; il s’appelle aujourd’hui Analyse de textes; il s’est longtemps appelé Travaux pratiques. Parmi ses objectifs, celui-ci : «le développement des aptitudes à l’analyse». Cela suppose que les étudiants en ressortent avec une solide maîtrise de l’explication de texte.

Cette explication de texte porte le plus souvent sur des textes classiques de la littérature française, de la littérature québécoise et de la littérature francophone. Cela étant, on devrait évidemment pouvoir se servir de ses outils pour travailler sur des textes de la vie courante.

C’est à cet exercice que s’est prêtée l’Oreille, le 13 septembre, au micro de Catherine Perrin, à la radio de Radio-Canada, en proposant une explication d’un texte gouvernemental récent, Parce que nos valeurs, on y croit. On peut (ré)entendre l’entretien ici. Le texte gouvernemental, en PDF, est disponible .

Ci-dessous, les principaux éléments de cette explication de texte, repris, précisés et développés. La rédaction n’en est pas encore tout à fait au point; c’est voulu.

Ambiguïté titrologique

Il y a beaucoup à dire de la page de titre du document. Sur trois plans, l’ambiguïté y règne. On y trouve aussi un joli paradoxe.

Parce que nos valeurs, on y croit : page de titre

(Un long sous-titre explique à quoi doit servir ce qu’on va lire : «Document d’orientation. Orientations gouvernementales en matière d’encadrement des demandes d’accommodement religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État.» Laissons-le de côté, non sans rappeler qu’il s’agit d’un document devant mener à la rédaction d’une Charte des valeurs québécoises, non cette charte elle-même.)

Première ambiguïté : commençant par «Parce que», le titre Parce que nos valeurs, on y croit doit être interprété comme une réponse à une question. Mais quelle est cette question ? On peut en imaginer plusieurs. Il pourrait s’agir d’une question d’ordre pratique, neutre : «Pourquoi ce document ?» Réponse : pour orienter le débat. Il pourrait s’agir d’une question plus compliquée : «Pourquoi ce document aujourd’hui ?» Réponse : parce que, dans la société québécoise, il y a une «crise» (p. 3, le mot est entre guillemets dans le texte gouvernemental), des «tensions» (p. 8), un «déséquilibre» (p. 8), des «sursauts» (p. 21). Or cette question n’est pas formulée explicitement.

Pourtant la chose est d’importance : à lire le texte, on voit bien qu’il y a, selon ses auteurs, une question à régler dans la société québécoise. Chez les opposants à la politique annoncée par ce document, en revanche, l’existence même de la question est mise en cause. Bref, ce texte postule un problème, sans préciser sa nature, dont il n’est pas du tout sûr que tous acceptent l’existence.

Deuxième ambiguïté. Dans Parce que nos valeurs, on y croit, il y a un nous («nos valeurs») et un on («on y croit»). Qui désigne-t-on par là ?

Le nous peut renvoyer à l’ensemble des Québécois, à l’État québécois, au gouvernement du Parti québécois ou au Parti québécois. Dans tous les cas, cela exige un antagoniste, quelqu’un ne faisant pas partie du nous. Un seul exemple suffira : on peut avancer l’hypothèse que le nous du Parti québécois, si tant est que ce soit de lui qu’il s’agisse, n’est pas le nous des autres partis politiques québécois, le Parti libéral du Québec, la Coalition avenir Québec, Québec solidaire, Option nationale.

(Ambiguïté dans l’ambiguïté : ce nous de la première page n’est repris dans le corps du texte que deux fois [p. 3 et p. 9]. La page de titre met nos valeurs en relief, mais pas le texte qui suit ce titre. On pourrait dire la même chose du mot nation, utilisé uniquement trois fois [p. 5, p. 8 et p. 21].)

Ce nous ambigu est redoublé par un on qui ne l’est pas moins. Contrairement à la croyance populaire, ce on n’exclut pas «la personne qui parle». Dans le cas qui nous intéresse, il a, peut-on supposer, la même valeur que le nous; pourtant, on, ce n’est pas nous. Le titre n’est pas Parce que nos valeurs, nous y croyons. Pourquoi avoir choisi le on ? Deux hypothèses : cela évite l’insistance sur le nous; cela donne un caractère familier à la phrase. Une certitude : ce on n’est pas plus défini que le nous. En fait, il l’est même moins.

Troisième et dernière ambiguïté. Dans le coin gauche inférieur apparaît le logo du gouvernement du Québec : «Un Québec pour tous.» Comment le lire ? Comme une volonté d’intégration : pour tous ? Comme une volonté d’homogénéisation : un Québec (et un seul) ? Une fois de plus, les définitions manquent.

Un verbe, enfin, qu’on pourra lire doublement : croire. Première lecture : les concepteurs du titre ont voulu attirer l’attention sur une question qui sera constamment reprise dans le texte, celle de la croyance, voire de la «non-croyance» (p. 8 et p. 20); prêtons-leur le sens de la formule. Deuxième lecture : on vous demande, dans le cadre de la «laïcisation» (p. 16), de croire; cette «croyance laïque» n’est-elle pas paradoxale ?

Dire et ne pas dire

Les rédacteurs de Parce que nos valeurs, on y croit parlent, à un moment, de la «valeur pédagogique» du débat sur le statut de la laïcité (p. 12). Ce souci pédagogique s’incarne dans la présence de définitions : de l’accommodement raisonnable (p. 9 et p. 13), de la neutralité (p. 8), de la laïcité (p. 11) — mais pas de la «laïcité sans nuances» (p. 5) — et des signes religieux ostentatoires (p. 16-17). (On se moquera facilement de cette quatrième définition, mais on ne pourra pas reprocher au gouvernement du Québec d’avoir voulu cacher quoi que ce soit.)

Il y a cependant des choses qui sont répétées à l’envi dans le texte et sur lesquelles on peut s’interroger. Prenons deux cas.

Parce que nos valeurs, on y croit s’inscrit dans un récit historique. Ce récit prend deux formes dans le texte.

D’une part, deux listes sont proposées, de dates (p. 7) et de documents gouvernementaux (p. 11-12). Dès lors, ce qu’on lit se place dans le «prolongement» (p. 5, p. 12 et p. 17), qu’on imagine logique, de ce qui l’a précédé. Il s’agirait du «parachèvement» de ce qui a déjà été fait (p. 16).

D’autre part, les auteurs du texte se réclament d’un événement historique fondateur, la Révolution tranquille. (Une définition ? Voir ici.) Lisons deux passages du texte :

Les orientations proposées par le gouvernement ont pour objectif de poursuivre la démarche de séparation des religions et de l’État, entamée il y plus de 50 ans dans le sillage de la Révolution tranquille (p. 5).

Avec la Révolution tranquille, le Québec entre de plain-pied dans la modernité et accentue une prise de distance avec les religions. Durant les années soixante, sous la poussée de l’urbanisation, du développement des moyens de communication, de la libéralisation des mœurs et de la mobilisation des femmes pour la reconnaissance de leurs droits, des transformations sociales importantes marquent l’évolution des rapports entre l’État québécois et les Églises (p. 7).

Retenons trois choses de ces citations. Leur contenu historique est contestable : l’«urbanisation» du Québec date du début du XXe siècle, pas des années 1960. Elles s’appuient sur un mot tellement galvaudé qu’il en est aujourd’hui presque vidé de sens, modernité : on ne dit pas ce que c’est, mais il devrait aller de soi que la modernité, c’est bien. La Révolution tranquille est un héritage dont il faut poursuivre «la démarche», au risque de démériter. Cela est posé comme une évidence, sur laquelle tous devraient s’entendre. Pourtant, depuis au moins trente ans, les historiens, pour ne prendre qu’eux, se sont beaucoup interrogés sur la nature même de ce qu’on a appelé Révolution tranquille.

À la dernière page, entre guillemets, il est vrai, on en viendra même à parler de «laïcité tranquille» (p. 21). Cela ne doit pas étonner. Le syntagme révolution tranquille et ses dérivés — illusion tranquille, modernisation tranquille, déclin tranquille — occupent une très grande place dans l’espace discursif québécois.

Voilà une première dimension implicite du texte : il serait normal, voire naturel, qu’un projet de loi imposant la laïcité soit adopté au Québec; ce serait suivre le cours des choses, la «tradition de neutralité» née dans le Québec des années 1960 (p. 3), sa «trajectoire historique» (p. 3).

Deuxième élément implicite : il existerait une telle chose que la cohésion sociale et elle serait menacée dans le Québec d’aujourd’hui. Il est question de cette cohésion cinq fois dans le texte (p. 3, p. 5, p. 8, p. 13 et p. 21) et une fois de «cohésion d’une nation» (p. 5). Cela se trouve dans l’introduction du document — «Le gouvernement entend agir de manière réfléchie et responsable pour l’avenir du Québec et sa cohésion sociale» (p. 3) — et dans sa conclusion : «Le gouvernement convie la société québécoise à participer à l’établissement de règles claires et équitables conciliant à la fois le respect des libertés individuelles et des valeurs québécoises qui sont garantes de la cohésion sociale» (p. 21; ce sont les derniers mots du texte. On notera la faute de syntaxe : «à la fois» devrait annoncer deux choses, pas une seule, «le respect».).

Mais qu’est-ce donc que la «cohésion sociale» ? Est-elle souhaitable ? Est-ce «Un Québec pour tous» ?

Tout n’est pas aussi clairement exposé qu’on pourrait le souhaiter dans Parce que nos valeurs, on y croit.

De la prose gouvernementale

On s’attend habituellement à peu, en matière stylistique, de la prose gouvernementale. On n’est donc pas déçu à la lecture de ce document.

On y trouve une grossière faute de construction, on l’a vu, à la dernière phrase (p. 21). Un puriste pourra reprocher aux auteurs d’avoir utilisé deux fois le verbe se vouloir avec un sujet inanimé (p. 5 et p. 8). Des tournures sont bancales : «Un consensus peut être réalisé» (p. 3); «ce qui paraît discriminatoire à une personne ne jouit pas nécessairement de la même interprétation» (p. 10); la laïcité «s’enracine dans une collectivité où elle prend vie» (p. 21). La féminisation mécanique alourdit le texte : «les usagères et les usagers» (p. 17 et p. 18), pour ne prendre que cet exemple. On abuse du faire en sorte que, tic largement généralisé au Québec, où personne ne sait plus dire faire que (p. 5, p. 17, p. 19 et p. 20).

Deux usages québécois méritent d’être soulignés.

Dès le sous-titre, c’est dit : il faudra «baliser», donc imposer des «balises». Cet usage figuré du mot balises est courant au Québec, mais ignoré, par exemple, du Petit Robert (édition numérique de 2014).

Plus intéressante est l’utilisation du vocabulaire du déplacement dans l’espace dans ce document pourtant dépourvu d’envolées lyriques. À quoi convie-t-on la population du Québec ? À «cheminer sur la voie d’une laïcité des institutions publiques» (p. 5), à «Emprunter ensemble la voie de la laïcité» (p. 11). Cela devrait aller de soi : «le Québec d’aujourd’hui est le résultat d’une marche toujours plus affirmée vers l’identification et la reconnaissance de valeurs communes fondées résolument sur la séparation de l’État et des religions et l’égalité entre les sexes» (p. 7). Sur la voie qu’il trace, le gouvernement du Québec accompagnera ses citoyens :

Le Secrétariat aux institutions démocratiques et à la participation citoyenne ainsi que les ministères responsables de divers réseaux (municipalités, santé et services sociaux, éducation, famille) pourraient accompagner et soutenir les organismes et les établissements dans l’élaboration de leurs propres règles (p. 20).

Le vocabulaire de la coercition n’a pas été retenu.

Procédés argumentatifs

Beaucoup des choses commentées jusqu’ici relèvent des choix argumentatifs des auteurs de Parce que nos valeurs, on y croit. Cela n’épuise toutefois pas le sujet. Pour conclure, quatre aspects du texte méritent aussi qu’on s’y attache.

Avant d’accéder au pouvoir et de lancer le débat actuel sur la Charte des valeurs québécoises, le Parti québécois parlait plutôt d’une Charte sur la laïcité. Le mot a disparu de l’intitulé (supposé) de la charte, mais pas de son contenu : sous ses diverses formes («laïcité», «laïque», «laïcisation»), on le lit 56 fois dans le texte. À côté de cette série lexicale, la constellation «neutre» / «neutralité» est également importante : il y en a 59 occurrences. Ces deux séries ne sont pas parfaitement superposables, comme l’indique une tournure récurrente : «la neutralité de l’État et le caractère laïc des institutions publiques» (p. 1). Le premier terme est objet de différends; le second peut donner une illusion de neutralité (c’est le cas de le dire). Cette cohabitation lexicale a le mérite de ne pas faire entendre continuellement le même mot; elle a le désavantage de céder au flou : de quoi est-il est surtout question ici, de laïcité ou de neutralité ? S’entend-on sur le sens de ces deux mots et sur leur place dans l’ensemble de ce que seraient les «valeurs québécoises» ? Peut-on établir une coupure franche entre ce qui serait étatique (la neutralité) et ce qui serait institutionnel (la laïcité) ? C’est loin d’être sûr.

Dans un texte, il y a parfois des mots qui ressortent, tels laïcité et neutralité. Il y a aussi des mots attendus, mais absents. Les auteurs de Parce que nos valeurs, on y croit, par exemple, en ont laissé trois de côté. Vu le contexte sociopolitique qui entoure la diffusion de ce texte, on peut croire que cette triple absence n’est pas le fruit du hasard.

Tout le débat dans lequel Parce que nos valeurs, on y croit s’inscrit est celui de l’identité québécoise; ce mot n’y est jamais utilisé alors qu’il est partout dès que ce texte est évoqué. De même, inclusion n’apparaît nulle part; c’est pourtant le mot autour duquel se regroupent les opposants à la Charte des valeurs québécoises (voir la pétition Pour un Québec inclusif). On peut d’ailleurs se demander si, en bonne rhétorique, les auteurs du document gouvernemental n’auraient pas eu intérêt à se servir les premiers de ce mot, si présent dans la société québécoise, au lieu de se retrouver à devoir se défendre des accusations d’exclusion qu’on leur adresse. (Il est vrai qu’identité et inclusion sont des mots qui risqueraient d’entraîner la polémique.) Enfin, sur une note peut-être plus anecdotique, on notera que le mot crucifix n’est nulle part dans le texte, bien que la très grande majorité des commentateurs se soient intéressés au sort réservé à celui de l’hôtel du Parlement du Québec, advenant que soit promulguée la Charte des valeurs québécoises. On doit conclure qu’il fait partie des «éléments emblématiques […] du patrimoine culturel du Québec» (p. 12 et p. 13).

Quand on analyse un texte de prose argumentative, il est toujours utile de se demander qui parle, contre qui et avec qui. On a vu, en commentant la page de titre de Parce que nos valeurs, on y croit, que les auteurs avaient choisi, après cette page de titre, de presque complètement laisser tomber le nous et la nation; ceux qui parlent n’ont pas voulu insister là-dessus. Contre qui en ont-ils ? Ils évoquent trois adversaires : les tenants d’une «laïcité sans nuances» (p. 3), sans que celle-ci soit définie, ceux qui prônent l’«instrumentalisation du religieux» (p. 3), sans exemples, et les médias, eux qui auraient «dénaturé» la «notion» d’accommodement raisonnable (p. 9). Les rédacteurs sont sûrs de leur fait et ils considèrent par avance que l’opinion publique leur est acquise : «Chaque municipalité pourrait donc être appelée à se saisir de cette question, à en débattre en tenant compte de sa situation particulière et, le cas échéant, à se justifier auprès de l’opinion publique si elle choisissait de se soustraire à la mesure» (p. 17). Dis-moi contre qui tu parles et quels sont tes alliés, et je te dirai qui tu es. (On notera au passage que les concepteurs de la pétition Pour un Québec inclusif en ont eux aussi contre les médias, et exactement pour les mêmes raisons que ceux de Parce que nos valeurs, on y croit.)

Lisant avec soin Parce que nos valeurs, on y croit, on est étonné du nombre très limité d’exemples qu’on y trouve et du fait que ces exemples soient si peu développés. En matière de signes religieux, on parle de «signes discrets, par exemple une petite épinglette ou un petit pendentif» (p. 16). On sait que la question des jours fériés pour motifs religieux est souvent débattue dans les médias : «Ainsi, des règles visant à encadrer les demandes de congé pour des fins religieuses pourraient être énoncées» (p. 18); on notera la prudence du conditionnel («pourraient»). Un seul exemple est présenté un peu longuement :

Par exemple, le fait de permettre à une personne non voyante d’être accompagnée de son chien-guide dans des établissements publics, où normalement les chiens sont interdits, constitue un accommodement raisonnable. Une telle mesure permet à cette personne de pallier son handicap et d’accéder à des services qui, autrement, ne lui seraient pas accessibles, ou plus difficilement (p. 9).

Dans un document portant sur la laïcité, on se serait attendu à trouver un exemple d’accommodement de nature religieuse; il n’y en a pas. Serait-ce le point aveugle de ce texte ?

En guise de conclusion

On le voit : il y a beaucoup à dire de Parce que nos valeurs, on y croit. On pourrait prolonger l’analyse en étudiant d’autres textes produits, au même moment, par le gouvernement, sur la même question, par exemple ce dépliant (PDF). On pourrait encore mettre en relation les documents gouvernementaux avec les textes médiatiques qui les ont commentés, parfois violemment. Ce serait l’objet d’une autre explication de textes.

Pour l’instant, contentons-nous de rappeler que les études littéraires ont — évidemment — un rôle à jouer dans le débat public.

 

[Complément du 18 septembre 2013]

Dans le titre Parce que nos valeurs, on y croit, on doit s’arrêter sur le verbe croire : il indique que les valeurs dites québécoises, dont la laïcité, seraient affaire de croyance.

Un jeu de mots de même nature est employé dans les publicités du gouvernement du Québec pour ce document. À gauche, on lit «Tout cela est sacré». Qu’est-ce qui est «sacré» : l’«église», la «synagogue», la «mosquée». À droite, «C’est tout aussi sacré» : «neutralité religieuse de l’État», «égalité hommes-femmes».

Bref, au Québec, on croit à la laïcité, car elle est sacrée. La cohérence publicitaire aussi.

 

Saisie d’écran, 18 septembre 2013

 

[Complément du 25 septembre 2013]

Que la Charte des valeurs québécoises reprenne les idéaux supposés de la Révolution tranquille n’est pas seulement un argument du gouvernement du Québec. Il est repris par ses défenseurs, par exemple le sociologue Guy Rocher.

En effet, l’histoire de cette Charte débute avec la Révolution tranquille et on peut aussi dire même avant. L’ensemble de la société québécoise, toutes origines confondues, toutes générations confondues, poursuit son évolution dans la suite de cette Révolution tranquille. Celle-ci se continue dans toutes les dimensions, toutes les sphères de la vie collective québécoise et de nos vies individuelles. Et cela, que l’on soit né dans le Québec d’après cette Révolution tranquille ou que l’on y soit venu d’ailleurs. Pour tous les Québécois, de toutes origines, le Québec est aujourd’hui ce qu’il est parce que la Révolution tranquille a eu lieu et, en réalité, se continue (le Devoir, 16 septembre 2013, p. A7).