Rien de tel qu’un livreur fiable

Vous faites ce qui est attendu de vous ? Vous tenez parole ? Vous ne vous défilez pas ? Alors, vous livrez la marchandise.

«Christine St-Pierre estime avoir “livré la marchandise”» (la Presse, 19 juin 2009, cahier Arts et spectacles, p. 7).

«Le Rocker Dany Kane avait touché le gros lot avec la SQ mais s’est suicidé avant de livrer la marchandise» (le Devoir, 15 mai 2002).

Les politiques québécois, par exemple François Legault, raffolent de l’expression. Cet «emprunt phraséologique» à l’anglais (to deliver the goods) plaisait aussi, en 1997, aux journalistes du Devoir, note Marie-Éva de Villers dans le Vif Désir de durer (p. 284 et p. 286), eux qui le préféraient très largement à tenir ses promesses, tenir parole et tenir ses engagements.

Au Québec, l’expression ne s’emploie qu’au singulier. Le traducteur en français de l’auteur de romans policiers Jo Nesbø est moins catégorique : «Il avait “livré les marchandises”, comme ils disaient» (p. 36).

 

Références

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Édition originale : 2005.

Villers, Marie-Éva de, le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Excréter en extérieur

Suivre le chemin de la bécosse

I. Le mot

Soit les phrases suivantes.

«Les cabinets extérieurs étaient un peu isolés, sur une petite butte derrière la grange» (le Sauveur, p. 20).

«Sur le chemin des toilettes extérieures, il étudia les traces, en essayant de se souvenir s’il avait neigé depuis dimanche matin» (le Sauveur, p. 555).

«Il s’était faufilé dans la bécosse des filles et avait enfoui profondément plusieurs pétards sous le siège» (le Fantôme de la coupe Stanley, p. 113).

Soit cette photo.

Solitude de la bécosse montréalaise

Dans les quatre cas, il s’agit de la même chose, en sec ou en chimique, de façon permanente ou temporaire : des endroits où évacuer (presque) dans la nature.

Bécosse, qu’on emploie au singulier comme au pluriel, est propre au Québec. Définition de la Base de données lexicographiques panfrancophone : «Fam. Cabinet d’aisances autrefois situé à l’extérieur, en retrait de la maison, et qu’on installe encore en milieu naturel (en forêt, à la campagne). – (Par plaisant.). Tout cabinet d’aisances, dans une maison, un édifice public, une école, etc.»

On dit habituellement que le mot viendrait de l’anglais back-house.

II. Une expression

La Base de données lexicographiques panfrancophone donne comme «ironique et vieillie» l’expression «boss des bécosses» : «Celui qui veut tout contrôler, tout dominer (dans une famille, un groupe).»

«Vieillie» ? Ce ne serait pas la position de Jean-Philippe Martel, qui utilise l’expression dans son roman Comme des sentinelles (2012, p. 96).

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue parle bécosse(s); voir ici.

 

[Complément du 12 novembre 2012]

Devant cette photo, on ne peut que se poser la même question que @DanBigras : «Pourquoi?!?» (Merci à @PimpetteDunoyer pour le lien.)

Bécosse double

 

[Complément du 28 août 2017]

Tout le monde n’apprécie pas le mot bécosses. C’est le cas d’un des personnages du roman la Traversée de la ville (2008) de Michel Tremblay : «J’srai jamais capable de dire ça ! Ce mot-là est ben que trop laid ! Bécosses ! Hé que c’est laid !» (éd. de 2017, p. 307)

 

[Complément du 20 septembre 2018]

On pourrait même voyager en bécosse(s), d’où l’expression «bus des bécosses». Détails ici.

 

[Complément du 5 janvier 2022]

En Belgique ? «Les moins jeunes des francophones de Belgique, du grand-duché de Luxembourg et même du Nord de la France ont encore employé la locution aujourd’hui vieillie aller à la cour, en référence à l’endroit où se trouvaient naguère les lieux d’aisances» (Michel Francard, «De cabinet à binoche, par le petit bout de la lunette», le Soir [Bruxelles], 20 novembre 2021).

 

[Complément du 6 mars 2024]

Dans un poème de jeunesse, cité par Jonathan Livernois, Gérald Godin fait rimer «bécosse» avec «atroce» (p. 61).

 

Références

Livernois, Jonathan, Godin, Montréal, Lux éditeur, coll. «Mémoire des Amériques», 2023, 536 p. Ill. Préface de Ruba Ghazal.

MacGregor, Roy, le Fantôme de la coupe Stanley, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 11, 2007, 156 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2000.

Martel, Jean-Philippe, Comme des sentinelles. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 177 p.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

Tremblay, Michel, la Traversée de la ville, dans la Diaspora des Desrosiers, préface de Pierre Filion, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 193-330. Édition originale : 2008.

Tous les patins ne sont pas sur la glace

On peut, au Québec, être vite sur ses patins, mais il est rare qu’on y en roule.

Le «baiser langue en bouche» dont parle le Petit Robert (édition numérique de 2010) à l’article «patin» y est le plus souvent un french, ce mot venu du French kiss de la langue de Shakespeare, d’où le verbe frencher.

Deux exemples récents, lus sur Twitter.

«TOÉ TOUTE EN MAJUSCULES / via @lesFourchettes “pu de langue pour te frencher dude” http://www.lesfourchettes.net/toe-toute-en-majuscules» (@francisroyo).

«Et je le frencherais MT @OursAvecNous L’hilarante personne qui fait photoreportages de célébrités G&M s’attaque à #GGI http://t.co/3gghcdmq» (@PimpetteDunoyer).

Un exemple familial.

«—Ton frère est où ?

—Il frenche sa blonde.»

Un dernier exemple, publicitaire (le Devoir, 17 octobre 2012, p. B9).

Campagne de publicité de CIBL

Note grammaticale : on peut frencher l’autre ou se faire frencher; on peut aussi se frencher l’un l’autre.

 

[Complément du 21 octobre 2012]

Selon des sources filiales (parfois) sûres, l’activité consistant à se frencher serait du frenchage.

Taper dans le tableau de bord

Les habitués de l’Oreille tendue se souviendront peut-être que, s’agissant de la diaphore, il avait aussi été question de l’usage du verbe fesser au Québec.

Ce verbe n’y signifie pas uniquement «Battre en donnant des coups sur les fesses, donner la fessée à (qqn)» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais aussi frapper (fort), donner un coup. La construction fesser quelqu’un est usuelle, de même que ça fesse, pris absolument. Exemple : «Dégat de la route du #tremblementdeterre ça fesse en 5 secondes» (Twitter).

En 1980, Léandre Bergeron signalait qu’on peut aussi «fesser sur un clou avec [un] marteau» (p. 223). L’année suivante, il répertoriait fesser dans l’mille (p. 100), où fesser est évidemment le synonyme de taper.

Il y a peu, sur Twitter, @LucieBourassa, une collègue de l’Oreille, s’enthousiasmait pour une expression contenant le verbe qui nous occupe : «“Ça fesse dans l’dash!” Voilà une #expression réussie! littéralement #percutante #monosyllabes #fricatives #dentales Bref, #ÇaFesseDansLDash.»

Autre exemple, déjà répertorié en 2004 dans le Dictionnaire québécois instantané : «Avec ses scènes de sexe explicites et ses meurtres carabinés, cette espèce de Thelma & Louise version hardcore, qui se situe entre road movie sanguinolent et film de cul trash-qui-fesse-dans-le-dash, est à déconseiller aux âmes sensibles» (la Presse, 15 septembre 2000).

Fesser dans le dash, donc. Ce superlatif de fesser fait appel au vocabulaire de l’automobile (tableau de bord => dashboard => dash). On peut légitimement se demander pourquoi.

P.-S. — Franqus. Dictionnaire de la langue française. Le français vu du Québec, ce dictionnaire numérique actuellement en période d’essai gratuite sur le Web, connaît fesser sur un clou avec un marteau, mais pas fesser dans le dash.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture