S’émouvoir avec son chimiste

L’Oreille tendue n’ignorait pas l’existence de la cuisine moléculaire. Elle découvre, grâce à un article du magazine The New Yorker daté du 3 janvier 2011, qu’un des emblèmes de ce mouvement, Ferran Adrià, le chef du elBulli, préfère parler de gastronomie «techno-emotional» («tecnoémocion», dans le texte).

Un oxymore, pour marier neurones et papilles : il suffisait d’y penser.

 

Référence

Gopnik, Adam, «Notes of a Gastronome. Sweet Revolution. The Power of the Pastry Chef», The New Yorker, 3 janvier 2011.

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Avoir l’oreille tendue ?

C’est croiser, sur le trottoir, une mère qui prend sa fille à l’écart pour la réprimander : «C’est toi et moi qui allons nous parler.» Et remarquer l’emploi correct du verbe et du pronom personnel; ça n’allait pas de soi sur ce trottoir-là.

C’est se souvenir d’une amie qui regrettait que sa fille mouillât à l’occasion sa culotte, mais qui appréciait que celle-ci se rachetât par sa capacité à utiliser le subjonctif. Et lui donner raison.

C’est se demander, en lisant le Devoir du 9 décembre 2010, ce que c’est que jouer du «hockey structuré». Et le savoir à peu près.

C’est lire Be-bop de Christian Gailly et s’arrêter sur l’expression «autobus à soufflet» (p. 122). Et ne pas savoir comment soi-même on appellerait ce type de véhicule.

C’est découvrir que le département parisien de Seine-Saint-Denis — le 93 — s’appelle aussi le «Neuf cube». Et se réjouir de cette invention.

C’est recevoir une invitation à un colloque intitulé «Pour un meilleur balisage du cheminement étudiant aux études supérieures : le Plan d’études» (Faculté des études supérieures et postdoctorales, Université de Montréal). Et s’interroger sur la nature de ce «cheminement» qui aurait besoin de «balisage».

C’est s’arrêter sur la phrase suivante de Marie-Pascale Huglo dans la Respiration du monde : «Les escargots me sont complètement sortis de la cervelle, et pourtant, certains jours, il fallait se la creuser pour trouver un menu qui satisfasse les clients…» (p. 161). Et ignorer ce que serait le nom de la figure de style utilisant à la fois le mot «cervelle» et le pronom «la».

C’est apprendre qu’un de ses neveux est en train de «se construire». Et noter tout de suite cette apocope syntaxique («se construire» mis pour «se construire une maison»).

C’est recopier la phrase «Le monde sont extrêmes». Et ne pas s’étonner de ce pluriel.

C’est retrouver un papier sur lequel on a noté qu’à Trinidad, quand on est abandonné par l’être cher, on «suffer tabanka». Et constater qu’on traîne ce papier depuis un quart de siècle.

C’est, enfin et surtout, essayer de ne jamais se départir du «sourire intérieur du lexicographe» dont parle Éric Chevillard dans Oreille rouge (p. 30). Et se dire que c’est parfois plus difficile qu’il n’y paraît.

P.-S. — Cette entrée est la 500e de l’Oreille tendue.

 

[Complément du 10 décembre 2020]

À côté de se construire, il y a se bâtir, ainsi qu’on peut le voir chez Alexie Morin dans Ouvrir son cœur : «À Windsor, pour montrer que tu as réussi, tu te construis une maison. On appelle ça se bâtir. Mes parents se sont bâtis au début de la trentaine, en 1992» (éd. de 2020, p. 32).

 

[Complément du 30 août 2022]

En matière de construction, il n’est pas indispensable d’être soi-même bricoleur : on peut se faire construire, ainsi qu’on le voit dans un article de la Presse+ du jour.

 

[Complément du 17 juillet 2023]

C’est logique : on peut aussi se faire bâtir (Michel Jean, Kukum, p. 152).

 

Références

Chevillard, Éric, Oreille rouge, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2007, 158 p. Édition originale : 2005.

Gailly, Christian, Be-bop, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 18, 2002, 158 p. Suivi de le Swing Gailly par Jean-Noël Pancrazi. Édition originale : 1995.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Jean, Michel, Kukum, Montréal, Libre expression 2019, 222 p.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Pauvres Anglo-Saxons

Le débat fait rage, par exemple dans les pages du New York Times : faut-il remplacer le mot nigger par autre chose dans les nouvelles éditions des Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain ? C’est ce que propose de faire la maison NewSouth Books, qui préfère slave à nigger. Certains ont les oreilles plus sensibles que d’autres.

On n’ose pas imaginer leur réaction devant un titre comme celui du premier roman de Mauricio Segura, Côte-des-Nègres (1998).

(En anglais, Côte-des-Nègres vient de paraître sous le titre Black Alley, mais ce n’est pas pour cause de pudibonderie. Il s’agit plutôt de la difficulté à rendre en anglais le jeu de mots sur Côte-des-Neiges, cette artère montréalaise qui traverse le quartier, du même nom, où se déroule le roman de Segura.)

Ceci n’est pas une rétrospective

Tout un chacun le sait : l’Oreille tendue n’aime pas les rétrospectives — du millénaire, du siècle, de la décennie, de l’année, du mois, du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde.

Elle n’est pas du genre à annoncer, le 15 novembre, que le mot de l’année, aux États-Unis, selon Oxford University Press, est un palinisme, le verbe refudiate.

Elle n’est donc pas, non plus, du genre à élire son mot de l’année.

Si elle s’intéresse au mot curator, c’est qu’il s’inscrit dans une jolie série de mots en c- qui caractérisent l’époque : commémoration, conspiration, communauté, génération C, corruption. (Les quatre premiers sont décrits ici; le dernier, au Québec, est sur toutes les lèvres.)

Curator (curation, to curate) désigne celui qui se donne pour mission de rassembler et de conserver, en un lieu du Web, tout ce qui nourrit sa passion. Un exemple, parmi des millions : la page Wikipédia consacrée aux éléments, matériaux, isotopes et particules atomiques inventés.

Le signe que le mot est à la mode ? On commence à déplorer son usage. C’était le cas, sur Twitter, le 23 décembre, de Susan Orlean, du New Yorker : «I am sick and tired of everything being “curated”. #thatisall

On en est là.

Récit de voyage

Engagez-vous, qu’ils disaient. Vous entendrez du pays, qu’ils disaient. L’Oreille s’est engagée et elle a entendu.

Pizzeria, rue du Maine, Paris. La pizza et le vin rouge de l’Oreille font un repas correct. Son voisin, qui a pris la même chose, parle de «booster calorique».

Sur une camionnette, quai des Grands-Augustins, Paris : «Lutte raisonnée contre les nuisibles.» Vaste programme.

Dans un amphi universitaire, Université Paul-Verlaine, Metz, un adverbe inconnu de l’Oreille, mais plus maintenant, et joli : «moultement». (Il y avait aussi «mono-écranique» et «angler» [un article de journal]. Elle est moins séduite.)

Pendant une conférence, au Centre Pompidou-Metz, l’expression «fond d’écran», pour désigner ce qu’on appelait autrefois «air du temps». Cette expression ne serait plus dans l’air du temps.

Dans le même amphi que tout à l’heure, à un autre moment, découverte de l’existence, il y a plusieurs années, d’une Commission du vocabulaire, à l’Union des journalistes de sport en France. Sa mission ? Chasser le cliché. L’Oreille tendue aurait voulu en être.

Toujours le même amphi, découverte d’un nouveau sport, le «beach rugby» (en français dans le texte). L’Oreille ne voudrait pas en être.

Restaurant messin. La maison nous offre à boire quelque chose en apéro : c’est blanc, inconnu de tous, mauvais. «Improbable», dit un collègue pour caractériser le goût. À retenir : ça peut servir.

Publicité dans le métro parisien : «Speak Wall Street English.» Voilà une variété linguistique que l’Oreille ne connaissait pas.

Rue Vaugirard, à Paris, elle reçoit une leçon de traduction. Soit le panneau suivant :

Annonce de petit déjeuner, Paris, 2010

Si le «petit-déjeuner» n’est pas le «breakfast» — bien que les deux mots soient synonymes —, est-ce parce que l’anglais de ce restaurant viendrait de Wall Street ?

Rue de Rennes, Paris : croisé un homme avec un sac rouge d’une boutique appelée L’œil écoute. Le propriétaire de celle-ci accepterait-il de commanditer — de «sponsoriser» — ce blogue ? (Ça tombe bien : c’est peut-être une librairie.)