Il y a longtemps que nous quittons

Vendredi dernier, l’Oreille tendue déplorait le fait que les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — aient échangé Lars Eller et que le Réseau des sports (RDS) ait annoncé l’échange en utilisant le verbe quitter sans complément d’objet direct.

Cet emploi — Eller quitte — est une vieille phobie de l’Oreille : voir deux des livres qu’elle a cosignés avec Pierre Popovic, le Village québécois d’aujourd’hui (2001) et Dictionnaire québécois instantané (2004); voir aussi la rubrique de ce blogue qui est consacrée à ce verbe (38 textes au compteur). Elle sait que c’est une bataille perdue d’avance : ça ne va pas changer.

Dans le Devoir de samedi-dimanche, Simon Durivage, «Journaliste à la retraite», signe un texte d’opinion dans lequel il s’en prend à cet usage :

Pourquoi avons-nous aussi décidé au Québec, depuis quatre ou cinq ans, que le verbe quitter peut s’employer sans complément ? En français, on quitte quelque chose ou quelqu’un, mais on ne quitte pas tout court. Je pars, alors, serait plus juste. Écoutez-nous, écoutez nos reporters, vos collègues de travail, vos amis : «Je quitte à cinq heures». Ou tout bonnement : «Je quitte…»Pourquoi avons-nous tant de difficulté avec le genre des mots ?», 25-26 juin 2016, p. B4)

Oui, la tournure doit être dénoncée. (Merci.)

Non, nous n’avons pas décidé cela «depuis quatre ou cinq ans». L’Oreille se souvient très bien de la première fois qu’elle a entendu quitter sans complément d’objet : c’était il y a… quarante ans. Cela étant, il est vrai que cette façon de parler est devenue omniprésente, mais, à vue d’Oreille, depuis au moins quinze ans.

P.-S. — Cet usage était courant au XVIIIe siècle ? Oui, bien sûr.

 

[Complément du 3 juillet 2016]

Dans le Devoir du 30 juin, sous le titre «Aimer la langue, oui, mais aussi son histoire», la linguiste Nadine Vincent répond à Simon Durivage (p. A7). S’agissant de quitter, elle lui fait remarquer trois choses. Citation de Mme de Staël à l’appui, elle rappelle que l’usage absolu de ce verbe est ancien; c’est incontestable. Elle indique, mais sans le démontrer, que ce n’est pas propre au Québec. Enfin, elle écrit que cet emploi «appartient aujourd’hui au registre familier». Les exemples relevés au fil des ans au Québec par l’Oreille tendue prouvent que ce n’est pas le cas : cette façon d’utiliser quitter est maintenant commune dans les médias et dans la langue politique; on est bien au-delà du «registre familier».

 

[Complément du 3 juillet 2016]

«Je quitte à cinq heures» : cela est «bien attesté en Belgique», confirme le collège @MichelFrancard.

 

Références

Melançon, Benoît et Pierre Popovic, le Village québécois d’aujourd’hui. Glossaire, Montréal, Fides, 2001, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Le zeugme du dimanche matin et de Lesage

Alain-René Lesage, les Avantures de Monsieur Robert Chevalier, éd. de 2018, couverture

«Il prit si bien sa route & son temps que nous nous avançâmes jusqu’à l’entrée du Faubourg sans être découverts.»

Alain-René Lesage, les Avantures de Monsieur Robert Chevalier, dit de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la nouvelle France, Paris, Étienne Ganeau, 1732, t. II, p. 329.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Pierre Pachet

Pierre Pachet, les Baromètres de l’âme, 1990, couverture

En 1995, l’Oreille tendue pilotait un numéro de la revue Littérales (Université de Paris X-Nanterre) intitulé «L’invention de l’intimité au Siècle des lumières».

Elle avait lu et fort apprécié, quelques années plus tôt, le livre les Baromètres de l’âme (1990) de Pierre Pachet. Elle a lui donc demandé un article, que celui-ci a accepté de lui donner, même s’ils ne se connaissaient pas. Cela s’est appelé «Vers une sténographie de l’intime. Entre Fénelon et Constant : Karl Philipp Moritz».

Pierre Pachet, né en 1937, est mort aujourd’hui.

 

Références

Pachet, Pierre, les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hatier, coll. «Brèves Littérature», 1990, liv/140 p. Ill. Éditions revues et augmentées : Paris, Hachette, coll. «Pluriel», 1015, 2001, 187 p.; Paris, le Bruit du temps, 2015, 164 p.

Pachet, Pierre, «Vers une sténographie de l’intime. Entre Fénelon et Constant : Karl Philipp Moritz», Littérales, 17, 1995, p. 41-56. Revue publiée par l’Université Paris X-Nanterre.

Du théâtre à la fiscalité

L’Oreille tendue connaissait déjà la théâtrale : au XVIIIe siècle, Palissot disait du Fils naturel, le drame bourgeois de Diderot, que c’était une «sodomie théâtrale» (le Neveu de Rameau, éd. Fabre 1977, p. LXXI).

Sous la plume d’Yves Boisvert, dans la Presse+, elle (re)découvre, s’agissant de course automobile, la fiscale : «Et allez hop ! on est partis pour une autre ronde de sodomie fiscale dans la joie et l’allégresse» (10 juin 2016).

De 2003 à aujourd’hui, le journaliste en distingue deux types.

Celle qui est imposée : «Alors on se prépare pour une autre séance de sodomie fiscale non consentante, mesdames et messieurs» (17 juin 2016); «Je suis contre la sodomie fiscale forcée que nous propose en souriant un vieillard qui s’en met plein les poches» (13 octobre 2003).

Celle qui est acceptée : «C’est néanmoins, j’en conviens tout à fait, une forme de sodomie fiscale consentante assez répugnante que pratique Bernie Ecclestone» (15 septembre 2010).

De quelle catégorie relève celle de Diderot / Palissot ? On ne le sait pas.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille parle de F1.

 

[Complément du 26 octobre 2016]

Grâce à Claro, l’Oreille découvre, s’agissant d’un roman d’Alexandre Jardin, les Nouveaux Amants, «19 € (non remboursables)», la «sodomie syntaxique».

 

Référence

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau, Genève, Droz, coll. «Textes littéraires français», 37, 1977, xcv/329 p. Édition critique avec notes et lexique par Jean Fabre.